Pour le romancier et dramaturge ivoirien Koffi Kwahulé, lauréat du Grand Prix de la littérature dramatique, raconter l’histoire des Noirs à travers celles des autres est la meilleure façon de remettre cette question au cœur de la société.
C’est l’un des auteurs dramatiques les plus joués sur les scènes internationales. Et les plus primés. Le 9 octobre, l’Ivoirien Koffi Kwahulé obtenait une énième récompense avec le Grand Prix de la littérature dramatique décerné par le Centre national des arts du cirque, de la rue et du théâtre (Artcena) pour L’Odeur des arbres (Éditions théâtrales). Trois de ces textes étaient présents à Avignon cet été : Ézéchiel et les bruits de l’ombre (conception Michel Risse et Koffi Kwuhalé), Kalakuta Dream (mise en scène Armel Roussel) et Jaz (mise en scène Alexandre Zeff), pièce que l’on peut voir à Paris jusqu’au 15 octobre au théâtre de l’Opprimé (*). Une série d’événements : expositions, rencontres, concerts, projections, lectures, débats… accompagne la pièce autour des thèmes soulevés par le spectacle : l’Afrique, le jazz, la colonie, les violences faites aux femmes.
Trois de vos pièces jouées à Avignon, Jaz, jouée à Paris jusqu’au 15 octobre et, le 9 octobre, le Grand Prix de la littérature dramatique ! Le sacre de Koffi Kwahulé ?
Koffi Kwahulé Non ! Mais je suis reconnaissant envers tous ceux qui ont permis cela. Le théâtre est un moment de partage. On écrit pour que celui-ci ait lieu, et ça semble aller de soi quand ce moment arrive. Je suis très content pour Michel Risse [le musicien avec lequel Koffi Kwahulé a créé Ézéchiel et les bruits de l’ombre à Avignon, ndlr] et Alexandre Zeff [metteur en scène de Jaz]. Il y a eu une rencontre d’artistes entre nous : chacun est venu avec qu’il avait à proposer, un « truc » collectif s’est mis en place.
Je ne me plains pas d’avoir été joué à Avignon, j’en suis même très fier. Mais si l’une de mes pièces est créée dans une salle des fêtes d’un village d’Auvergne ou de Savoie, j’ai plus d’émotion. À Avignon, je ne suis pas surpris, c’est un festival. Alors que dans un village, les gens font la démarche de venir me rencontrer, de lire, de jouer ou de voir jouer un auteur africain : c’est une démarche politique. Je me demande toujours comment des compagnies amateurs découvrent et montent ce que je fais. Au fond de moi, cela provoque une émotion très forte.
En France, le spectacle de théâtre n’est quasiment reconnu que dans l’espace officiel, notamment représenté par les centres dramatiques nationaux (CDN). On a la candeur de penser que ce qu’on fait fait déplacer les autres, alors que, souvent, c’est la visibilité de l’espace officiel qui joue cette fonction. Et il y a peu de représentations dans cet espace. Or, un texte joué une seule fois dans un CDN est un texte mort. Les amateurs, eux, doivent jouer un texte plusieurs fois pendant des semaines, c’est ce qui permet la rencontre. Quand j’écris, je n’écris pas par rapport à cet espace officiel – même si, bien sûr, la rencontre se produit aussi avec des compagnies professionnelles.
5) Comment travaillez-vous avec les metteurs en scène ?
Je ne travaille jamais avec un metteur en scène ! Quand j’écris, personne ne vient me dire comment écrire, je ne vais pas faire le contraire avec un metteur en scène ! Il faut faire confiance aux autres. Un texte est fait pour être monté plusieurs fois. Si la pièce ne marche pas, cela ne délimite pas le texte. Qu’est-ce que ça veut dire : le metteur en scène s’est trompé ? Il faut au contraire pousser le texte dans ses retranchements, accepter qu’un metteur en scène le mène à un endroit que l’auteur n’avait pas soupçonné. En réalité, l’avis de l’auteur fragilise le metteur en scène. Mais celui qui écrit n’est pas propriétaire du sens, qui est toujours une construction dialectique. Il n’existe pas de sens caché qui ferait qu’une mise en scène serait mauvaise. Je ne crois pas à la « révélation » de l’auteur. C’est le travail commun qui va construire le sens. À la différence du romancier, l’auteur de théâtre n’écrit pas seulement pour soi, mais aussi par rapport aux autres. C’est la nature même du théâtre. Le roman est une solitude qui s’adresse à une autre solitude, tandis que le théâtre une solitude s’adresse à une communauté.
La musique, et particulièrement le jazz, est un élément structurant de votre écriture. Comment la prenez-vous en compte ?
En fait, je n’en savais rien, c’est un musicien à New York qui me l’a dit. Ça a été un premier cours sur ma propre écriture ! Je l’ai ensuite effectivement remarqué, mais pas au point de jouer avec dans l’écriture. Sauf avec Jaz, où j’ai intégré cette dimension pour faire en sorte que le texte soit du jazz. Puis je suis redevenu le M. Jourdain du jazz…
Y a-t-il un parallèle entre l’héroïne éponyme de votre pièce, la Jaz violée qui se reconstruit, et le continent africain violenté par l’esclavage et la colonisation ?
Quelque chose en moi y a songé, mais le projet initial était vraiment l’histoire de Jaz. Je voulais raconter comment ce personnage naît de la résistance au viol, non du viol lui-même. Cela retrouve la question africaine et du peuple noir, une question qui convoque l’histoire de l’Afrique et devait se bousculer en moi. Mais je n’ai pas envie d’aborder l’Afrique par l’Histoire, ça braque les gens. Alors je leur parle à leur insu : je ne me positionne pas par rapport à la colonisation, j’essaie de raconter l’histoire des Noirs à travers celles des autres. Il ne faut pas refermer cette histoire sur les seuls Noirs, car alors on se referme sur le folklore, et ce n’est pas opérant. Mon projet est de faire que cette histoire soit vivace sans passer par le renfermement historique. Parler de l’histoire des Noirs en prenant en charge l’histoire des autres est une façon de remettre cette histoire au cœur de la société.
Il est pourtant nécessaire de parler de la colonisation et des ravages qu’elle a provoqués…
Bien sûr que la colonisation a été un traumatisme. Mais un peuple ne peut se définir que par rapport à un seul mot, en l’occurrence « colonisation ». Ce moment n’est pas toute son histoire. Il y a eu un avant et un après la colonisation. Ce que je veux dire, c’est qu’il faut trouver une façon de raconter le traumatisme sans que cela soit aliénant pour le peuple noir. Aujourd’hui, pour sortir de la colonisation, beaucoup d’Africains se sont paradoxalement aliénés en restant braqués sur le moment colonial. Il faut en tenir compte, mais il faut aussi dépasser ce moment qui, je le rappelle, n’est qu’une séquence courte de l’Histoire du peuple noir. En tant qu’être humain, je dois aller au-delà de ma condition d’Africain. Pareil pour les peuples, qui doivent trouver les outils pour dépasser leur histoire sans traumatisme supplémentaire. Regardez le Vietnam, qui a réussi à dépasser la colonisation et des décennies de guerre pour devenir un pays dynamique.
Tous les Africains ne sont pas obsédés par le moment colonial, la plupart vont de l’avant et œuvrent pour l’amélioration de leurs pays…
J’observe que les Africains francophones se sont plus laissés « piégés » par l’enfermement dans la colonisation que les Africains anglophones. Et que, dans les pays anglo-saxons, on parle de la colonisation sans que cela soit saillant. La question des Noirs n’y est pas taboue. Si les Africains-Américains en parlent, c’est qu’ils l’ont dépassée – même si les problèmes existent. Les Américains ont même élu un président noir, qui n’a pas été le plus mauvais des présidents. En France au contraire, cette question est toujours taboue : les auteurs font encore le détour par les États-Unis pour l’évoquer, à l’image de ce qu’avait fait Jean-Paul Sartre avec La Putain respectueuse. La question des Noirs reste inaudible en France. Or, la seule façon de la rendre audible est de la faire passer par le circuit de l’émotion, de la sensation. Nous devons raconter notre propre histoire à travers celle des autres. La nostalgie sera alors une énergie dynamique.
Une écriture contemporaine doit-elle « coller » à une actualité ? Comment saisir l’universel à travers elle ?
L’universalisme est une notion totalitaire ! Même si j’emploie ce mot, faute de mieux. Il ne s’agit pas de diluer, mais de créer des émotions clandestines. Je veux éviter les questions du type : « Ca ne parle que de lui, ça ne peut pas me concerner », ou encore à propos de l’Afrique : « C’est terrible ce qui vous arrive là-bas ! » Je dois trouver une écriture qui permette à chacun de se retrouver dans ce que j’écris, qui prenne en charge la fiction du monde, c’est-à-dire qui parle à tout le monde et qui construit tout le monde. Ce type d’écriture ne donne pas le temps au lecteur de le mettre à distance, ce qu’il lit doit résonner dans sa vie. Il participe alors à ce qui est en train de se créer dans un rapport dialectique entre l’auteur, le lecteur, l’Africain, le non-Africain…
J’écris avec et pour les vivants, je mets mon œuvre dans le temps du monde, et c’est ce qui fait que je suis contemporain. Pour autant, je n’écris pas forcément comme ce qu’on a l’habitude de lire chez un auteur contemporain français. Suis-je pour autant complètement différent ? J’écris en français, je vis en France depuis trente ans, mais je ne suis pas un « Français de souche », comme on dit. Alors, en France, on aura tendance à ne me considérer que comme un auteur africain. Cela participe d’un néo-exotisme. La France a toujours l’illusion de l’Empire. Avez-vous remarqué qu’il n’y a quasiment pas de dramaturges antillais joués en France ? On les évite, car on n’a pas besoin d’eux. On ne monte que des pièces d’auteurs africains ou haïtiens, ça permet de se dire : « Ça me rassure, c’est comme ça que j’imagine l’Africain. »
Ça fait mal, certes, mais c’est à moi d’amener l’autre à me considérer autrement. Nous sommes dans un espace purement politique. C’est aux Africains de réagir. Les Français ne changeront pas, ils ne sont plus mauvais que d’autres, mais ils ont une longue histoire derrière eux.
Vous restez attaché au continent africain. Quel regard portez-vous sur la création dramatique en Afrique, notamment francophone ?
Ce n’est pas en France qu’on devrait faire le débat sur le théâtre africain. Mais on est dans un système où l’on fait venir les dramaturges africains en France, où les spectateurs ne sont pas africains. La seule chose qu’on leur demande est d’être « africains »… L’Afrique est dans une phase difficile, y compris dans la culture. On peut même parler d’échec de l’indépendance. En 2017, pour avoir une reconnaissance, il faut que la France le reconnaisse. Ce système est pervers, avec des créateurs africains toujours en train de chercher leur place. En même temps, ce sont les auteurs installés ici qui revendiquent le plus leur africanité.
En Afrique, l’enjeu est de (re)créer des lieux, car, sans lieu, pas de théâtre. Après l’indépendance, les pays avaient créé des théâtres nationaux, et il y a eu des compagnies théâtrales très dynamiques, comme en Côte d’Ivoire où je suis né. Mais où peut-on voir du théâtre aujourd’hui ? Principalement dans les centres culturels français, ou allemands, ou italiens… Heureusement, il existe des exceptions, comme au Burkina Faso, où le théâtre est en pleine vitalité.
(*) 78 rue du Charolais, 75012 Paris. 01 43 40 44 44.
Afrique Asie, octobre 2017-10-14