Pari difficile et globalement réussi pour ce premier film qui ambitionne de retracer le parcours exceptionnel de Nelson Mandela, depuis son enfance jusqu’à son élection à la tête du pays enfin libéré des lois ségrégationnistes. Les producteur Anant Singh, scénariste William Nicholson et réalisateur Justin Chadwick ont su éviter l’écueil du portrait hagiographique, de la « mythologisation » de ce grand humaniste dont le poids dans l’histoire de son pays, et bien au-delà, est aujourd’hui immense. À la parution en 1995 de son autobiographie Un long chemin vers la liberté, Nelson Mandela en confia la transcription cinématographique à Singh, qu’il avait connu à sa sortie de prison en 1990. Mandela le préféra aux nombreuses propositions venant de Hollywood, car il considérait la sensibilité d’un Sud-Africain indispensable à la réalisation d’un film dans lequel le public de son pays devait se reconnaitre.
Il a fallu seize ans au producteur sud-africain pour passer à l’acte. Et trente-quatre versions du scénariste britannique Nicholson (Le Gladiateur, Sarafina) pour condenser quatre-vingts années d’une vie incroyable en un film de moins de trois heures. Grâce à une réalisation soignée et rythmée, des reconstructions historiques précises et surtout deux excellents acteurs. Le Ghanéen-Sierra Léonais Idris Elba (héros de la série Wize) incarne avec mesure et intensité un Mandela qu’il incarne dès ses 16 ans jusqu’à 80 ans. La Britannique Noamie Harris, elle, campe une Winnie Mandela jeune amoureuse, puis défiante, devenue un symbole controversé de la résistance intérieure.
Le film s’acquitte avec brio de la mission première qu’on lui a confiée : porter à l’écran la vie du héros sud-africain pour le grand public. En souhaitant mettre en avant les aspects universels de cette lutte pour la liberté, l’équipe du film a cependant quelque peu occulté l’ampleur de l’œuvre collective qui est derrière le succès de Mandela. Certes, l’on voit ses sept compagnons de prison (dont un issu de la communauté indienne) condamnés à la perpétuité avec Mandela au fameux procès de Rivonia de 1963, et détenus à Robben Island, résistant autant que lui aux humiliations et aux tentatives de déshumanisation de la part de leurs geôliers. Mais on perd vite la notion de la lutte qui continue hors de la prison, si ce n’est avec la répression qui s’abat sur Winnie, arrêtée, torturée et bannie (assignée à résidence) cent fois après sa libération.
Surtout on ne dit rien, ou trop peu, de la nature profondément non raciale de l’African National Congress (ANC) qui, depuis les années 1950, a englobé les organisations sœurs des Indiens, des métis et le Parti communiste, dont le leader, John Slovo (un Blanc issu de l’importante communauté juive sud-africaine très engagée dans la lutte contre l’apartheid et les luttes syndicales) avait partagé avec Mandela la direction de la branche armée de l’ANC, Umkhonto We Sizwe. La référence à la Charte des libertés de 1955, qui prônait un combat pour une Afrique du Sud libre et clairement multiraciale, aurait été plus importante encore. Décidée alors que l’application des lois de l’apartheid avait atteint son paroxysme, cette position de l’ANC n’était pas seulement courageuse et clairvoyante ; elle a été essentielle à la fondation de la nouvelle Afrique du Sud.
À Mandela, et peut-être à lui seul, est revenue la décision historique d’accepter de négocier avec un pouvoir blanc affaibli, mais pas résigné, alors qu’il était encore en prison. Cela sans pour autant céder sur l’essentiel (un homme, une voix), ce que le film souligne avec justesse en illustrant par là même ses grandes qualités de leader et sa force. « L’apartheid, écrit Achille Mbembe (1), n’ayant guère été une forme ordinaire de la domination coloniale ou de l’oppression raciale, suscita en retour l’apparition d’une classe de femmes et d’hommes peu ordinaires, sans peur, qui, au prix de sacrifices inouïs, en précipitèrent l’abolition. Si, de tous, Mandela devint le nom, c’est parce que, à chaque carrefour de sa vie, il sut emprunter, parfois sous la pression des circonstances et souvent volontairement, des chemins inattendus. »
(1) in Le Monde diplomatique, aout 2013.
Mandela, un long chemin vers la liberté, de Justin Chadwick, scénario, William Nicholson, Grand-Bretagne-Afrique du Sud, 2013, 2 h 26, avec Léonais Idris Elba, Noamie Harris…