La commission d’enquête Farlam mise en place à la demande du président Jacob Zuma pour évaluer les responsabilités dans les massacres des mineurs de Marikana, en août dernier, pourrait connaître une brutale fin de vie.
Elle a été créée sur le modèle de la commission Vérité et Réconciliation sur les crimes de l’apartheid, où chaque personne concernée pouvait s’exprimer. Alors, comment, en effet, pourrait-elle accomplir sa mission si les familles des victimes et les victimes elles-mêmes ne peuvent être présentes ? C’est pourtant ce qui risque de se passer avec l’annonce de la suppression des fonds qui avaient été alloués à la demande des avocats des parties civiles, dès l’ouverture des travaux de la commission. Les mineurs et leurs familles habitent en général loin des sites miniers – certains sont des ouvriers citoyens des pays limitrophes – et n’ont, bien évidemment pas les moyens financiers de se déplacer et de rester éloignés pendant longtemps de leur domicile. La prise en charge de ces frais par l’État était une condition posée par leurs avocats pour la bonne marche du travail d’enquête. En revanche, les forces de police impliquées dans le massacre et leurs supérieurs seront bien là pour se défendre.
Les avocats ont également déclaré à la commission que les récentes arrestations de mineurs qui sont aussi leurs clients, en font « un exercice virtuel ». Quatre des mineurs arrêtés alors qu’ils sortaient des locaux de la commission sont des membres d’AMCU (syndicat indépendant des mineurs et travailleurs de la construction) qui s’oppose à l’officiel et puissant NUM discrédité auprès d’un grand nombre sur l’ensemble des sites miniers du pays du fait de ses liens avec le pouvoir, via la Confédération COSATU alliée de l’ANC. Si les avocats ne peuvent interroger les mineurs concernés et témoins ou leurs familles et utiliser leurs témoignages pour contrer les déclarations pour le moins troubles de la police et en contradiction avec les images diffusées à la télé, alors comment la commission pourra-t-elle établir la vérité ? demandent les avocats.
En privant de moyens les témoins ou en procédant à leur arrestation auxquelles il faut ajouter des « meurtres mystérieux » à Marikana, depuis la grève, le pouvoir sud-africain confirme sa politique brutale envers les grévistes. À la présidence, à la direction de l’ANC, du Parti communiste et de la COSATU (la triple alliance), tout le discours tend à justifier la force, la loi, et les dizaines de milliers de licenciements, le même discours tenu par la direction des majores minières du pays. On cherche des coupables, des manipulateurs, l’AMCU, ou des agitateurs d’un parti d’extrême gauche trotskyste dont personne n’a jamais entendu parler, ou encore Julius Malema et sa bande. Les grèves massives dans les mines sont illégales, il est donc légal d’envoyer les forces spéciales massacrer les grévistes. Jamais dans les discours officiels et prises de position, on ne trouve le mot « colère ». La colère des mineurs, simplement la colère. La colère d’être surexploité par les milliardaires miniers, celle de vivre dans des conditions qui n’ont pas ou peu changé depuis l’apartheid, celle de voir leurs droits bafoués, et celle d’être soumis en permanence au chantage des licenciements. Tout cela, le NUM et la COSATU l’auront ignoré. Au contraire, la première réaction du NUM fut de diffuser un communiqué signé par son secrétaire général Frans Baleni, le 13 aout, appelant au déploiement des Forces spéciales à Rustenburg et à l’encerclement de la mine « pour régler le problème de ces éléments criminels à Rustenburg et dans les mines autour. » « Criminel », voilà le mot qui revient systématiquement dans les déclarations officielles du pouvoir, de l’ANC et de ses alliés. La grève est « criminelle », les mineurs sont des « criminels. Plus encore, des témoins ont expliqué aux membres de la commission comment les membres du NUM ont tiré sur des mineurs qui manifestaient sur la route, le 11 août, faisant deux morts et déclenchant les violences entre mineurs.
Dans plusieurs sites miniers, la grève continue, la colère est toujours là. Elle s’est même étendue au-delà des mineurs, dans la société civile, politisant le conflit. Ce n’est pas un hasard si Cyril Ramaphosa est, aujourd’hui, la cible des mineurs, de la Jeunesse de l’ANC et des « combattants de la liberté économique », Julius Malema et ses supporters et de biens d’autres. Déjà stigmatisé au moment du massacre, la responsabilité de l’ancien et charismatique dirigeant du NUM pendant l’apartheid a été remise en question le second jour de la commission Farlam, au nom des mineurs, par l’avocat Dali Mpofu. Cyril Ramaphosa est, aujourd’hui milliardaire, un Tycoon à la tête de plusieurs entreprises impliquées dans l’énergie, les mines, les banques, les assurances, les télécommunications et, surtout, il est membre du conseil d’administration de Lonmin, la compagnie propriétaire de la mine de Marikana , filiale du géant Anglo American. Et, encore plus fort, il est aussi membre de la direction de l’ANC.
Devant la commission, Dali Mpofu a soulevé, la question de la « collusion toxique entre la police et Lonmin ou entre l’État et le capital qui aurait été la cause du massacre ». Mais plus grave encore, il a révélé les emails envoyés par Ramaphosa à la direction de Lonmin, aux ministres des ressources minières et de la police, 24 heures avant le massacre du 16 août. « Il a dit que ce qui se passe (à Lonmin) est « criminel » (la grève et les violences entre mineurs du NUM et d’AMCU) et « doit être considéré comme tel ». Il a appelé à agir contre ces « criminels (les mineurs), dont le seul crime était de demander une augmentation de salaire », explique l’avocat à la commission, pour lequel la collusion entre l’État et les patrons des mines est évidente. En effet, dans un de ces emails, on peut lire : « Les terribles événements qui se sont déroulés ne peuvent être qualifiés de conflit du travail. Ils sont clairement lâchement criminel et doit être traités comme tels. Il doit y avoir une action concomitante pour répondre à cette situation. » Dans un email au ministre de la Police, intitulé « Situation de sécurité », Ramaphosa écrit : « Vous avez tout à fait raison d’insister sur le fait que le ministre et bien sûr tous les représentants du gouvernement doivent comprendre que nous avons essentiellement affaire à une action criminelle. Je l’ai dit au ministre de sa sécurité. » D’autres emails concernent des échanges entre Ramaphosa et le NUM ainsi que le vice président de la chambre des mines à propos de la grève. Selon l’avocat, il est clair que l’intervention meurtrière de la police contre les mineurs n’avait qu’un objectif : rassurer les actionnaires de Lonmin, le travail reprendrait, le calme serait rétabli par la force.
Dans la bataille qui a commencé à se jouer depuis plusieurs mois autour du prochain congrès électif de l’ANC, en décembre, le nom de Cyril Ramaphosa est avancé par certains comme futur secrétaire général du parti. Il va devoir soigner son image de marque largement entachée. Le mal était déjà fait. En septembre, il a reconnu sa responsabilité au nom de la compagnie. Il s’est aussi excusé publiquement d’avoir payé 18 millions (environ 1,5 millions d’euros) dans une vente aux enchères pour un buffle et un veau. Deux jours après le massacre, sa principale compagnie Shanduka annonçait qu’elle allait donner 2 millions de rands pour payer les funérailles des mineurs tués. « L’argent du sang » comme l’ont qualifié les mineurs qui l’ont refusé.
La Ligue de la jeunesse de l’ANC et Julius Malema demande son arrestation. Mais, rappellent certains, n’est-ce pas là pure volonté de vengeance, sachant que Ramaphosa fut le président du comité national disciplinaire de l’ANC qui a exclu Malema de la Ligue de la jeunesse dont il était le président, puis de l’ANC. En réalité, l’affaire de Marikana est devenue un enjeu politique central, bien loin des souffrances des mineurs qui continuent de subir les violences policières et les licenciements. Il y a 25 ans, Cyril Ramaphosa dirigeait la plus grande grève pour des augmentations de salaires de l’histoire de l’Afrique du Sud. 300 000 mineurs avaient posé leurs pioches pendant trois semaines et fait plier les compagnies. Aujourd’hui, le Tycoon est le symbole de la réussite des nouvelles élites noires sud-africains.