Il a fait de la discrétion et de la retenue ses principaux atouts. Natif de Constantine il y a 64 ans, Abdelmalek Sellal est fortement enraciné dans la culture populaire qui imprègne la vie quotidienne de la capitale de l’Est algérien. Il vient d’être plébiscité « homme de l’année 2012 » par le site algérien Almanach, pour la qualité de ses rapports avec les médias, la souplesse de ses méthodes, sa disponibilité, son optimisme, son sens de l’humour, ainsi que pour son art de détendre l’atmosphère en temps de crise et de décrisper ses interlocuteurs pour établir avec eux le dialogue. Tout récemment encore, volant au secours d’un jeune marchand de légumes ému, qui cherchait ses mots pour remercier chacun des responsables lui ayant fait bénéficier d’un carreau sur un marché public, il a coupé court à ses tourments en lui demandant : « Remercie-les donc en gros, ça ira. » L’invitation inattendue a provoqué l’hilarité générale et mis fin au calvaire du jeune homme.
Homme de dossiers, Abdelmalek Sellal est aussi un homme d’écoute et de terrain qui ne demande qu’à s’informer avant de s’engager. Il l’a montré tout au long d’une longue carrière au service de l’État dans la préfectorale et dans divers ministères. Le dernier en date, celui des Ressources en eau, a vu passer l’Algérie de la pénurie chronique d’eau potable dans les villes, qui atteignait un pic insupportable durant les grandes chaleurs de la saison estivale, à l’autosuffisance. « C’est une force tranquille », disent ses collaborateurs qui l’ont suivi arpentant les chantiers à travers le territoire national. C’est aussi un communicateur adroit et précis. Son arrivée aux manettes à la tête du gouvernement, en septembre dernier, n’a surpris personne.
Avec quelle feuille de route ? Celle qui lui a été fixée par le chef de l’État, le président Abdelaziz Bouteflika : poursuivre les réformes économiques et sociales engagées depuis près de quinze ans, relancer les chantiers en souffrance, définir une stratégie de réindustrialisation du pays et donner plus de flexibilité à l’économie. Tout cela en gardant le cap fixé en 2009, qui redonne à l’État son rôle de régulateur et d’arbitre en dernier ressort face à un capital national et étranger n’ayant de cesse de vouloir l’en dessaisir et l’affaiblir.
Le plan d’action qu’Abdelmalek Sellal a présenté à l’Assemblée nationale s’articule autour d’une meilleure gouvernance, de l’amélioration du quotidien des gens par la réhabilitation, la rénovation et le renforcement du service public, la lutte contre les fléaux sociaux (drogue, délinquance juvénile) et le terrorisme, ainsi que la moralisation de la vie publique en mettant en œuvre des instruments juridiques et financiers de lutte contre la corruption. Il doit mener à bien la mise en œuvre, d’ici à 2014, d’un programme d’investissements colossal de 286 milliards de dollars, pour l’essentiel des investissements nouveaux (64 %, soit 156 milliards de dollars), mais dont une partie concerne un reliquat du précédent quinquennat encore à réaliser (46 %, 130 milliards de dollars). Du pain sur la planche à un peu plus d’un an d’une élection présidentielle qui doit marquer un nouveau tournant dans la vie institutionnelle et politique du pays.
Abdelmalek Sellal s’est engagé devant la représentation nationale à « sortir des chemins battus pour une réelle prise en charge des préoccupations » du plus grand nombre, à « passer à la vitesse supérieure dans la réalisation des projets inscrits » et à « faire prévaloir le civisme et le dialogue » dans les relations entre l’administration et les citoyens. Il a conclu ainsi : « Je m’engage devant tous les citoyens, comme je l’ai fait devant le président de la République, à travailler avec honnêteté et dévouement au mieux des intérêts du peuple, car l’Algérie est capable de donner beaucoup plus à ses enfants, et c’est la mission dont m’a chargée le président de la République. J’invite tous les citoyens à placer leur confiance en nous et à nous accorder une chance pour pouvoir poursuivre le travail, et nous leur affirmons, de notre côté, que nous ne ménagerons aucun effort pour être à la hauteur de cette confiance et de celle dont nous a investi le président de la République. » Depuis, il a pris le chemin qu’il s’est tracé. La presse algérienne, qui a la dent dure avec les responsables de son pays, l’épargne de ses critiques.
Le premier ministre ne s’attendait sans doute pas à subir son baptême du feu en politique étrangère en gérant, au pied levé et dans des conditions dramatiques, les réactions parfois courroucées des partenaires de l’Algérie à la suite de la prise d’otages d’Al-Qaïda sur le site gazier d’In Amenas, à la frontière algéro-libyenne, qui a fait trente-sept morts parmi des techniciens étrangers. Selon des diplomates européens en Algérie, Abdelmalek Sellal a fait preuve, dans ses contacts avec les chancelleries concernées, à la fois de compassion pour les familles endeuillées et d’extrême fermeté dans la défense de la stratégie adoptée par l’armée algérienne. Il s’agissait d’épargner le maximum de vies humaines et de préserver le site gazier comptant parmi les plus importants du réseau algérien d’hydrocarbures, menacé d’explosion. En suivant une conduite qui se résume en quelques mots : pas de négociation avec les terroristes, pas de rançon, aucun ne bénéficie politique pour les agresseurs, qui n’ont le choix qu’entre la reddition sans condition ou la mort. Dans l’exercice délicat de communication organisé sur le site sinistré à l’intention de journalistes venus de plusieurs capitales étrangères, le premier ministre s’est très bien tiré d’affaire, ne se laissant pas démonter par des questions posées parfois sciemment pour le provoquer. Il a réussi à dissiper l’incompréhension qui menaçait de s’installer sans perdre à aucun moment son sang-froid. Du coup, on a vu la pression exercée sur Alger retomber de plusieurs crans en quelques jours, et les témoignages de reconnaissance affluer.
Ainsi, le premier ministre britannique, David Cameron, monté d’abord en première ligne contre l’option sécuritaire d’Alger avant d’être recadré par ses ministres des Affaires étrangères et de la Défense, est rapidement revenu de son premier jugement précipité sous le coup de l’émotion. Dédouanant Alger, il a estimé que l’entière responsabilité du dénouement sanglant de la prise d’otages incombait aux preneurs d’otages. « Quand vous devez faire face à un acte terroriste de cette ampleur, avec une trentaine de terroristes impliqués, il est extrêmement difficile d’y répondre et d’être bon sur toute la ligne », a-t-il reconnu. Premier chef de gouvernement britannique à se rendre à Alger depuis 1962, deux semaines après l’attaque terroriste d’In Amenas, Cameron a été reçu par le président Abdelaziz Bouteflika, avec lequel il a scellé un partenariat de sécurité entre les deux pays pour mieux lutter contre les menaces terroristes. « Lorsque le terrorisme se développe dans différentes régions du monde, il atteint nos peuples et nos intérêts non seulement dans ces régions, mais également dans notre pays. Et dans la mesure où cette menace grandit, nous ne devons pas l’ignorer. Nous devons travailler en partenariat pour la combattre », a-t-il déclaré lors d’une conférence de presse à la fin de son séjour.
Les premières rencontres d’experts algériens et britanniques pour échanger des informations sur la sécurité des frontières, la sécurité aérienne et la lutte contre les menaces visant la stabilité de l’Afrique du Nord devraient se tenir dans les tout prochains mois. Au passage, David Cameron a validé la stratégie algérienne au Mali, fondée sur la fermeté sécuritaire et le dialogue politique. « Nous avons retenu les leçons du passé : ces problèmes ne peuvent être traités seulement par des moyens militaires ou de sécurité. Il nous faut combiner une réponse sécuritaire forte, mais également travailler avec nos partenaires internationaux, utiliser notre diplomatie, notre budget d’aide, utiliser tous les moyens à notre disposition – y compris tenter de trouver un règlement politique à certaines revendications sous-jacentes dont profitent les terroristes », a-t-il déclaré, à la grande satisfaction d’Alger qui n’a pas cessé de mettre en garde contre les options sécuritaires pures au Mali.
Tandis qu’à Paris François Hollande et son ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, se félicitaient que l’armée algérienne ait « employé les moyens appropriés » pour mettre en échec le raid terroriste sauvage, Cameron ouvrait un chassé-croisé qui se poursuivra plusieurs jours de suite dans la capitale algérienne. Il a vu passer notamment le Russe Serguei Lavrov, le Belge Didier Reynders et l’Allemand Philipp Rössler, tous venus apporter leur soutien à Alger dans sa lutte contre le terrorisme et réaffirmer leur disponibilité à poursuivre les partenariats économiques noués ces dernières années. « Je suis un peu heurté lorsqu’on a l’impression que ce sont les Algériens qui sont mis en cause alors qu’ils ont dû répliquer à des terroristes. Il n’y a aucune impunité pour les terroristes et il n’y en aura pas […] Face au terrorisme, il faut être implacable », a dit Fabius.
Japonais et Norvégiens, qui comptent plusieurs victimes parmi leurs ressortissants, ont au final adopté la même position. Ils ont compris que l’Algérie, cernée sur ses frontières par des groupes armés rendus disponibles par la chute de Mouammar el-Kadhafi en Libye et celle de Zine el-Abidine Ben Ali en Tunisie, ne pouvait manifester aucun signe de faiblesse, ni laisser aucun espoir aux terroristes. Onze Tunisiens faisaient partie du commando d’In Amenas. Ils ont été poussés au djihad par des prédicateurs salafistes d’obédience wahhabite, endoctrinés au Qatar et en Arabie Saoudite, qui occupent plusieurs dizaines de mosquées en Tunisie depuis le renversement du régime de Ben Ali. Tout en veillant à l’étanchéité de ses longues frontières avec les pays voisins au sud, Alger a refusé de se laisser entraîner dans la guerre du Mali en y envoyant des troupes algériennes ou en recevant sur son sol des troupes belligérantes.
L’épisode dramatique d’In Amenas n’a pas paralysé l’activité nationale, comme le souhaitaient les agresseurs pour « ajouter la crise à la crise », selon une tactique établie. « Pour les terroristes ce fut un échec stratégique », estiment les experts de la lutte antiterroriste. En dépit de la gravité des enjeux, les Algériens ont continué à vaquer à leurs occupations avec un sang-froid remarquable.
Dans le domaine financier et bancaire longtemps alourdi par les créances douteuses et des méthodes incertaines d’évaluation des risques, le gouvernement a pris plusieurs mesures pour retisser les liens distendus entre les banques et les entreprises. Il cherche ainsi à surmonter un véritable paradoxe : les banques croulent sous les liquidités (40 milliards de dollars, selon une évaluation de la profession) alors que les entreprises, faute de crédits, doivent se financer sur fonds propres ou en puisant dans l’abondante épargne du secteur informel ! Les banques publiques ont donc reçu pour instruction de faciliter l’accès au crédit des petites et moyennes entreprises (PME), viviers de l’emploi, et de rééchelonner les dettes de celles qui font face à des difficultés, en prenant en charge les pénalités de retard. Un ballon d’oxygène, dont les autorités attendent en contrepartie une stimulation de l’embauche, en particulier des chômeurs diplômés, et un coup de fouet à la croissance.
Elles seraient prêtes à aller plus loin en ouvrant à nouveau le crédit à la consommation, mais uniquement pour l’achat de produits fabriqués sur place. Dans la foulée, le premier ministre a ordonné de serrer la vis aux importations de véhicules de tourisme, qui ont crevé le plafond en 2012, à près de 500 000 voitures vendues sur le territoire national.
Abdelmalek Sellal s’est aussi attaqué à un autre chantier, celui de l’informel et du marché noir, qui a un double visage. Débouché pour les jeunes désœuvrés en attente d’un emploi, il représente aussi une menace pour les commerçants en règle, dont la clientèle est détournée, et un manque à gagner considérable pour le fisc. Il est aussi le repaire de « pègres » multiformes. Les activités de l’informel contrôlent 40 % de la masse monétaire en circulation et 65 % des marchés des produits de première nécessité : fruits et légumes, viande rouge et blanche, poisson, et à travers des importations sauvages, le textile, les cosmétiques et le cuir. Le marché noir, c’est aussi environ 50 % des emplois de service. Les gouvernements successifs s’y sont cassé les dents en privilégiant la répression. Car au jeu du chat et de la souris, ce sont les vendeurs à la sauvette qui gagnent à tous les coups : chassés d’un coin, ils s’installent ailleurs en attendant une prochaine descente de police, qu’ils ont appris à prévenir en mettant des guetteurs aux points névralgiques.
Adoptant une nouvelle démarche, le gouvernement Sellal a décidé de construire des marchés publics pour y regrouper ces jeunes vendeurs, les régulariser et leur inspirer confiance. Un programme de construction de marchés publics (322 sur le territoire national) a été confié à une entreprise publique. La répartition des carreaux se fera au niveau local, selon des critères précis qui seront établis en concertation avec les élus.
Malgré les efforts accomplis ces dix dernières années, le logement reste un point noir. L’offre peine à rattraper la demande elle-même en croissance exponentielle. Aux facteurs démographiques, se sont ajoutés l’exode rural et l’urbanisation rapide, et sans doute aussi le jeu pervers des opérateurs et de la spéculation sur un marché très tendu. L’urgence pour le gouvernement est de relancer les chantiers à l’arrêt, faute de promoteurs ou faute de matériaux, afin de réaliser le 1,5 million de logements dont l’achèvement est prévu pour 2014. Le programme accuse un retard important. La mission a été confiée au ministre de l’Habitat Abdelmajid Tebboun, dont la nomination a été très bien accueillie par les professionnels du secteur. Il a décidé de rétablir toutes les formules d’acquisition prévues et de faire appel pour la réalisation, s’il le faut, à des entreprises européennes (France, Espagne, Italie, Portugal), en plus des entreprises algériennes et chinoises.
Abdelmalek Sellal veut en même temps donner un coup d’arrêt à la prolifération des hideuses cités-dortoirs, devenues par la force de la routine la « norme » urbanistique du pays. Les villes nouvelles doivent avoir des espaces culturels et des lieux de convivialité et être rattachées aux zones urbaines voisines par un réseau de transport rapide, sûr et confortable. C’était depuis des années le souhait du chef de l’État qui voulait que l’on en finisse avec la marginalisation de ces cités, génératrice de frustration pour ses résidents – en particulier les jeunes qui se sentent abandonnés.
La « grande affaire » du gouvernement Sellal reste cependant la mise en place des jalons d’une réindustrialisation que tout le monde estime désormais indispensable pour redonner espoir aux jeunes en quête d’emploi. Les colloques se sont multipliés ces dernières années afin de définir la stratégie la plus efficace pour relever le secteur industriel. Le dernier en date a permis une concertation approfondie entre les opérateurs publics et privés, la centrale syndicale nationale (UGTA) et les responsables du secteur au niveau de l’État. Placée en tête des priorités dans les années 1970, l’industrie ne représente plus, quarante ans après, qu’à peine 5 % du PIB. Victime d’un brusque changement de cap dans les années 1980, l’appareil industriel public, installé à grand renfort d’investissements, a été progressivement démantelé, laissant sur le carreau des dizaines de milliers de travailleurs.
Dans un premier temps, quelque 350 milliards de dinars ont été réservés à la remise à niveau de ces entreprises sinistrées. Les entreprises publiques seront privilégiées pour l’octroi des marchés publics. Mais il en faudra sans doute beaucoup plus pour redonner son lustre à ce secteur et le réorienter dans la chaîne de valeur en fonction de la mondialisation à laquelle aucun pays ne peut plus échapper. Certains plaident pour une réallocation des ressources de l’État entre consommation, qui évolue à un taux élevé actuellement, et investissements industriels, dont le taux reste faible relativement. C’est l’objet des analyses et de la réflexion en cours.
Allant à contre-courant d’une opinion devenue courante, le premier ministre a par ailleurs réaffirmé avec force la place des hydrocarbures (pétrole et gaz) dans le développement de l’Algérie. Il s’agit d’en accroître la production (elle a baissé de 5 % à 6 % depuis 2005) et de préserver le pouvoir d’achat sur un marché international volatil, tout en préparant « l’après-pétrole ». Poumon de l’économie nationale, la compagnie nationale d’hydrocarbures Sonatrach pourvoit à l’essentiel des recettes extérieures du pays. La fiscalité pétrolière irrigue le budget et, à travers lui, de grands pans de l’économie nationale. Les hydrocarbures représentent 36 % du PIB. Selon des calculs experts, Sonatrach a engrangé entre 2000 et 2012 quelque 600 milliards de dollars, dont une grande partie est allée à l’investissement, et 200 milliards de dollars ont été mis en réserve après le remboursement de pratiquement la totalité de la dette extérieure du pays contractée dans les années 1980-1990.
L’Algérie qui détient 2,5 % des réserves mondiales prouvées de gaz naturel et 1,5 % des réserves prouvées de pétrole, veut relancer la prospection – deux tiers du territoire national sont encore vierges, en plus de l’offshore –, améliorer le rendement des puits, s’engager à terme dans la production d’hydrocarbures non conventionnels (gaz et pétrole de schiste) et promouvoir les énergies renouvelables (solaire et éolien), selon un mix énergétique – incluant aussi l’électricité – qui reste à peaufiner. Il s’agit à la fois de couvrir les besoins nationaux en croissance continue – le pays comptera 50 millions d’habitants sous peu et sa consommation augmente de 15 % par an – et d’honorer les contrats de vente à l’étranger (97 % des exportations du pays).
Plusieurs amendements ont été apportés en janvier à la loi sur les hydrocarbures pour soutenir cette stratégie offensive et améliorer l’attractivité du pays aux yeux des investisseurs étrangers. Les modifications portent essentiellement sur le régime fiscal, alors que Sonatrach, le bras de l’État dans les hydrocarbures, restera majoritaire dans les partenariats à venir et gardera un rôle exclusif dans le transport par canalisation.
De nouvelles dispositions spécifiques à l’exploration des gaz et pétrole non conventionnel ont été par ailleurs introduites dans la nouvelle loi. Selon les estimations, les réserves algériennes de gaz de schiste représenteraient près de 17 000 milliards de mètres cubes, c’est-à-dire quatre à cinq fois les réserves conventionnelles actuelles du pays. Si elle a mis en émoi les écologistes, cette perspective a enthousiasmé les professionnels des hydrocarbures. Le premier ministre a su rassurer les uns en mettant en exergue toutes les garanties environnementales dont il compte entourer tout projet dans ce domaine, et rappeler les autres aux principes de réalité. L’Algérie ne sera pas l’eldorado d’une prospection sauvage.