Écartée des violences du premier conflit mondial, Alexandrie d’Egypte n’en a pas moins subi ses déchirements. Les chemins qu’elle empruntera ensuite en porteront la marque. Un livre passionnant(*) dévoile des lambeaux d’une histoire peu connue.
Tandis que se déchainaient des combats qui découpaient selon des lignes de tranchées la majeure partie de l’Europe et du Proche-Orient, celle qui s’auto-qualifie de « Perle de la Méditerranée », n’en avait pas moins vécu dans sa chair de nombreux affres de la Grande Boucherie. Son isolement loin des opérations militaires visant le canal de Suez, dont la protégeait le vaste Delta du Nil, l’a transformée en base arrière des Alliés. En dépit du rattachement théorique de l’Egypte à l’empire Ottoman, la force d’occupation britannique, présente dans le pays depuis 1882, y avait détrôné le souverain en titre, le remplaçant par un vieillard à sa botte. Devenu un énorme navire-hôpital amarré sur la côte, la ville servit aussi de port d’attache, d’entrepôt et de centre de commandement pour la désastreuse offensive anglo-française dans les Dardanelles. A cela s’ajoute la centralité de cet emplacement qui, du fond du sinus méditerranéen contrôlait les passages entre les zones de conflits européens et les possessions coloniales en Asie et en Afrique orientale. Bref cette position stratégique s’avérait précieuse dans la poursuite de la guerre.
La cité qui fut au centre de ce colossal remue-ménage abritait ne 1914 une active population cosmopolite. S’y côtoyaient, dans un Tohu-bohu de races, de langues, de cultures et de religions, des résidents venus d’Europe, d’Asie et d’Afrique. L’évolution de la ville, le ressenti de ses habitants, l’interférence avec la massive arrivée des militaires étrangers, les réactions de ces derniers et plus généralement le nouveau rythme de vie imposé par les évolutions de la guerre constituent un véritable kaléidoscope. Afin d’en explorer les multiples facettes, parfois paradoxale, une vaste équipe de chercheurs de haute volée, animée par le charismatique Jean-Yves Empereur, fondateur du Centre d’Etudes Alexandrines (CEAlex) et découvreur des fragments soif-marins de l’antique Phare d’Alexandrie, s’est attelée à exhumer des souvenirs et des traces de ce passé centenaire.
Le résultat est saisissant. En près d’un demi-millier de pages, cette pléiade d’une vingtaine de spécialistes chevronnés, parvient à nous ramener un siècle en arrière. Chacune de ces contributions mérite le détour, d’autant plus que leurs auteurs y éclairent successivement plusieurs aspects de ces évènements. Documents d’archives, vieilles photos à foison (dont certaines sont reproduites dans cet article), plans schémas, croquis et cartes, correspondances oubliées, tableaux récapitulatifs, accompagnent près d’une trentaine d’articles rigoureux et de surcroît agréable à lire. Il y en a pour tous les goûts et toutes les curiosités. Evidemment pour déborder au-delà de cet ouvrage qui constitue désormais une référence incontournable, une très riche bibliographie, remontant souvent à des sources originales, et des références sur internet, en constante réactualisation, proposent de nouvelles pistes aux chercheurs.
D’entrée de jeu, le directeur de l’édition croque avec brio la situation à la veille de la guerre. On voit alors accourir des masses de combattants venus de tous les horizons depuis les Empires Britannique et français. Troupes coloniales nord-africaines et tirailleurs de l’Ouest de ce continent se bousculent pour la France, à côté de ses propres nationaux. En même temps, débarquent les soldats de l’ANZAC (Australie, Nouvelle-Zélande, Afrique australe et Canada) accompagnés de supplétifs Indiens, tous au service de sa Majesté Impériale et Royale. Cette chair à canon ira user sa jeunesse sur les imprenables fortifications de Gallipoli. Chapeautant ces hommes, s’installent des Etats-Majors chamarrés et souvent incompétents, si ce n’est irresponsables. Au large croisent de puissantes flottes alliées.
Face à ce déferlement, les indolents Alexandrins font le dos rond ou se résignent. C’est en particulier le cas des nationaux de l’Entente : Allemands, Austro-hongrois et Ottomans. Si ces deux premiers groupes de citoyens de la ville sont mis en camps, la définition des troisièmes pose problème : l’Egypte ne fait-elle pas formellement partie des possessions de Constantinople ? Désireux de tenir la situation bien en main, les nouveaux venus expulsent ou repoussent les fellahs venus du Delta à la recherche de travail. Simultanément, à partir du déclenchement de l’offensive sur les Détroits, s’accentue encore plus l’affluence les troupes occupantes, au fil des opérations de ravitaillement et celles de retour des blessés et de la rotation des unités.
Avec l’arrivée des navires-hôpitaux, la ville se couvre de mille centres de soins, que dépeint Cécile Shaaban. Ils se superposent et envahissent l’agglomération jusqu’alors essentiellement marchande. S’y multiplient alors les blessés échappés des massacres en cours. En soins intensifs, en rétablissement ou en fin de vie, ces militaires retrouvent un havre de tranquillité provisoire, entre deux combats, ou définitif, en peuplant les cimetières militaires. Parallèlement, s’installent des camps de prisonnier, oubliés de l’histoire, mais tout autant victimes du destin.
Le parcours de ces nombreux champs de morts qui parsèment Alexandrie, auxquels nous convient plusieurs présentations de Jean-Yves Empereur, constitue une plongée dans le destin tragique de ses occupants. Ces sépultures et les monuments commémoratifs, souvent oubliées, invitent au recueillement, et racontent la vanité des ambitions et des illusions humaines. Ces tombes distinguent les morts selon leur pays d’origine, leur religion et leur camp, mêlant pourtant parfois dans un même lieu des adversaires que la guerre avait pourtant séparés, comme le dévoile la brillante description de l’ensemble funéraire ottoman par Farouk Bilici. Et puis, on découvre d’attachants destins individuels. Tel celui de cette jeune Belge, évoquée par Jean-Philippe Girard, venue aux côtés de son époux Anglais envoyé sous les armes en Egypte. Elle en mourra de maladie, tandis qu’il lui survivra. Il y a aussi les Nombreux Alexandrins de naissance, appelés sous les armes par la France ou engagés volontaires par amour pour ce pays, qui perdront la vie sur les fronts français. Une liste, largement exhaustive de ces malheureux arrachés à leur univers naturel a été remarquablement établie par Nicole Garnier. On relève parmi tant d’autres un Mazloum bey et un Comte Zizinia. Deux noms familiers aux vieux Alexandrins.
La multiplicité des angles d’attaque, à partir desquels le conflit est observé dans ce passionnant ouvrage en permet autant de lectures que d’approches. On y perçoit comment cette période a été vécue par ses protagonistes, actifs et passifs, quelles en furent les conséquences sur la cité et dans quelle mesure les contrecoups de ces ébranlements ont pu influencer le mouvement wafdiste dont les délégués partirent d’Alexandrie pour représenter l’Egypte à la conférence de la paix de Versailles.
___
(*) Alexandrie dans la première guerre mondiale, sous la direction de Jean-Yves Empereur, CEAlex Alexandrie et Ed. De Boccard Paris, 433 p., 335 illustr. (dont 46 en N&B), 40 €, 2018