Ahmed Ounaïes, ancien ambassadeur à Moscou et ancien ministre des affaires étrangères, au vu de « la montée des émergents » (Chine, Russie, Inde…), s’est assigné la tâche de revisiter l’un de ces pays : la Russie. Dans une analyse approfindie, il nous éclaire sur l’effort de redressement entrepris par la Russie après la transition de dix ans sous l’autorité de Boris Eltsine, sur les forces et faiblesses de ce grand pays… Et, également sur sa « volonté de puissance ou désir d’empire ».
Emna Atallah Soula : Il semble, pour le Moyen Orient, que la crise ukrainienne n’avait pas propulsé la Russie sur le devant de la scène internationale autant que son intervention en Syrie. Quelle est la finalité de cet engagement militaire : être l’acteur majeur, en vue d’un nouvel équilibre des forces au Moyen-Orient ou, plus encore, aspirer à un rôle mondial ?
Ahmed Ounaïes : Les deux conflits présentent, pour la Russie, un enjeu de portée mondiale.
Sur le front du Moyen-Orient, nous avons une coalition militaire composée de la Russie et de trois pays de la région – Iran, Syrie, Irak ainsi que le Hezbollah. La coalition représente un tournant car jamais auparavant les pays de la région n’avaient pu compter sur un soutien militaire autre que les pays occidentaux. Plusieurs conséquences en découlent. Le fait majeur est la surprise stratégique que constitue la nouvelle puissance militaire russe : une technologie et une efficience qui surprennent les puissances occidentales ainsi qu’Israël. En s’engageant, Poutine tenait à montrer la capacité offensive de l’armée russe et à affirmer son caractère compétitif. Les opérations militaires foudroyantes, le déploiement de batteries de défense aérienne en Syrie et en Iran ont équilibré le tableau stratégique au Moyen-Orient et, du même coup, inquiété Israël. L’OTAN et le commandement militaire américain en Europe réalisent qu’ils perdent leur suprématie sur ce théâtre.
Sur le théâtre européen, l’Ukraine constitue le front direct avec l’OTAN et avec les puissances qui n’ont cessé de harceler la Russie depuis l’effondrement de l’Union Soviétique. Il faut mentionner trois ou quatre facteurs essentiels de ce face-à-face. L’Ukraine représente un Etat pivot : le pointlimite de l’expansion de l’OTAN vers les frontières de la Russie. En 1990, Helmut Kohl et François Mitterrand avaient donné leur parole d’honneurà MikhaïlGorbatchev qu’en dehors de l’Allemagne réunifiée, l’OTAN ne s’étendrait pas davantage à l’Est. L’année suivante, l’Union Soviétique implosait. Boris Eltsine constatait avec effroi que l’OTAN déclenchait un mouvement d’extension en direction de l’espace ex-soviétique, mais il n’avait d’autre argument ou document officiel à opposer à l’OTAN que la parole donnée par les deux hommes d’Etat. Si l’Ukraine et la Biélorussie tombent, ce sera la confrontation directe OTAN-Russie.
D’autre part, le déclenchement des révolutions de couleur, comme les appellent les Russes, en Ukraine, Biélorussie et Géorgie. Pour la Russie, ces révolutions n’ont rien de l’aspiration à la démocratie, il s’agit principalement d’installer dans son voisinage immédiat des gouvernements dociles qui minent la sécurité de ce qu’elle appelle l’étranger proche.
Ce déploiement de puissance au M-O vise donc une démonstration de stratégie politique au delà de ce qui se passe dans la région ?
La Russie prend conscience de la fracture à l’intérieur des pays qui avaient signé le Traité de sécurité collective en mai 1992. Ce traité n’était évidemment pas un nouveau pacte de Varsovie, mais un système de défense et de sécurité collective qui comblait un vide stratégique. Or, un certain nombre de pays membres commençaient à décroche. Il s’agit de l’Azerbaïdjan,de la Géorgieet de l’Ouzbékistan. L’OTAN s’efforçait d’attirer la Géorgie. Il y avait donc un danger qui prenait la Russie à revers.Ces pays, auxquels se joignent l’Ukraine et la Moldavie, coordonnent leur action au sein d’un organe fermement soutenu par des pays occidentaux, le GUAM.
Finalement, les Etats-Unis projettent d’installer aux frontières de la Pologne et de la Tchéquieune base de missiles apparemment destinée à neutraliser la menace provenant de l’Iran. Dans ce contexte, la place stratégique de l’Ukraine représente pour la Russieun point limite.
Dernièrement, l’installation de cette base a été annulée…
Il faut reconnaître que ce duel à fleurons mouchetés, qui n’est jamais allé jusqu’à la guerre, entretient un climat de tension. Nous avons une somme de facteurs qui font que l’offensive sur l’Ukraine était attendue et allait constituer une épreuve cruciale pour la Russie et pour l’ordre européen dans son ensemble. La Russie était préparée à l’affrontement politique et militaire. La preuve de cette parfaite préparation, c’est l’opération Crimée qui s’est déployée avec fermeté et fulgurance en quelques jours.
Poutine tient aussi à laver l’humiliation de l’épisode Eltsine ?
Ah oui ! Au tournant du siècle, nous avons vérifié cette résolution sensible dès l’avènement de Poutine comme premier ministre en août 1999. Il y a donc à la fois un sursaut nationaliste, une stratégie de redressement de la Russie et une préparation méthodique aux échéances du duel autour de l’enjeu ukrainien.
Encore à propos de la Syrie, la stratégie occidentale a essuyé des échecs. Ne voyez-vous pas ici l’intervention russe plus pragmatique ? C’est peut-être ce qui explique pourquoi les Occidentaux usent sans retenue des émotions morales, omettant de se souvenir que, dans le temps, Madeleine Albright ne s’était pas embarrassée en déclarant que la mort d’un demi-million d’enfants irakiens « valait le coup » pour se débarrasser de Saddam Hussein.
Deux ou trois exemples significatifs : d’abord l’Occident perd le monopole stratégique au Machrek ; d’autre part, l’OTAN réalise que la base de missiles préconisée aux frontières de la Russie, en Pologne et en Tchéquie, pourraitêtre neutralisée par la nouvelle technologie militaire russe. L’OTAN observe par ailleurs que l’Océan Arctique, la Mer Noire et la Méditerranée Orientale pouvaient à tout moment être rendues inopérantes pour les forces de l’OTAN. De ce fait, le déni d’accès est actuellement débattu dans les cercles militaires pour trouver la parade. Autre conséquence : la guerre indirecte déchaînée par l’Occident contre les Etats du Moyen-Orient était moralement coûteuse : les millions de victimes civiles entre déplacés, réfugiés et migrants, les centaines de milliers de morts, les destructions aveugles… ce cynisme n’était moralement dénoncé en Occident que par le Pape François…
Dans les déclarations occidentales, n’y a-t-il pas une manière de mettre les bâtons dans les roues à une puissance émergente qui combat un ennemi commun, le terrorisme ?
La notion d’ennemi commun n’est pas clarifiée, non plus que le terrorisme : pour l’Occident, ces notions s’appliquent limitativement à DAECH, qui s’est retournée contre ses créateurs et ses parrains, ainsi qu’au Front Nosra. Pour la Russie, il s’agit de l’ensemble des organisations non étatiques qui s’attaquent par les armes au gouvernement légal syrien : elles sont toutes qualifiées de terroristes.
Ainsi, les décisions russes peuvent être comprises comme étant une réaction à la fameuse « Théorie du Chaos » ?
C’est en effet l’une des dimensions du problème, pour la Russie et pour la Chine. Elles prennent au sérieux « la théorie du Chaos » qui remonte à l’administration Bush et dont les partisans subsistent au sein du Pentagone, au sein de l’Agence de sécurité américaine et en Israël. Le président Obama, aussitôt investi, a tenté de sortir résolument les Etats-Unisde cette monstrueuse entreprise. De toute évidence, il a échoué.
Aux Etats-Unis, diverses forces de l’intérieuret parmi les alliés manœuvraient contre le règlement de la crise nucléaire iranienne par la négociation. Ils étaient nombreux à vouloir forcer une frappe militaire brute, aux conséquences évidemment indéterminées. Mais là, Obama a fini par les frustrer. Sur le théâtre du Moyen-Orient, les organisations non étatiques armées lancées contre l’Irak, la Syrie et l’Iran étaient nombreuses plus que jamais et avaient failli emporter les Etats. Détruire les Etats,c’était le chaos espéré par les jusqu’au-boutistes. En refusant de bombarder la Syrie et en imposant le principe du règlement négocié sur ce front aussi, Obama reprenait l’initiative contre les partisans du «chaos », tardivement mais fermement.
Le cessez-le-feu entré en vigueur le 27 février dernier a permis à l’Etat syrien de reprendre à son compte l’offensive contre DAECH. Sa première victoire à Palmyre, au bout d’un mois, rétablit la prééminence des Etats sur les organisations terroristes. En même temps, l’Irak reprend l’offensive contre DAECH à Mossoul. La logique du chaos recule. Comme on le voit, l’intervention militaire russe a produit ses effets. Du reste, Obama, comparé à ses alliés, ne manque pas de vision.
Pour rendre à César ce qui appartient à César, ne faut-il pas reconnaître que le Président Obama s’était efforcé de se démarquer de la politique de son prédécesseur à la Maison Blanche, notamment à l’égard de la polarisationentre l’Arabie Saoudite et l’Iran ? Ces options n’ont-elles pas facilité, tant soit peu, la tâche de Poutine ?
Reconnaissons au Président Obama une lucidité et une conscience politique supérieures à la moyenne de ses prédécesseurs et de ses alliés. La dernière interview au magazine « The Atlantic », parue en avril, et où il révèle le fond de sa pensée, illustre l’image d’un homme d’Etat respectueux des valeurs qui forment le socle de la Révolution américaine. Je ne suis pas surpris de la convergence essentielle entre Obama et Poutine.
L’origine dutournant stratégique au Moyen-Orient tient à leur commune aversion pour la prolifération des affrontements militaireset à la netteté de leurs choix politiques. Leur entente essentielle a permis de mener à son terme l’accord sur le nucléaire iranien et d’imposer le processus de règlement négocié en Syrie. Leurs discours respectifs, le 28 septembre dernier à la tribune de l’Assemblée Générale des Nations-unies, sont convergents sur l’essentiel. Il reste que les adversaires de cette ligne politique sont, au Machrek, coriaces et tortueux. A ce stade, aucun progrès n’est tout à fait assuré.
Passons à la géo économie. La Russie, sous Eltsine, a frisé le chaos. La classe politique a subi l’échec de plein fouet. Comment Poutine a-t-il pu reprendre en mains la situation ? Quelle explication donnez-vous à ce regain de vitalité russe ?
La Russie, héritière de l’Union soviétique, gardait un potentiel impressionnant pouvant lui permettre de reconstruire sa puissance. Il fallait une direction collégiale compétente, ayant le sens de l’Etat et dotée d’un véritable chef. Poutine a tôt fait de rétablir « la verticale du pouvoir » selon ses termes, mettre fin aux velléités d’autonomie des provinces et aux prétentions et déprédations des oligarques. Il a installé à la tête des principales institutions des hommes d’autorité, anciens responsables des services de sécurité, les silovikis. Dans sa stratégie, la modernisation de l’armée, la gestion étatique des ressources énergétiques et la lutte contre la pauvretéétaient prioritaires. Le redressement économique a bénéficié des revenus excédentaires des exportations énergétiques. La croissance soutenue de 7 à 8% pendant huit années, jusqu’en 2008, a contribué à redonner confiance aux investisseurs russes et étrangers, età résorber progressivement le chômage. Poutine a institué un Fonds de bien-être social qui a répondu aux besoins essentiels des retraités et des déshérités. Il a également hâté le remboursement de la dette extérieure.
En réponse au rattachement de la Crimée par la Russie, les puissances occidentales ont arrêté une série de sanctions contre Moscou qualifiée d’agresseur. La Russie ne siège plus au G-8. Jusqu’où ira l’escalade ? Comment évaluez-vous ce développement dans le contexte européen et mondial ?
C’est un acte de rupture, nous franchissons un pas qui dépasse le harcèlement. En d’autres temps, c’eût été un casus belli, mais le fait même des sanctions signifie qu’il n’y aura pas de guerre. Retenons d’abord les précautions de forme et de fond prises par la Russie : le rattachement était pacifique et précédé par la proclamation d’indépendance du Parlement de Crimée le 11 mars 2014, suivie le 16 mars par le référendum approuvant le rattachement à la Russie à 96,6%. Sur cette base, l’accord est signé au Kremlin le 18 mars, devant les deux Chambres du Parlement. Poutine révèle plus tard qu’il avait d’emblée ordonné un déploiement nucléaire. Ces deux volets ont hissé le crédit de Poutine dans l’opinion russe : la Crimée est russe avant d’être ukrainienne et le Président ne fait pas les choses à moitié, il va jusqu’au bout. Ce côté stalinien est une manifestation de puissance profondément russe.
Retenons ensuite le retour du bloc occidental : les masques tombent. Les bouleversements de l’ordre européen, les progrès de l’OTAN, la politique des sanctions reflètent la logique de bloc. La Chine et les pays d’Asie l’ont parfaitement compris.
Enfin, en réponse aux sanctions commerciales et financières décidées le 28 avril par les Etats-Unis et le 12 mai par l’UE, Poutine mobilise l’axe eurasiatique qui, il faut le constater, répond très positivement. Nous découvrons, dans le champ eurasiatique, une alternative en progression qui donne la mesure de l’évolution rapide de l’ordre géopolitique de notre temps. La fin de l’ordre bipolaire a mis le monde asiatique en alerte : le recentrage de la hiérarchie mondiale est une immense conquête du XXIème siècle.
Quelle est la part de l’Eurasie dans la riposte aux sanctions ? Peut-elle être, en même temps, une volonté de politique géo économique russe et pour un équilibre des forces à l’échelle planétaire ?
La réalité du monde eurasiatique est vue, en Tunisie, à travers le prisme turc et, en partie, à travers l’Organisation de la Coopération Islamique. En fait, nous méconnaissons les espaces centrasiatiques qui se sont restructurés après la chute de l’Union soviétique et qui jouent un rôle important dans les nouveaux équilibres. La Russie accompagne très étroitement ces évolutions.
La signature du traité d’Astana le 29 mai 2014, qui crée L’Union Economique Eurasiatique, répond à sa manière aux sanctions décidées quelques semaines plus tôtcontre la Russie.L’UEA comprend la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan,le Kirghizistanet l’Arménie.Approuvée par les Parlements respectifs, l’Union entre en vigueur le 1er janvier2015. L’Union fait suite à la Communauté Economique Eurasiatique quiregroupait les quatrepremiers pays et qui est dissoute le 10 octobre 2014. L’Arménie rejoint les cinq pays pour former la nouvelle Union. A défaut de conserver l’Ukraine, le président russe a en revanche réussi à attirer l’Arménie qui devait, comme l’Ukraine, signer un Accord d’Association avec l’UE mais qui décide, en définitive, de signerl’accord d’adhésion àl’Union Eurasiatique.
L’Organisation du Traité de Sécurité Collective, créée en octobre 2002, et qui regroupe la Russie, la Biélorussie, l’Arménie, le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan, est le bras armé de l’UEA.
Ensuite l’organisation de coopération de Shanghai qui regroupe dès 2001 la Russie, la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizistan et l’Ouzbékistan. En juillet 2015, au sommet d’Oufa (en Bachkirie russe), l’Inde et le Pakistan sont admis comme membres à part entière. La Mongolie, l’Iran et l’Afghanistan ont le statut d’observateurs (statut refusé pour les USA et le Japon). Ce regroupement a pour but la promotion de la coopération économique. Son siège permanent est à Beijing. En 2002, cette organisation se donne une charte et une « Structure Anti-Terroristerégionale » basée à Tachkent.
Une place à part revient aux BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) dont l’objectif est la restructuration de l’ordre mondial.Ces pays se sont abstenus aux Nations Unis dans le vote de la Résolutionde mars 2014 sur l’intégrité territoriale de l’Ukraine.Tous reconnaissent l’Etat de Palestine. L’exclusion de la Russie du G-8 n’a fait que renforcer l’identité politique des BRICS qui, par principe, condamnent le principe des sanctions et quiédifient fermement un système alternatif d’échange et de paiement défiant la centralité occidentale.En juillet 2014, au sommet de Fortaleza au Brésil, les BRICScréent une Banque de développement et un Fonds de réserve dotés chacun de $100 milliards.Ils s’attachent à accroître les échanges (Accords gaziers Russie-Chine, contrats militaires Russie-Inde) et les communications (liaison ferroviaire Beijing-Téhéran).La dimension eurasiatique de la Russie prend une portée de très grande importance en corrélation avec les trois autres groupements.
Du reste, l’Occident continue de signifier aux BRICS une étonnante distanciation : le Traité Transatlantique pour le Commerce et les Investissements en cours de négociation entre l’UE et les Etats-Unis et le Traité de Libre Echange Trans-pacifique signé en octobre 2015 entre 12 pays du Pacifique incluant les Etats Unis, sont élaborés à l’écart des BRICS qui constituent pourtant les marchés les plus vastes du monde.L’intervention de l’OTAN en Libye en 2011 en a évincé spécialement la Russie et la Chine.
Enfin, au lendemain des sanctions infligées par l’Europe et les Etats-Unis, la Russies’est empressée de conclure les négociations qui se poursuivaient depuis plusieurs annéesavec la Chine. Les négociations aboutissent à la signature, le 21 mai 2014 à Beijing, de 40 contrats gigantesques dans plusieurs domaines :énergie, industrie, chimie, transport, etc. Quant au gaz, deux contrats (le 21 mai et le 9 novembre) portent globalement sur 68 milliards m3 par an pendant 30 ans. Deux gazoducsvers la Chineseront construits, l’un partant dela Sibérie orientale, l’autre de la Sibérie occidentale. Leur mise en service, à partir de 2018, fera de la Chine le premier client de la Russie, avant l’Allemagne. L’un des contrats souscrits en mai 2014 porte également sur la vente à la Chine de systèmes aériens S-400 et de chasseurs Sukhoy multifonctions SU-35. En novembre, les deux pays annoncent l’élargissementen Méditerranée des manœuvres navales conjointesdéjà réalisées en mer du Japon et dans le Pacifique. Lespremiers exercices navals conjoints organisésen mai 2015 enMéditerranée Orientale par les marines russe et chinoise s’inscrivent dans la même logique.Ces mesures sont autant d’éléments du grand jeu qui se déploie lentement mais sûrement par les deux géants du communisme d’hier.
Il est vrai que la surprise était grande à la vue de l’impressionnante sophistication du nouvel arsenal russe. Mais la Russie a essuyé des échecs face à l’OTAN et face à l’entente transatlantique. Elle enregistre des carences également au niveau de sa gouvernance. Par quels moyens va-t-elle pouvoir faire accepter la vision d’un monde multipolaire ?
De tout temps, la Russie est contrastée ; un potentiel immense, des retards et des défaillances multiples. La révolution communiste a comblé une grande part de ces faiblesses : l’éducation, la santé de base, l’essor scientifique, l’outil militaire… L’Etat communiste cependant n’a pas formé une société politique libre, ni une économie compétitive. Aujourd’hui encore, la technologie russe a fourni des applications géniales dans la maîtrise de l’espace et dans l’industrie militaire mais insuffisantes dans l’automobile et dans l’aviation civile ; les médias vivent des tragédies. La perestroïka est une longue transition pleine d’embûches.
Retenons cependant, parmi les options définies par Vladimir Poutine, le principe de l’économie libérale, l’ouverture à la coopération internationale et le respect de la souveraineté en politique extérieure. La Russie est aujourd’hui membre de l’Organisation Mondiale du Commerce, elle accepte de relever le défi de la compétition, de la concurrence pacifique, autant de principes qui brisentles freins du dogmatisme, qui stimulent les forces de progrès et qui élèvent l’ambition de la Russie. Le nouvel ordre multipolaire est à ce prix.
Cette politique économique se combine à des objectifs politiques. Ne peut-on imaginer, en observant la course vers l’armement de la Chine, une manière de mettre la Russie dans la position d’un « junior » ? Cette hypothèse est-elle crédible ?
Il est clair que face à « l’hyperpuissance américaine » (l’expression est de Hubert Védrine) et à la toute-puissance de l’OTAN, aucun pays ne pouvait prétendre constituer à lui seul un contre-pôle. D’autre part, aucun pays n’est àl’abri de l’hégémonie évidente des puissances occidentales. L’effort de rééquilibre stratégique n’était concevable qu’au moyen de l’entente des pays émergents, naturellement regroupés en BRICS. La loi de la compétition donne ses chances à toutes les ambitions. A ce stade, la montée en puissance économique, technologique et militaire de la Chine est une garantie pour l’ensemble du monde. L’ordre unipolaire autant que l’ordre bipolaire ne joueraient dans l’intérêt de personne. Le point actuel de l’évolution géopolitique dicte l’évolution vers la multipolarité. Mais l’histoire est ouverte, le meilleur et le pire sont également possibles. Une déflagration nucléaire, délibérée ou accidentelle, pourrait bouleverser les paramètres.
Nous vivons dans un monde d’intérêts, tous ces regroupements sont-ils aussi solidaires qu’on le pense, voire aussi pérennes ?
Les séquences de l’histoire font les solidarités, les valeurs communes font leur continuité et leur solidité. L’entente franco-allemande était impensable jusqu’au milieu du XXème siècle, elle est aujourd’hui un pilier de l’ordre européen. Elle est le moteur de la vitalité exceptionnelle de la communauté européenne. Dans le contexte présent, la solidarité des BRICS est plus que conjoncturelle, elle s’impose dans l’intérêt des cinq pays et dans l’intérêt de nous tous. La solidarité maghrébine était réelle et riche de promessesjusqu’en 1962, date de l’indépendance de l’Algérie.Elle a cessé d’être une réalité géopolitique dans la phase présente de notre histoire.L’indépendance de nos pays a paradoxalement rompu l’espoir d’une communauté vouée à un avenir d’unité et de puissance. Gardons espoir car la fraternité maghrébine et le sens du destin commun sont profondément intériorisés par les peuples. Les perspectives sont aléatoires tant que la vertu de confiance et lesens de la vulnérabilité nesont pas également partagés par les dirigeants.
Propos recueillis par : Emna Atallah Soula