Défense de Nelson Mandela par Nelson Mandela
20 avril 1964 – tribunal de Pretoria
Je suis l’Accusé n°1.
Je suis diplômé en Droit et travaille comme avocat à Johannesburg depuis un certain nombre d’années en partenariat avec Oliver Tambo. Je suis un prisonnier reconnu coupable et condamné à cinq ans de prison pour avoir quitté le pays sans permis et pour incitation du peuple à faire la grève fin mai 1961.
Je voudrais tout d’abord dire que la suggestion de l’État à l’ouverture du procès selon laquelle le combat en Afrique du Sud est sous l’influence d’étrangers ou de communistes est totalement incorrecte. J’ai fait ce que j’ai fait, à la fois en tant qu’individu et en tant que dirigeant de mon peuple, avec mon expérience en Afrique du Sud et mes propres origines africaines dont je suis fier, et non par rapport à ce qu’on aurait pu dire de l’extérieur.
Dans ma jeunesse au Transkei, j’ai entendu les Anciens de ma tribu raconter des histoires d’autrefois. Parmi ces histoires, il y avait celles de guerres menées par nos ancêtres pour défendre leur patrie. Les noms de Dingane et Bambata, Hintsa et Makana, Squngthi et Dalasile, Moshoeshoe et Sekhukhune, étaient célébrés à la gloire de la nation africaine entière. J’espérais, alors, que la vie me donnerait l’occasion de servir mon peuple et d’apporter mon humble contribution à son combat pour la liberté. C’est ce qui m’a motivé dans tout ce que j’ai fait en relation avec ce dont je suis accusé dans ce procès.
Cela étant dit, je dois ici parler en détail de la question de la violence. Certaines choses dites au tribunal sont vraies et certaines sont fausses. Cependant, je ne nie pas avoir planifié des sabotages. Je ne les ai pas planifiés dans un esprit de témérité, ni pour quelque amour de la violence. Je les ai planifiés en conclusion de l’évaluation calme et stricte de la situation politique qui a émergé après des années de tyrannie, d’exploitation et d’oppression de mon peuple par les Blancs.
J’admets ici que être l’un de ceux qui ont contribué à la création d’Umkhonto we Sizwe et avoir joué un rôle de premier plan dans son organisation jusqu’à mon arrestation en août 1962.
Dans la déclaration que je vais faire, je corrigerai certaines impressions fausses qui ont été induites par les témoins du ministère publique. Entre autres choses, je démontrerai que certains des actes auxquels il est fait référence dans les témoignages n’ont pas et ne peuvent pas avoir été commis par Umkhonto we Sizwe. Je traiterai aussi de la relation entre l’African National Congress et Umkhonto, et avec la part que j’ai personnellement jouée dans les affaires des deux organisations. Je traiterai aussi de la partie jouée par le Parti communiste. Pour expliquer ces propos correctement, j’expliquerai les objectifs d’Umkhonto, quelles méthodes l’organisation préconise et pourquoi ces méthodes ont été choisies. Je devrai aussi expliquer comment j’ai été impliqué dans les activités de ces organisations.
Je nie qu’Umkhonto soit responsable d’actes qui n’appartiennent pas à la politique de l’organisation, et dont on nous a rendus responsables dans l’acte d’accusation. Je ne sais pas comment ils ont été justifiés, mais pour démontrer qu’ils ne pouvaient pas avoir été autorisés par Umkhonto, je veux me référer brièvement aux racines et à la politique de notre organisation.
J’ai déjà mentionné que j’étais l’une des personnes qui ont aidé à la création d’Umkhonto. Moi et ceux qui lui ont donné naissance, l’ont fait pour deux raisons. D’abord, nous croyions que compte tenu de la politique du gouvernement, la violence du peuple africain était devenue inévitable et que, sans direction responsable pour canaliser et contrôler les sentiments de notre peuple, il y aurait des explosions de terrorisme qui produiraient une intensité de frustrations et d’hostilité entre les différentes races de ce pays que même une guerre ne génèrerait pas. Deuxièmement, nous avions le sentiment que sans violence, aucun chemin ne s’ouvrirait au peuple africain pour aboutir sa lutte contre le principe de suprématie blanche. Tous les moyens légaux d’expression d’opposition à ce principe avaient été interdits par la législation et nous avons été placés dans une position dans laquelle nous devions choisir entre accepter un état permanent d’infériorité, ou défier le gouvernement. Nous avons choisi de défier la loi. Nous avons d’abord violé la loi d’une manière qui empêchait tout recours à la violence. Ce n’est que quand cette forme fut interdite légalement et qu’ensuite le gouvernement eut recours à une démonstration de force pour écraser l’opposition à sa politique, que nous avons décidé de répondre à la violence par la violence.
Mais la violence que nous avons choisie d’adopter n’était pas le terrorisme. Nous, qui avons formé Umkhonto, nous étions tous membres de l’African National Congress, et avions derrière nous la tradition de non-violence et de négociation de l’ANC pour résoudre les problèmes politiques. Nous croyons que l’Afrique du Sud appartient à tous ceux qui y vivent et non à un groupe, qu’il soit noir ou blanc. Nous ne voulions pas de guerre interraciale, et avons essayé de l’éviter jusqu’à la dernière minute. Si le tribunal a des doutes à ce sujet, il pourra constater que toute l’histoire de notre organisation confirme ce que j’ai dit, et ce que je vais dire ensuite, lorsque je décrirai les tactiques qu’Umkhonto a décidé d’adopter. Je veux, donc, parler de l’African National Congress.
L’African National Congress fut créé en 1912 pour défendre les droits du peuple africain qui ont été sérieusement limités par le South African Act, et qui furent ensuite menacés par le Native Land Act. Pendant 37 ans – jusqu’en 1949 – il a adhéré à un combat strictement constitutionnel. Il avançait des revendications et des résolutions, il envoyait des délégations au Gouvernement pensant que les revendications africaines pouvaient être satisfaites à travers des discussions pacifiques et que les Africains pouvaient avancer progressivement jusqu’à leurs pleins droits politiques. Mais le Gouvernment Blanc n’a pas bougé et les droits des Africains ont diminués au lieu de se développer. Comme le disait mon dirigeant, Chief Luthuli qui devint président de l’ANC en 1952 et reçu plus tard le Prix Nobel de la Paix, « Qui niera que trente ans de ma vie ont été consacrées à frapper, en vain, patiemment, modérément et modestement à une porte fermée et verrouillée ? Quels fruits la modération a-t-elle portés ? Les trente dernières années ont vu un nombre toujours plus élevé de lois restreignant nos droits et notre développement, jusqu’à aujourd’hui où nous sommes arrivés à un niveau de non droit quasi total. »
Même après 1949, l’ANC est restée déterminée à éviter la violence. À cette époque, cependant, il y eut un changement dans les formes strictement constitutionnelles de protestation qui avaient été utilisées dans le passé. Le changement pris la forme d’une décision de protester contre la législation d’apartheid par des manifestations pacifiques mais illégales. L’ANC lança la Campagne de défiance dans laquelle j’eus la responsabilité des volontaires ; Cette campagne était basée sur les principes de la résistance passive. Plus de 8500 personnes défièrent les lois d’apartheid et allèrent en prison. Je fus condamné avec dix neuf de mes collègues pour le rôle que nous avions joué dans l’organisation de la campagne, mais nos condamnations furent suspendues en grande partie parce que le juge trouva que la discipline et la non-violence avaient été respectées tout au long. Ce fut à ce moment que la section des volontaires de l’ANC fut mise en place et que le mot « Amadelakufa » (défions la mort !) fut utilisé pour la première fois. Des pièces à conviction liées aux volontaires et à leurs engagements ont été présentées dans ce procès, mais complètement hors contexte. Les volontaires n’étaient pas et ne sont pas les soldats d’une armée noire engagée dans une guerre civile contre les blancs. Ils étaient – et ce sont – des ouvriers dévoués prêts à mener des campagnes initiées par l’ANC pour distribuer des tracts, organiser des grèves ou faire ce que la campagne du moment exige. Ils sont appelés volontaires parce qu’ils sont volontaires pour assumer les peines d’emprisonnement et le fouet qui sont aujourd’hui prescrits par la loi pour de tels actes.
Pendant la Campagne de défiance, le Public Safety Act et le Criminal Law Amendment Act ont été votés. Ces textes prévoient des peines plus dures pour les délits de manifestation contre les lois. Malgré cela, les manifestations ont continué et l’ANC est resté fidèle à sa politique de non violence. En 1956, 156 dirigeants de l’ANC, moi y compris, ont été arrêtés accusés de haute trahison aux termes du Suppression of Communism Act. La politique non violente de l’ANC fut mise en question par l’État, mais lorsque le tribunal rendit son jugement cinq années plus tard, il conclut que l’ANC n’avait pas de stratégie de la violence. Nous fûmes blanchis de toutes les accusations dont celle prétendant que l’ANC visait à remplacer le régime actuel par un état communiste. Le gouvernement a toujours cherché à qualifier ses opposants de communistes. Cette accusation a été répétée dans l’affaire présente, mais comme je vais le montrer, l’ANC n’est pas et ne sera jamais une organisation communiste.
En 1960, il y a eu le massacre de Sharpeville qui entraina la proclamation de l’état d’urgence et l’interdiction de l’ANC. Mes collègues et moi-même, après mûre réflexion, avons décidé que nous n’obéirions pas à ce décret. Le peuple africain ne faisait pas partie du gouvernement et ne votait pas les lois par lesquels il était gouverné. Nous avons cru dans les mots de la déclaration universelle des Droits de l’Homme selon lesquels « la volonté du peuple sera la base de l’autorité du gouvernment », et, pour nous, accepter l’interdiction signifiait accepter d’être réduits au silence pour toujours. L’ANC refusa de se dissoudre, et devint clandestine. Nous croyions qu’il était de notre devoir de préserver cette organisation qui avait été construite par cinquante ans d’efforts ininterrompus. Je n’avais aucun doute, aucune organisation politique blanche qui se respecte ne se dissoudrait si elle était déclarée illégale par un gouvernement dans lequel elle n’avait rien à dire.
En 1960, le gouvernement organisa un referendum qui conduisit à l’établissement de la république. Les Africains qui constituaient approximativement 70% de la population de l’Afrique du Sud ne furent pas autorisés à voter et ne furent même pas consultés sur les changements constitutionnels proposés. Nous avions tous des appréhensions quant à notre futur dans la République blanche envisagée et une résolution fut prise de tenir une Conférence générale pour appeler à une Convention nationale et d’organiser des manifestations de masse pour protester contre la mise en place de cette République que nous ne voulions pas, si le gouvernement refusait cette Convention. Différentes tendances politiques se réunirent. J’étais le secrétaire de la conférence et acceptai d’être responsable de l’organisation d’un stay-at-home (Restez à la maison !) Qui coïncida avec la déclaration de la République. Toute grève africaine étant illégale, celui qui l’organisait devait éviter d’être arrêté. J’avais choisi d’être cette personne, et en conséquence, j’avais dû quitter ma maison et ma famille pour me cacher.
Le stay-a-home, selon la politique de l’ANC, devait être une manifestation pacifique. Des instructions précises avaient été données aux organisateurs et aux membres pour éviter tout recours à la violence. La réponse du gouvernement fut d’introduire des nouvelles lois plus dures, de mobiliser ses forces armées et d’envoyer les véhicules militaires Saracens et des soldats dans les townships dans une démonstration massive de force visant à intimider le peuple. C’était le signe que le gouvernement avait décidé de gouverner par la force uniquement et cette décision fut l’étape décisive sur la route d’Umkhonto.
Ceci peut paraître en partie hors propos à ce procès. En fait, je crois que rien n’est hors propos parce que, je l’espère, cela permettra à la Cour d’apprécier l’attitude finalement adoptée par les différentes personnes et organisations concernées par le Mouvement de libération nationale. Lorsque je suis allé en prison en 1962, l’idée dominante était que la perte de vie devait être évitée. Je sais maintenant que c’était encore le cas en 1963.
Je dois revenir à juin 1961. Que devions-nous faire, nous, les dirigeants de notre peuple ? Devions nous nous soumettre à la démonstration de force et aux menaces que cela impliquait pour notre action future, ou devions-nous la combattre, et si oui, comment ?
Nous n’avions aucun doute qu’il nous fallait poursuivre notre combat. L’inverse aurait signifié une reddition abjecte. Notre problème n’était pas de combattre ou pas, mais comment continuer le combat. Nous, à l’ANC, avions toujours défendu une démocratie non raciale, et nous étions éloignés de toute action qui aurait divisé les races plus encore qu’elles ne l’étaient. Mais la cruelle vérité était que cinquante années de non violence n’avaient rien apporté aux Africains, sinon une législation de plus en plus répressive et de moins en moins de droits. Cela peut être difficile à comprendre pour ce tribunal, mais c’est un fait que pendant longtemps, les gens ont parlé de violence, du jour où ils combattraient l’homme Blanc et reprendraient leur pays, et nous, les dirigeants de l ‘ANC, les avions néanmoins toujours persuadés d’éviter la violence et de garder des méthodes pacifiques. Lorsque certains d’entre nous discutèrent de cela en mai et juin 1961, nous ne pûmes nier que notre stratégie visant à créer un «État non racial » par la non violence n’avait abouti à rien et que nos partisans commençaient à perdre confiance dans cette stratégie et à développer des idées dérangeantes de terrorisme.
Il ne faut pas oublier qu’à cette époque la violence était, en fait, devenue une caractéristique de la scène politique sud-africaine. Il y avait eu la violence en 1957, lorsque les femmes de Zeerust reçurent l’ordre de porter des passes. Celle de 1958, avec l’obligation d’abattre le cheptel au Sekhukhuyniland. Il y eut la violence de 1959, lorsque les gens de Cato Manor protestèrent contre les contrôles de passes. Il y eut la violence de 1960, lorsque le gouvernement essaya d’imposer une administration bantoue dans le Pondoland. Trente-neuf Africains moururent dans ce conflit. En 1961, il y eut les bagarres de Warmbaths et, pendant toute cette période, le Transkei fut secoué par des troubles permanents. Chaque conflit révélait clairement l’inévitable progression chez les Africains, de la conviction que la violence était la seule solution, chaque conflit montrait qu’un gouvernement qui utilise la force pour maintenir son régime apprend aux opprimés à utiliser la force pour s’opposer à lui. Dans les zones urbaines, des petits groupes se sont déjà formés et projettent spontanément des formes violentes de combat politique. Il y avait maintenant un danger que ces groupes adoptent le terrorisme contre les Africains aussi bien que contre les Blancs, s’ils n’étaient pas correctement dirigés. Les formes de violence engendrées dans des lieux tels que Zeerust, Sekhukhuniland et Pondoland parmi les Africains sont particulièrement inquiétantes. Elles prennent de plus en plus la forme d’un combat non pas contre le gouvernement, même si c’est lui qui les a motivés, mais de troubles civiles entre eux, conduits de telle manière que cela ne peut aboutir qu’à des pertes de vies et à la frustration.
Au début de juin 1961, après une longue et inquiétante évaluation de la situation en Afrique du Sud, avec certains collègues j’en suis venu à la conclusion que puisque la violence dans ce pays était inévitable, il serait irréaliste et faux pour des dirigeants africains de continuer à prêcher la paix et la non violence alors que le gouvernement répondait à nos revendications pacifiques par la force.
Il ne fut pas facile de parvenir à cette conclusion. Ce ne fut que lorsque tout eut échoué, lorsque tous les moyens de protestation pacifique nous furent rendus impossibles, que la décision fut prise d’utiliser des formes violentes de combat politique et de créer Umkhonto we Sizwe. Non parce que nous désirions une telle évolution, mais seulement parce que le gouvernement ne nous avait pas laissé d’autres choix. Dans le Manifeste d’Umkhonto publié le 16 décembre 1961, nous disons : « Il arrive, dans chaque nation, un moment où il ne reste plus que deux choix, se soumettre ou combattre. Ce temps est maintenant venu en Afrique du Sud. Nous ne nous soumettrons pas et nous n’avons pas d’autre choix que de rendre les coups par tous les moyens en notre possession pour défendre notre peuple, notre future et notre liberté ».
Tel était notre sentiment en juin 1961, lorsque nous avons décidé de faire pression pour un changement dans la stratégie du Mouvement de libération nationale. Je ne peux que dire que je me suis senti obligé d’agir ainsi.
Nous qui avons pris cette décision, avons commencé à consulter les dirigeants des différentes organisations, y compris l’ANC. Je ne dirai pas à qui nous avons parlé, ou ce que nous avons dit, mais j’aimerais parler du rôle de l’ANC dans cette phase de notre combat, et de la stratégie et des objectifs d’Umkhonto we Sizwe.
Pour ce qui concerne l’ANC, elle a eu une position claire que l’on peut résumer de cette façon : c’était une organisation politique de masse avec une mission politique à remplir. Ses membres l’avaient rejointe sur la base formelle de la non violence.
C’est la raison pour laquelle elle ne se livrerait pas à la violence. Cela doit être souligné. On ne pouvait pas transformer une telle organisation en petits groupes, étroitement liés, qu’exige le sabotage. Ce ne serait pas non plus correct politiquement, car cela résulterait dans l’abandon par les militants des actions essentielles de l’activité : la propagande politique et l’organisation. On ne pouvait pas non plus permettre de changer fondamentalement la nature de l’organisation.
D’un autre côté, face à la situation que j’ai décrite, l’ANC était prête à se séparer de ses cinquante ans de politique non violente dans la mesure où elle ne désapprouverait plus la violence correctement contrôlée. Ceux de ses membres qui s’engageraient dans de telles activité ne seraient donc plus sujet à une action disciplinaire de l’ANC.
Je dis « une violence correctement contrôlée », parce que j’avais dit clairement que si je formais l’organisation, je la soumettrais à n’importe quel moment au contrôle politique de l’ANC et n’engagerais aucune autre forme d’action sans l’accord de l’ANC. Et je vais maintenant expliquer au tribunal comment cette forme de violence a été définie.
Après cette décision, Umkhonto a été créée en novembre 1961. En prenant cette décision et en formulant ensuite nos plans, l’héritage de l’ANC de non violence et d’harmonie raciale continua à planer sur nous. Nous sentions que le pays se dirigeait vers une guerre civile entre Noirs et Blancs. Nous observions la situation avec inquiétude. La guerre civile pouvait signifier la destruction de ce pourquoi l’ANC avait combattu. Avec la guerre civile, la paix raciale serait plus difficile que jamais à atteindre. Nous avions déjà des exemples dans l’histoire sud-africaine des conséquences de ce genre de guerre. Il a fallu plus de cinquante ans pour que les cicatrices de la guerre sud-africaine (entre Britanniques et Boers-NDT) disparaissent ; Combien faudrait-il de temps pour éradiquer les cicatrices d’une guerre civile interraciale qui ne pouvait pas être sans faire des pertes importantes de chaque côté ?
Éviter la guerre civile a été notre principale préoccupation pendant des années, mais lorsque nous avons décidé d’adopter la violence comme élément de notre stratégie, nous avons réalisé que nous pourrions être amenés un jour à affronter la perspective d’une telle guerre. Cela devait être pris en compte dans la formulation de nos projets. Nous voulions un plan flexible qui nous permettrait d’agir en accord avec les besoins du moment. Plus que tout, le plan devait reconnaître la guerre civile comme dernier recours et laisser la décision sur cette question pour le futur. Nous ne voulions pas être engagés dans une guerre civile, mais nous voulions être prêts si elle devenait inévitable.
Quatre formes de violence étaient possibles. Le sabotage, la guérilla, le terrorisme et la révolution ouverte. Nous avons choisi d’adopter la première méthode et de l’utiliser jusqu’au bout avant de prendre tout autre décision.
À la lumière de notre contexte politique, le choix était logique. Le sabotage n’implique pas la perte de vies humaines et il offre le meilleur espoir pour les futures relations entre les races. La frustration serait maintenue au minimum et, si cette stratégie portait des fruits, un gouvernement démocratique pourrait devenir une réalité. C’est ce que nous avons ressenti à l’époque, et c’est ce que nous disions dans notre manifeste :
« Nous, Umkhonto we Sizwe, nous avons toujours cherché à obtenir la libération sans verser de sang et sans affrontements civils. Nous espérons, même à cette heure tardive, que nos premières actions réveilleront tout un chacun pour prendre conscience de la situation désastreuse à laquelle la politique nationaliste nous conduit. Nous espérons que nous ramènerons le gouvernment et ses partisans à la conscience avant qu’il ne soit trop tard, afin que lui-même et sa politique puissent être changés avant que les choses en arrivent à l’état désespéré de guerre civile. »
Le plan initial était basé sur une analyse minutieuse de la situation politique et économique de notre pays. Nous pensions que l’Afrique du Sud dépendait dans une large mesure des capitaux étrangers et du commerce international. Nous pensions qu’une destruction planifiée des centrales électriques et des actions contre les chemins de fer et les communications feraient fuir les capitaux du pays, rendrait plus difficile le transport des biens depuis les zones industrielles jusqu’aux ports dans les temps prévus, et, à long terme, affecterait lourdement la vie économique du pays, poussant les électeurs à reconsidérer leur position.
Les attaques contre la vie économique du pays devaient être liées au sabotage des bâtiments du gouvernement et autres symboles de l’apartheid. Ces attaques devaient servir de source d’inspiration à notre peuple. En outre, elles devaient fournir une porte de sortie à ceux qui étaient pressés d’adopter des méthodes violentes et nous permettraient de donner la preuve concrète à nos partisans que nous avions adopté une ligne plus dure et que nous combattions en retour la violence du gouvernment.
En outre, si l’action de masse était organisée avec succès, et les représailles massives également, nous sentions que nous bénéficierions de la sympathie pour notre cause à l’étranger et que des pressions plus fortes seraient imposées au gouvernement sud-africain.
Tel était le plan. Umkhonto devait effectuer des sabotages, et des instructions strictes furent données à ses membres dès le début. En aucun cas, ils ne devaient blesser ou tuer des gens en planifiant ou en exécutant les opérations. Ces instructions sont citées dans les pièces à conviction de « M.X » et « M.Z »
Les affaires d’Umkhonto étaient contrôlées et dirigées par un Haut Commandement National qui avait les pouvoirs de cooptation et qui pouvait – et le fit – nommer les commandants régionaux. Ce Haut commandement tétait la structure qui définissait les tactiques et les objectifs et était responsable de l’entraînement et du financement. Sous le Haut Commandement, il y avait les Commandements régionaux qui étaient responsables de la direction des groupes locaux de sabotage. Dans le cadre de la stratégie élaborée par le Haut Commandement National, les commandements régionaux avaient l’autorité de sélectionner les objectifs à attaquer. Ils n’avaient pas l’autorité de lancer des actions mettant des vies en danger ou ne correspondant pas au plan général de sabotage. Par exemple, les membres d’Umkhonto n’avaient pas le droit d’être armés pendant les opérations. Incidemment, les termes de Haut Commandement et Commandements régionaux furent empruntés à l’organisation nationale juive Irgun Zwai Leumi, qui opéra en Israël entre 1944 et 1948.
Umkhonto a mené ses premières opérations le 16 décembre 1961, avec les attaques des bâtiments gouvernementaux à Johannesburg, Port Elizabeth et Durban. La sélection des cibles est la preuve de la stratégie à laquelle je me réfère. Si nous avions voulu attaquer la vie, nous aurions sélectionné des cibles où les gens se réunissent et non des bâtiments vides et des centrales électriques. Le sabotage commis avant le 16 décembre 1961 a été l’œuvre de groupes isolés et n’avait aucun lien de quel qu’ordre que ce soit avec Umkhonto. En fait, certains de ces actes et d’autres plus tard furent revendiqués par d’autres organisations.
Le Manifeste d’Umkhonto a été rendu publique le jour du lancement des opérations. La réponse à nos actions et au Manifeste au sein de la population blanche fut particulièrement violente. Le gouvernement menaça de répondre par une action forte et appela ses partisans à rester ferme et à ignorer les revendications des Africains. Les Blancs ne répondirent pas en suggérant des changements, ils répondirent à notre appel en suggérant le laager.
En revanche, la réponse des Africains fut celle de l’encouragement. Soudain, l’espoir renaissait. Quelque chose se passait. Les gens dans les townships étaient impatients de nouvelles politiques. Un grand enthousiasme suivit les premiers succès, et les gens commencèrent à spéculer sur le temps qu’il faudrait pour accéder à la liberté.
Mais nous, à Umkhonto, nous avons porté le poids de cette réponse des Blancs avec anxiété. Les lignes étaient en train d’être tracées. Les blancs et les noirs se déplaçaient dans différents camps et les perspectives d’éviter une guerre civile s’éloignaient. Les journaux blancs publiaient des reportages disant que les sabotages seraient punis de la peine de mort. S’il en était ainsi, comment continuerions-nous à tenir les Africains loin du terrorisme ?
De nombreux Africains avaient déjà perdu la vie dans les affrontements raciaux. En 1920, lorsque le célèbre dirigeant Masabala fut détenu à Port Elizabeth, vingt-quatre membres d’un groupe africain qui s’étaient rassemblés pour exiger sa libération furent tués par la police et les civils blancs. En 1921, plus d’une centaine d’Africains sont mort à Bulhoek. En 1924, plus de deux cents ont été tués lorsque l’administrateur du Sud-Ouest africain lança une force contre un groupe qui s’était opposé à l’imposition de la taxe sur les chiens. Le 1er Mai 1950, dix-huit Africains sont morts sous les balles de la police pendant la grève. Le 21 mars 1960, soixante-neuf personnes désarmées ont été tuées à Sharpeville.
Combien de Sharpeville y aura-t-il encore dans l’histoire de notre pays ? Et combien encore de Sharpeville le pays pourra-t-il supporter sans que la violence et la terreur ne deviennent l’ordre du jour ? Et qu’arrivera-t-il à notre peuple lorsque nous en serons là ? À long terme, nous sommes certains de réussir, mais à quel prix pour nous et pour le reste du pays ? Et si cela arrivait, comment noirs et blancs pourraient-ils vivre ensemble à nouveau dans la paix et l’harmonie ? Tels étaient les questions auxquelles nous devions faire face et telles furent nos décisions.
L’expérience nous a convaincus que la rébellion offrirait au gouvernement des occasions illimitées pour massacrer sans distinction notre peuple. Mais c’était précisément parce que le sol d’Afrique du sud était déjà gorgé de sang d’innocents Africains que nous ressentions le devoir de nous préparer à un projet à long terme en utilisant la force pour nous défendre contre la force. Si la guerre était inévitable, nous voulions que le combat soit mené dans des conditions plus favorables pour notre peuple. Le combat qui nous garantissait les meilleures perspectives et les moindres risques pour la vie des deux côtés était la guérilla. Nous décidâmes, alors, dans notre préparation pour le futur, de prévoir la possibilité de la guérilla.
Tous les Blancs doivent faire leur service militaire, mais un tel entrainement n’est pas donné aux Africains. Il nous parut essentiel de construire un noyau d’hommes entrainés, capables d’assurer la direction indispensable au lancement de la guérilla. Nous devions nous préparer à une telle situation avant qu’il ne soit trop tard. Il était aussi nécessaire de construire un noyau d’hommes entrainés dans l’administration civile et autres professions, afin que les Africains soient équipés pour participer au gouvernement de ce pays dès qu’ils en seraient autorisés.
À ce moment là, il fut décidé que j’assisterai à la Conférence du Mouvement panafricain pour la liberté qui réunissait l’Afrique centrale, orientale et australe devait se tenir au début de 1962 à Addis Abeba. Et du fait des impératifs imposés par notre préparation, il fut aussi décidé qu’après la conférence, je ferais une tournée des États africains afin d’obtenir des facilités pour l’entraînement des soldats, et de solliciter également des bourses d’étude dans l’enseignement supérieur pour les Africains de niveau universitaire. La formation dans les deux domaines serait nécessaire même si les changements survenaient par des moyens pacifiques. Les administrateurs seraient nécessairement ceux qui le voudraient et seraient capables d’administrer un État non racial, tout comme le seraient les hommes qui contrôleraient l’armée et les forces de police d’un tel État.
C’est dans cet état d’esprit que j’ai quitté l’Afrique du Sud pour aller à Addis Abeba en tant que délégué de l’ANC. Ma tournée fut couronnée de succès. Où que j’aille, je bénéficiai de la sympathie pour notre cause et de promesses d’aide. Toute l’Afrique était unie contre l’Afrique du Sud Blanche, et, même à Londres, j’ai été reçu avec une grande sympathie par des dirigeants politiques tels que M. Gaitskell et M. Grimond. En Afrique, certains États m’ont promis de l’aide. Julius Nyerere, maintenant président du Tanganyika, M. Kawawa, alors Premier ministre du Tanganyika, l’empereur Hailé Sélassié d’Éthiopie, le général Abboud, président du Soudan, Habib Bourguiba, le président de la Tunisie, Ben Bella, l’actuel président d’Algérie, Modibo Keita, le président du Mali, Léopold Senghor, président du Sénégal, Sékou Toure, président de Guinée, le président Tubman du Liberia et Milton Obote Premier ministre d’Ouganda. Ce fut Ben Bella qui m’invita à visiter Oujda, le quartier général de l’Armée algérienne de Libération Nationale, la visite qui est décrite dans mon journal, une des pièces à conviction.
J’ai commencé à étudier l’Art de la guerre et de la révolution et, pendant que j’étais à l’étranger, j’ai suivi un cours d’entraînement militaire. S’il guérilla il y avait, je voulais être capable de combattre aux côtés de mon peuple et de partager les risques de la guerre avec eux. Les notes de cours que j’ai reçus en Algérie sont contenues dans la Pièce à conviction n°16, produite comme preuve. Des résumés de livres sur la guérilla et la stratégie militaire ont également été produits. J’ai déjà admis que ces documents sont écrits de ma main et je reconnais que j’ai fait ces études pour me préparer au rôle que je pourrais avoir à jouer si le combat évoluait en guérilla. J’ai approché ces questions comme tout nationaliste africain devait le faire. J’étais complètement objectif. Le tribunal verra que j’ai essayé d’examiner tous les spécialistes en la matière, de l’Est et de l’Ouest, revenant aux ouvrages classiques de Clausewitz et couvrant des écrits aussi différents que Mao Tse Tong et Che Guevara d’un côté, et ceux de la guerre Anglo-Boers de l’autre. Bien sûr, ces notes ne sont que des résumés des livres que j’ai lus et ne contiennent pas d’opinions personnelles.
J’ai aussi organisé les entrainements militaires de nos recrues. Mais ici, cela ne fut pas possible sans la coopération des bureaux de l’ANC en Afrique. J’ai donc obtenu la permission de l’ANC en Afrique du Sud de le faire. C’était donc un écart par rapport aux décisions initiales de l’ANC, mais cela ne s’appliquait qu’à l’extérieur des frontières. La première vague de recrues arriva en réalité au Tanganyika au moment de mon passage dans ce pays sur le chemin du retour en Afrique du Sud.
Je suis revenu en Afrique du Sud et j’ai rendu compte à mes collègues des résultats de mon voyage. À mon retour, j’ai constaté qu’il y avait eu des légères altérations de la scène politique, la menace de peine de mort pour sabotage était devenue une réalité. L’attitude de mes collègues d’Umkhonto était la même qu’au moment de mon départ. Ils avançaient à l’aveuglette prudemment et sentaient qu’il se passerait un long moment avant que les possibilités de sabotage ne soient épuisées. En fait, certains exprimèrent l’opinion que la formation des recrues était prématurée. Cela est enregistré dans mes documents Pièce à conviction n°14. Après une discussion sur tous les aspects, cependant, il fut décidé d’avancer en gardant les projets militaires car c’était un fait qu’il faudrait plusieurs années pour construire un noyau suffisant de soldats entrainés pour lancer une campagne de guérilla et, de toute façon, l’entraînement servirait.
J’aimerais, maintenant, aborder certaines allégations générales prononcées dans ce procès par l’État. Mais avant cela, je souhaiterais revenir à certains événements relatés par des témoins, survenus à Port Elizabeth et East London. Je veux parler des bombes dans des maisons privées de personnes pro-gouvernement en septembre, octobre et novembre 1962. Je ne sais pas quelle justification a été donnée à ces actes, ni quelle était la provocation. Mais si ce que j’ai dit auparavant est accepté, il devient clair que ces actes n’ont rien à voir avec la stratégie suivie par Umkhonto.
Une des accusations de l’inculpation est que Rivonia était le quartier général d’Umkhonto. Ce n’était pas vrai à l’époque où j’y étais. On m’a dit, bien sûr, et je savais que certaines des activités du Parti communiste étaient organisées là. Mais ce n’est pas une raison (comme je vais maintenant l’expliquer) pour ne pas utiliser cet endroit.
Je suis venu là de la manière suivante :
Comme je l’ai déjà indiqué, au début d’avril 1961, je suis rentré dans la clandestinité pour organiser la grève générale de Mai. Mon travail impliquait de voyager dans tout le pays, vivant dans les townships ici, dans les villages ruraux là, et à nouveau dans les villes.
Pendant la deuxième partie de l’année, j’ai commencé à aller à la maison d’Arthur Goldreich à Parktown où j’avais l’habitude de rencontrer ma famille dans l’intimité. Bien que n’ayant aucun lien politique avec lui, je connaissais Arthur Goldreich depuis 1958. En octobre, il m’informa qu’il déménageait hors de la ville et m’offrit une cache. Quelques jours plus tard, il organisa mon voyage à Rivonia avec Michael Harmel. Naturellement, je trouvais que Rivonia était un endroit idéal pour un homme qui vivait la vie d’un hors la loi. Jusque là, j’avais été obligé de vivre à l’intérieur pendant la journée et ne pouvais m’aventurer à l’extérieur que protégé par l’obscurité. Mais à Liliesleaf (la ferme de Rivonia) je pouvais vivre différemment et travailler beaucoup plus efficacement.
Pour des raisons évidentes, je devais me déguiser et je pris le nom de David. En décembre, Arthur Goldreich et sa famille arrivèrent. Je restai là jusqu’à mon départ à l’étranger le 11 janvier 1962. Comme je l’ai déjà dit, je suis revenu en juillet 1962 et j’ai été arrêté dans le Natal le 5 août.
Jusqu’au moment de mon arrestation, Liliesleaf fut le quartier général ni de l’ANC, ni d’Umkhonto. En dehors de moi, aucun responsable ou membre de ces organisations n’y a vécu, aucune réunion d’organisations ne s’y est tenue et aucune activité liée à elles ne fut organisée ou dirigée de là. En de nombreuses occasions pendant mon séjour à la ferme, j’ai rencontré le Comité exécutif de l’ANC et le Haut Commandement, mais de telles réunions étaient tenues ailleurs, pas à la ferme.
Pendant mon séjour à la ferme Liliesleaf, j’ai fréquemment rendu visite à Arthur Goldreich dans la maison principale et il me rendait également visite dans ma chambre. Nous avons eu de nombreuses discussions politiques sur des sujets variés. Nous avons eu des discussions sur des questions idéologiques et pratiques, sur le Congress Alliance, Umkhonto et ses activités de façon générale, et sur son expérience en tant que soldat dans le Palmach, l’aile militaire de la Haganah. La Haganah était l’autorité politique du Mouvement national juif en Palestine.
À cause de ce que j’ai appris de Goldreich, j’ai recommandé à mon retour en Afrique du Sud, qu’il soit recruté par Umkhonto. Je ne sais pas personnellement si cela a été fait.
Une autre des allégations de l’État est que les buts et objectifs de l’ANC et du Parti communiste sont les mêmes. J’aimerais en parler et parler de ma propre position, car je dois assumer le fait que l’État peut utiliser certaines pièces à conviction pour prétendre que j’ai essayé d’introduire le Marxisme dans l’ANC. L’accusation est fausse. C’est une vieille accusation qui a été rejetée au Procès pour Trahison et qui sort à nouveau la tête. Mais puisque cette accusation a été portée, je dois en parler et je dois parler des relations entre l’ANC et le Parti communiste, et entre Umkhonto et ce parti.
Le credo idéologique de l’ANC est, et a toujours été, celui du Nationalisme africain. Crier « Jetez l’Homme Blanc à la mer » n’est pas la conception du Nationalisme africain. Le Nationalisme africain dont se réclame l’ANC est une conception de la liberté et de l’épanouissement du peuple africain dans son propre pays. Le document le plus important jamais adopté par l’ANC est la « Charte de la Liberté ». C’est sans aucun doute un projet pour un État socialiste. Elle prévoit la redistribution et non la nationalisation de la terre, elle prévoit la nationalisation des mines, des banques et des industries monopolistiques, car les grands monopoles sont possédés par une race seulement et sans cette nationalisation, la domination raciale se perpétuerait en dépit de l’étendue du pouvoir politique. Il serait inutile d’abroger les interdits de la Loi sur l’or contre les Africains si toutes les mines d’or sont la propriété des compagnies européennes. De ce point de vue, la stratégie de l’ANC correspond à l’ancienne stratégie de l’actuel Parti nationaliste qui, pendant de nombreuses années, avait dans son programme la nationalisation des mines d’or qui, à l’époque, étaient contrôlées par le capital étranger. Aux termes de la Charte de la Liberté, les nationalisations prendraient place dans une économie basée sur l’entreprise privée. La réalisation de la Charte de la Liberté ouvrirait des champs nouveaux pour une population africaine prospère de toutes classes, y compris la classe moyenne. L’ANC n’a jamais à aucun moment de son histoire préconisé un changement révolutionnaire dans la structure économique du pays, ni, pour autant que je m’en souvienne, condamné la société capitaliste.
En ce qui concerne le Parti communiste et si je comprends correctement sa stratégie, il veut la mise en place d’un État fondé sur les principes du Marxisme. Bien que prêt à travailler pour la Charte de la Liberté, comme solution à court terme aux problèmes créés par la suprématie blanche, il considère la Charte de la Liberté comme le début et non la fin de son programme.
L’ANC, à la différence du Parti communiste, n’admettait que les Africains dans ses rangs. Son objectif premier était, et est, l’unité et les pleins droits politiques pour le peuple africain. Le but premier du Parti communiste, d’un autre côté, était de supprimer les capitalistes et de les remplacer par un gouvernement ouvrier. Le parti communiste cherchait à renforcer les distinctions de classe tandis que l’ANC cherche à les harmoniser. C’est là une différence fondamentale.
Il est vrai qu’il y a souvent eu une coopération étroite entre l’ANC et le Parti communiste. Mais la coopération signifie simplement avoir des objectifs communs, dans ce cas le renversement de la suprématie blanche, et non une communauté complète d’intérêts.
L’histoire du monde est remplie d’exemples similaires. Peut-être l’illustration la plus frappante est-elle la coopération entre la Grande Bretagne, les États Unis d’Amérique et l’Union soviétique dans le combat contre Hitler. Personne en dehors d’Hitler n’aurait osé suggérer qu’une telle coopération a transformé Churchill ou Roosevelt en communistes ou en instruments des communistes, ni que la Grande Bretagne et l’Amérique œuvrait à la naissance d’un monde communiste.
Umkhonto est un autre exemple de coopération précisément. Peu après la création d’Umkhonto, je fus informé par certains membres que le Parti communiste soutenait la branche armée et c’est ce qui se produisit. Plus tard, ce soutien s’exprima ouvertement.
Je crois que les communistes ont toujours joué un rôle actif dans le combat des pays colonisés pour leur liberté car les objectifs à court terme du communisme correspondent toujours aux objectifs à long terme des mouvements de libération. Ainsi, les communistes ont joué un rôle important dans les guerres de libération menée dans des pays tels que la Malaisie, l’Algérie et l’Indonésie, et aucun de ces États ne sont des pays communistes. De la même manière, dans les mouvements clandestins de résistance qui sont apparus en Europe pendant la dernière guerre mondiale, les communistes ont joué un rôle important. Même le général Chang kai-Chek aujourd’hui l’un des pires ennemis du communisme, a combattu avec les communistes contre la classe dirigeante dans la lutte qui l’a conduit au pouvoir en Chine en 1930.
Ce modèle de coopération entre communistes et non communistes s’est répété dans le Mouvement de libération nationale d’Afrique du sud. Avant l’interdiction du Parti communiste, les campagnes communes impliquant le Parti communiste et les mouvements du Congrès étaient une pratique acceptée. Les communistes africains pouvaient, et c’est ce qu’ils firent, devenir membres de l’ANC et certains ont fait partie des comités national, provinciaux et locaux. Parmi ceux qui ont été membres du Comité national exécutif, il y eut Albert Nzula, ancien secrétaire général du Parti communiste, Moses Kotane, autre ancien secrétaire général et J.B. Marks, ancien membre du Comité central.
J’ai rejoint l’ANC en 1944 et dans ma jeunesse, j’ai défendu l’idée que la politique consistant à admettre des communistes dans l’ANC et la coopération étroite qui existait à cette époque sur des questions précises entre l’ANC et le Parti communiste conduiraient à une dilution de la conception du nationalisme africain de l’ANC. À ce moment là, j’étais membre de la Ligue de la Jeunesse de l’ANC et l’un du groupe qui poussait à l’expulsion des communistes de l’ANC. Cette proposition fut lourdement battue. Parmi ceux qui votèrent contre la motion, il y avait certaines des tendances les plus conservatrices de l’opinion politique africaine. Ils défendaient leur position par l’argument selon lequel, depuis le début, l’ANC n’avait pas été créée et construite comme un parti politique avec une seule école de pensée politique, mais comme un Parlement du peuple africain, accueillant des gens de convictions politiques différentes, tous unis par un but commun de libération nationale. Je fus finalement gagné à ce point de vue et n’en ai plus bougé depuis.
Il est peut-être difficile pour des Sud-Africains blancs, avec un préjugé tenace contre le communisme, de comprendre pourquoi les hommes politiques africains expérimentés sont si prompts à accepter les communistes comme des amis. Mais pour nous, la raison est évidente. Les divergences théoriques entre ceux qui luttent contre l’oppression sont un luxe que nous ne pouvons nous permettre à ce moment de notre histoire. De plus, depuis des décennies, les communistes ont été le seul groupe politique en Afrique du Sud décidé à traiter les Africains comme des êtres humains et des égaux. À être prêts à manger avec nous, à parler avec nous, à vivre avec nous, à travailler avec nous. Ils étaient le seul groupe politique prêt à agir avec les Africains pour l’obtention de leurs droits politiques et une place dans la société. C’est pourquoi, il y a beaucoup d’Africains, aujourd’hui, qui tendent à assimiler la liberté au communisme. Ils sont renforcés dans cette conviction par une législation qui étiquette tous les partisans d’un gouvernement démocratique et de la liberté, de communistes et bannit nombre d’entre eux (qui ne sont pas communistes) aux termes de la loi sur la Suppression du Communisme. Bien que n’ayant jamais été membre du Parti communiste, j’ai moi-même été soumis à cette loi pernicieuse pour le rôle que j’ai joué dans la Campagne de Défiance. J’ai aussi été banni et emprisonné aux termes de cette loi.
Ce n’est pas seulement dans la politique interne que nous comptons les communistes parmi ceux qui soutiennent notre cause. Les pays communistes dans le monde nous sont toujours venus en aide. Aux Nations-Unies et autres Conseils mondiaux, le bloc communiste a soutenu la lutte afro-asiatique contre le colonialisme et souvent semblé avoir plus de sympathies pour notre cause que certaines puissances occidentales. Malgré la condamnation universelle de l’apartheid, le bloc communiste s’exprime contre lui avec une voix plus forte que la plupart du monde blanc. Dans ces circonstances, seul un jeune politicien irréfléchi comme je l’étais en 1949 proclamerait que les Communistes sont nos ennemis.
Voici maintenant ma propre position. J’ai nié être un communiste, et je pense que dans ces circonstances, je suis obligé d’expliquer exactement ce que sont mes convictions politiques.
Je me suis toujours considéré en premier lieu comme un patriote africain. Après tout, je suis né à Umtata, il y a quarante-six ans. Mon tuteur était mon cousin, le chef souverain en exercice du Tembuland, et je suis parent à la fois du chef souverain actuel du Tembuland, Sabata Dalindyebo et de Kaizer Matanzima, le chef ministre du Transkei.
Aujourd’hui, je suis attiré par l’idée d’une société sans classe, une attraction née de mes lectures en partie marxistes, et, en partie, de mon admiration pour la structure et l’organisation des premières sociétés africaines de ce pays. La terre, les principaux moyens de production, appartenaient à la tribu. Il n’y avait ni riches, ni de pauvres et ni exploitation.
Il est vrai, comme je l’ai déjà dit, que j’ai été influencé par la pensée marxiste. Mais cela est aussi vrai de nombre de dirigeants des nouveaux États indépendants. Des personnalités aussi différentes que Gandhi, Nehru, Nkrumah et Nasser reconnaissent toutes ce fait. Nous acceptons tous le besoin d’une certaine forme de socialisme pour permettre à notre peuple de rattraper les pays avancés de ce monde et pour vaincre l’héritage d’extrême pauvreté qu’ils nous ont laissé. Mais cela ne signifie pas que nous sommes Marxistes.
En effet, pour ce qui me concerne, je crois qu’il est possible de débattre de la question de savoir si le Parti communiste a un quelconque rôle spécifique à jouer à cette étape précise de notre combat politique. La tâche première au moment présent est la disparition de la discrimination raciale et l’obtention des droits démocratiques sur la base de la Charte de la Liberté. Et aussi longtemps que ce Parti assume cette tâche, je salue sa participation. Je comprends que c’est l’un des moyens par lesquels les gens de toutes les races peuvent être attirés dans notre combat.
De mes lectures de la littérature marxiste et des conversations avec des Marxistes, j’ai tiré l’impression que les communistes considèrent le système parlementaire de l’Occident comme non démocratique et réactionnaire, Mais, moi, au contraire, je suis un admirateur d’un tel système.
La Magna Carta, la Petition of Rights, la Bill of Rights sont des documents considérés avec vénération par les démocrates à travers le monde.
J’ai un grand respect pour les institutions politiques britanniques et pour le système judiciaire du pays. Je considère le Parlement britannique comme l’institution la plus démocratique du monde et l’indépendance et l’impartialité de sa justice a toujours fait mon admiration.
Le Congrès américain, la doctrine du pays de séparation des pouvoirs, tout comme l’indépendance de sa justice, éveillent en moi les mêmes sentiments.
J’ai été influencé dans ma pensée par l’Ouest et l’Est. Tout cela m’a conduit à sentir que dans ma recherche d’une formule politique je devais être absolument impartial et objectif. Je ne devais me lier à aucun système particulier de société autre que le socialisme. Je dois rester libre d’emprunter le meilleur de l’Ouest et de l’Est.
Certaines pièces à conviction suggèrent que nous avons reçu un soutien financier de l’étranger et je souhaite en parler.
Notre combat politique a toujours été financé par des sources internes, des fonds réunis par notre peuple et par nos partisans. Si nous avions une campagne spéciale ou un procès politique important, comme le Procès pour Trahison, nous recevions une assistance financière d’individus et d’organisation sympathisantes des pays occidentaux. Nous n’avons jamais sentis la nécessité d’aller au-delà de ces sources.
Mais en 1961, lorsque fut créée Umkhonto, et avec une nouvelle phase de notre combat, nous avons compris que ces événements puiseraient lourdement dans nos maigres ressources et que le niveau de nos activités serait limité par le manque de fonds. L’une de mes instructions, à l’étranger en janvier 1962, fut de lever des fonds dans les États africains.
Je dois ajouter que, tandis que j’étais à l’étranger, j’ai eu une discussion avec des dirigeants des mouvements politiques en Afrique et j’ai découvert que pratiquement tous, dans la zone qui n’avait pas encore accédé à l’indépendance, avaient reçu toutes les formes d’aide des pays socialistes aussi bien que de l’Occident, y compris un soutien financier. J’ai aussi découvert que quelques États africains bien connus, tous non communistes, et même anti-communistes, avaient reçu la même aide.
À mon retour, j’ai fortement recommandé à l’ANC de ne pas se confiner à l’Afrique et aux pays occidentaux, mais d’envoyer aussi une mission dans les pays socialistes pour lever des fonds dont nous avions besoin d’urgence.
On m’a dit qu’après ma condamnation, cette mission avait été envoyée, mais je ne vais pas vous révéler le nom de ces pays, et je ne suis pas libre non plus de révéler les noms des organisations et des pays qui ont apporté leur soutien ou promis de le faire.
Si je comprends bien l’argument de l’État et, en particulier, le témoignage de M. X, vous suggérez qu’Umkhonto a été inspiré par le Parti communiste qui cherchait, en utilisant des revendications imaginaires, à enrôler les Africains dans une armée qui officiellement devait combattre pour la libération des Africains, mais en réalité combattait pour un État communiste. Rien ne peut être plus éloigné de la vérité. En fait, cette suggestion est ridicule. Umkhonto a été créée par des Africains pour poursuivre leur combat pour la liberté dans leur propre pays. Les Communistes et autres ont soutenu le mouvement et nous souhaitons seulement que plus de composantes encore de la communauté nous rejoignent.
Notre combat s’oppose à des « difficultés » réelles et non imaginaires, ou, pour utiliser le langage du Ministère publique, des « soi-disant difficultés ». Fondamentalement, nous combattons contre deux caractéristiques principales de la vie africaine dans l’Afrique du Sud, qui reposent sur la législation que nous voulons abolir. Ces caractéristiques sont la pauvreté et le manque de dignité humaine, et nous n’avons pas besoin des communistes ou de soi-disant « agitateurs » pour nous apprendre cela.
L’Afrique du Sud est le plus riche pays d’Afrique et pourrait être l’un des pays les plus riches du monde. Mais c’est un pays de contrastes extrêmes et spectaculaires. Les Blancs jouissent de ce qui est sans doute le plus haut niveau de vie au monde, tandis que les Africains vivent dans la pauvreté et la misère. 40% des Africains vivent dans des Réserves désespérément surpeuplées et, dans certains cas, frappées par la sécheresse, où l’érosion et la surexploitation de la terre rendent impossible de vivre du travail de la terre. 30% sont des paysans, des ouvriers agricoles et des squatters sur les fermes blanches, travaillant et vivant dans des conditions similaires à celles des serfs du Moyen Age. 30% également vivent dans les villes où ils ont développé des habitudes économiques et sociales qui les rapprochent à divers égards des normes blanches. Cependant, la plupart des Africains, même dans ce groupe, sont paupérisés par des revenus bas et un coût élevé de la vie.
La catégorie d’urbains africains les mieux payés et les plus prospères est à Johannesburg. Cependant, leur situation réelle est désespérée. Les derniers chiffres ont été donnés par M. Carr, directeur du Département des Affaires non européennes de Johannesburg, le 25 mars 1964. Le seuil de pauvreté pour la famille africaine moyenne de Johannesburg, selon le département de M. Carr, est de 42.84 rands par mois. Il montre que la moyenne mensuelle des salaires est de 32.84 rands et que 46% de l’ensemble des familles africaines de Johannesburg ne gagnent pas suffisamment pour survivre.
La pauvreté va avec la malnutrition et la maladie. L’incidence de la malnutrition et des maladies est très élevée dans la population africaine. La tuberculose, la pellagre, le kwashiorkor, les gastro-entérites, et le scorbut apportent la mort et la destruction de la santé. L’incidence de la mortalité infantile est l’une des plus élevée au monde. Selon le Responsable médical de la santé de Pretoria, la tuberculose tue quarante personnes chaque jour (presque uniquement africaines), et en 1961, on a relevé 58 491 cas. Ces maladies détruisent non seulement les organes vitaux du corps, mais elles provoquent un retard mental et un manque d’initiative, et réduisent les pouvoirs de concentration. Les effets secondaires de telles conditions affectent toute la communauté et les capacités de travail des paysans africains.
Les Africains, cependant, ne se plaignent pas seulement d’être pauvres quand les Blancs sont riches, mais que les lois qui sont faites par les Blancs visent à perpétuer cette situation. Il y a deux façons de sortir de la pauvreté. La première est par l’éducation formelle, la seconde par l’acquisition par l’ouvrier d’une plus grande qualification à son travail et ainsi un plus haut salaire. Pour ce qui concerne les Africains, les deux possibilités d’évolution sont délibérément limitées par la législation.
Le gouvernement actuel a toujours cherché à freiner les Africains dans leur aspiration à l’éducation. L’une de leur première action après être arrivés au pouvoir, a été de supprimer les subventions pour les cantines scolaires. De nombreux enfants africains qui allaient à l’école dépendaient de ce supplément de nourriture. Ce fut, là, un acte cruel.
L’éducation est obligatoire pour les enfants blancs et ne coûte virtuellement rien à leurs parents, qu’ils soient riches ou pauvres. Des facilités similaires n’existent pas pour les enfants africains, même si certains reçoivent une telle aide. Les enfants africains, cependant, généralement doivent payer plus pour leur scolarité que les Blancs. Selon les chiffres cités par l’Institut sud-africain des Relations raciales dans son rapport de 1963, environ 40% des enfants africains entre 7 et 14 ans ne vont pas à l’école. Pour les autres, les normes sont énormément différentes de celles des enfants blancs. En 1960-1961, les dépenses du gouvernement per capita pour les élèves africains dans les écoles subventionnées par l’État étaient estimées à R12, 46. La même année, les dépenses per capita pour les élèves blancs de la Province du Cap (ce sont les seuls chiffres que j’ai pu me procurer), s’élevaient à R144, 57. Je n’ai pas pu me procurer des chiffres, mais on peut dire, sans aucun doute, que les enfants blancs pour lesquels sont dépensés R144, 57 viennent tous de familles plus riches que les enfants africains pour lesquels on ne dépense que R12,46 par tête.
La qualité de l’éducation est également différente. Selon le Bantu Educational Journal, seuls 5.660 enfants africains dans toute l’Afrique du Sud ont obtenu leur Junior Certificate en 1962 et, cette même année, 362 ont obtenu une licence. Cela est certainement cohérent avec la politique d’éducation bantoue dont le Premier ministre a dit, durant le débat sur la loi sur l’Education bantoue en 1953 :
« Si j’avais le contrôle de l’éducation indigène, je le réformerais de façon à ce que les Indigènes apprennent dès l’enfance que l’égalité avec l’Européens n’est pas pour eux…Nous ne voulons pas de gens qui croient dans l’égalité pour enseigner aux Indigènes. Si mon département contrôle l’éducation indigène, il saura quelle classe supérieur convient à un Indigène et s’il aura une chance dans la vie d’utiliser sa connaissance. »
L’autre obstacle principal au progrès économique de l’Africain est le critère de la couleur qui permet d’attribuer les meilleures places dans l’industrie aux seuls Blancs. De plus, les Africains qui finissent par obtenir un emploi aux postes qualifiés ou semi-qualifiés qui leur sont ouverts, ne sont pas autorisés à créer des syndicats reconnus par l’Industrial Conciliation Act. Ce qui signifie que les grèves des travailleurs africains sont illégales et qu’on leur refuse le droit aux négociations collectives qui sont autorisées aux travailleurs blancs. La discrimination dans les politiques des gouvernements sud-africains successifs envers les travailleurs africains est démontrée par la soi-disant « politique de travail civilisé » au nom de laquelle des emplois non qualifiés et protégés du gouvernement sont créés pour ceux des travailleurs blancs qui ne peuvent faire carrière dans l’industrie, à des salaires qui dépassent largement les revenus de l’employé africain moyen dans l’industrie.
Le gouvernement répond souvent aux critiques en disant que les Africains d’Afrique du Sud sont économiquement avantagés par rapport aux habitants des autres pays d’Afrique. Je ne sais pas si cette affirmation est vraie et doute qu’une quelconque comparaison puisse être faite sans avoir regardé l’index du coût de la vie dans ces pays. Mais même si c’était vrai, c’est sans rapport avec les Africains d’Afrique du sud. Nous ne nous plaignons pas d’être pauvre comparativement aux peuples d’autres pays, mais d’être pauvre en comparaison avec les blancs de notre propre pays, et qu’une législation nous empêche de modifier ce déséquilibre.
Le manque de dignité humaine vécu par les Africains est le résultat direct de la politique de suprématie blanche. La suprématie blanche implique l’infériorité noire. La législation visant à préserver la suprématie blanche enracine cette notion. Les tâches subalternes en Afrique du Sud sont invariablement exécutées par les Africains. Quand il faut porter ou laver quelque chose, l’homme blanc cherche autour de lui un Africain pour le faire à sa place, que l’Africain soit employé par lui ou non. À cause de ce genre d’attitude, les blancs tendent à considérer l’Africain comme une espèce différente. Ils ne les considèrent pas comme des gens ayant des familles, ils ne comprennent pas qu’ils ont des émotions, qu’ils tombent amoureux comme les blancs le font, qu’ils veulent être avec leurs femmes et leurs enfants comme les blancs veulent être avec les leurs, qu’ils veulent gagner assez d’argent pour entretenir leur famille correctement, pour les nourrir et les habiller et les envoyer à l’école. Et que peut espérer le « garçon de maison », « le garçon jardinier » ou le paysan pour y accéder ?
Les lois sur les passes qui pour les Africains sont parmi les éléments de la législation les plus haïs en Afrique du Sud, font de l’Africain un objet de surveillance permanente par la police. Je doute qu’il y ait un seul homme africain en Afrique du sud qui n’ait pas eu, à un moment ou un autre, une histoire avec la police à cause du passe. Des centaines et milliers d’Africains sont jetés en prison chaque année au nom de cette loi. Pire encore, les lois sur les passes divisent les maris et les épouses et provoquent l’éclatement des familles.
La pauvreté et l’éclatement des familles ont des effets secondaires. Les enfants traînent dans les rues des townships parce qu’ils n’ont pas d’école où aller, ou pas d’argent pour pouvoir aller à l’école, ou pas de parents à la maison pour vérifier qu’ils vont à l’école, parce que les deux parents (s’il y en a deux) doivent travailler loin pour faire vivre leur famille. Cela conduit à un effondrement des valeurs morales, à un taux alarmant d’enfants nés hors mariage et à une violence croissante qui explose non seulement politiquement, mais partout. La vie dans les townships est dangereuse. Il ne se passe pas un seul jour sans que quelqu’un soit poignardé ou attaqué. Et la violence déborde des townships pour se répandre dans les quartiers blancs. Les gens ont peur de marcher seuls dans les rues le soir. Les cambriolages et les vols sont en augmentation malgré le fait que la condamnation à mort peut maintenant être appliquée pour de tels crimes. Les condamnations à mort ne peuvent pas soigner les plaies purulentes.
Les Africains veulent des salaires qui leur permettent de vivre. Les Africains veulent faire le travail qu’ils sont capables de faire et non le travail que le gouvernement a décidé qu’ils étaient capables de faire. Les Africains veulent être autorisés à vivre où ils peuvent avoir du travail et ne pas être interdit dans une région parce qu’ils n’y sont pas nés. Les Africains veulent être autorisés à posséder de la terre là où ils travaillent au lieu d’être obligés de vivre dans des maisons louées qu’ils ne peuvent jamais considérer comme la leur. Les Africains veulent faire partie de la population générale et ne pas être confinés à vivre dans leurs propres ghettos. Les Africains veulent vivre avec leurs femmes et leurs enfants là où ils travaillent et ne pas être soumis à une vie contre-nature dans des foyers pour hommes. La femme africaine veut être avec les siens et non rester comme une veuve éternelle dans sa Réserve. Les Africains veulent être autorisés à sortir après cinq heures du soir et ne pas rester enfermés dans leur chambre comme des petits enfants. Les Africains veulent être autorisés à voyager dans leur propre pays et à chercher du travail où ils veulent, et non là où le Bureau du Travail les envoie. Les Africains veulent un juste partage de l’Afrique du Sud dans sa totalité, ils veulent la sécurité et faire partie de la société.
Par dessus tout, nous voulons des droits politiques égaux car sans eux, nos handicaps seront permanents. Je sais que cela semble révolutionnaire pour les blancs de ce pays parce que la majorité des électeurs sera africaine. C’est pour cela que l’homme blanc a peur de la démocratie.
Mais cette peur ne peut pas autoriser à barrer le chemin de la seule solution qui garantira l’harmonie raciale et la liberté pour tous. Ce n’est pas vrai que l’affranchissement de tous résultera dans la domination raciale. La division politique basée sur la couleur est totalement artificielle et, lorsqu’elle disparaîtra, la domination d’un groupe de couleur par un autre disparaîtra. L’ANC a passé la moitié d’un siècle à combattre le racisme. Lorsqu’elle triomphera, elle ne changera pas cette politique.
Voilà ce pour quoi l’ANC se bat. Son combat est un vrai combat national. C’est un combat du peuple africain, inspiré par ses propres souffrances et ses propres expériences. C’est un combat pour le droit de vivre.
Au cours de ma vie, je me suis consacré à ce combat du peuple africain. J’ai combattu contre la domination blanche et j’ai combattu contre la domination noire. J’ai chéri l’idéal d’une société démocratique et libre dans laquelle tout le monde vit ensemble et en harmonie, avec des chances égales. C’est un idéal pour lequel j’espère vivre et que j’espère atteindre. Mais s’il le faut, c’est un idéal pour lequel je suis prêt à mourir.