La fracture qui traverse le pays ne pourra aller qu’en s’approfondissant dans les années à venir.
Les élections générales du 7 mai en Afrique du Sud qui ont vu la victoire sans surprise et sans panache de l’ANC – elle perd 15 sièges au Parlement qui s’ajoutent aux 15 perdus en 2009 et recule dans pratiquement toutes les grandes villes et provinces – ont été marquées par l’avancée significative du premier parti d’opposition, la Democratic Alliance (+18 sièges) , et surtout, l’émergence du nouveau parti de Julius Malema, l’ Economic Freedom Fighters (25 sièges). Première leçon à tirer, la démocratie sud-africaine fonctionne bien, elle est bien vivante, malgré certains dysfonctionnements. Seconde leçon, l’ANC est de plus en plus considérée comme un parti politique qui doit rendre des comptes et non plus comme l’organisation historique qui a abattu l’apartheid. D’une élection à l’autre, la vie politique sud-africaine prend ses marques.
Il est donc urgent pour l’ANC de passer à l’action et de tenir ses promesses vis-à-vis des populations victimes des immenses inégalités que connaît le pays, et que le gouvernement de Jacob Zuma n’a pas été capable de satisfaire durant le premier mandat. Ce qui est certain, c’est que les cinq prochaines années, jusqu’aux nouvelles élections générales, vont certainement voir monter en intensité les luttes populaires pour une société moins inégalitaire et se développer la présence des partis d’opposition sur le terrain, à l’instar de l’EFF de Julius Malema depuis sa création il n’y a pas même un an.
Le sort judiciaire de Jacob Zuma va, également, se jouer dans un futur proche et il n’est pas certain que les enquêtes, affaires, plaintes, procès suspendus au-dessus de sa tête comme autant d’épées de Damoclès, ne finissent pas par aboutir. Le bruit courrait, avant même les élections, qu’il ne remplirait pas son mandat et quitterait le pouvoir dans les dix-huit prochains mois. La situation est tendue sur plusieurs fronts. A la COSATU et dans les mines notamment.
Quelques jours seulement après la proclamation des résultats, cinq fédérations (19 syndicats) de la Confédération des syndicats sud-africains, la COSATU, alliée de l’ANC, ont porté plainte contre son président, Sdumo Dlamini, proche de Jacob Zuma, pour le forcer à convoquer un congrès spécial qui devra élire de nouveaux dirigeants. En tête, le puissant syndicat de la métallurgie, le NUMSA, a refusé de soutenir la campagne de l’ANC comme le fait officiellement la COSATU, et envisage même de créer un front uni anti-capitaliste. Soutenues par le secrétaire général Zwelinzima Vavi, également opposé à la politique menée par Jacob Zuma, exclu il y a quelques mois, mais qui vient de retrouver son poste sur une décision de justice, les fédérations dissidentes sont parmi les plus importantes : la fédération des métallos, des travailleurs de l’alimentation et alliés (FAWU), le syndicat des joueurs de football (SAFPU), des travailleurs municipaux (SAMWU), l’organisation démocratique des infirmières (DNOSA), des travailleurs du commerce, du catering et alliés (SACCAWU) et des travailleurs de l’État et alliés (SASAWU).
La crise au sein de la COSATU est une longue histoire, mais les syndicats contestataires avaient décidé de ne pas perturber la période électorale. Ils avaient demandé officiellement et dans les règles, la convocation de ce congrès en septembre 2013, en vain. Le Comité central exécutif réuni en février 2014 violait la constitution de la COSATU en persistant dans ce refus. La demande de ce congrès spécial avait été provoquée, entre autres raisons, par le massacre des mineurs de Marikana en août 2012, l’exclusion de Vavi, les dérives « capitalistes » de la direction de la COSATU et son soutien sans nuance et inconditionnel à Jacob Zuma dans les différents scandales qui ont entaché sa présidence. Le conflit au sein de la COSATU pourrait s’envenimer encore davantage dans les semaines à venir.
Dans le bassin minier où les mineurs menés par leur syndicat indépendant AMCU sont en grève depuis janvier dernier, la situation pourrit et pourrait devenir explosive. À Marikana où avaient été assassinés 34 mineurs par les forces de police, des incidents entre mineurs grévistes et non grévistes ont déjà fait trois morts. Les mineurs de platine qui travaillent parfois 12 heures d’affilé pour l’équivalent de 50 euros, continuent de demander un salaire minimum de 12 500 rands (1250 euros) et des conditions de vie décentes dans les villages miniers, revendications que les patrons des compagnies parmi les plus riches du monde – Amplats, Impala Platinum, Anglo-American Platinum à Rustenburg, Northam dans le Limpopo et Lonmin à Marikana – continuent de leur refuser. Envoyant des SMS aux mineurs pour leur demander de reprendre le travail et les menacer, les patrons font tout pour faire monter la tension sur le terrain. Cette situation aggrave encore la crise de la COSATU.
Face à une situation d’une telle gravité, le gouvernement est totalement absent, sinon pour brandir le bâton. « La protection de ceux qui sont impliqués dans le conflit (comprendre ceux qui veulent reprendre le travail) est une question que le gouvernement prend extrêmement au sérieux », a déclaré le ministre de la Police, Nathi Mthethwa. Dans les villages miniers, des enfants meurent de malnutrition, de manque de soins, les familles ont faim, la situation est dramatique. Mais les mineurs tiennent bon. Le 9 avril dernier, le Font démocratique de gauche, une organisation qui regroupe plusieurs petits partis de gauche, des organisations de femmes, de jeunes et autres organisations de la société civile, ont lancé un appel pour un fonds de soutien aux 80 000 mineurs en grève. C’est peu, mais c’est beaucoup dans un pays où le rêve de Mandela s’est transformé en « rêve américain » pour une minorité privilégiée de la population.
C’est un bras de fer qui est en train de se jouer avec en toile de fond l’affrontement entre deux lignes politiques, l’une fidèle aux idéaux de la Charte de la Liberté de l’ANC de Nelson Mandela, l’autre, celle de l’ANC de Jacob Zuma, la défense des intérêts capitalistes. La fracture qui traverse le pays ne pourra aller qu’en s’approfondissant dans les années à venir.