La colère couvait depuis longtemps et n’a cessé de s’amplifier depuis l’arrivée, il y a quatre ans, de Jacob Zuma à la tête du pays. La victoire de l’African National Congress (ANC) aux dernières élections, en 2009, marquées par un recul par rapport aux précédentes qui ne lui a pas donné le pouvoir de changer la Constitution, témoignait déjà du mécontentement et de l’attente d’une partie de la population. Depuis, les promesses non tenues, les programmes économiques et sociaux successifs restés lettre morte, et l’étalage de richesses de la nouvelle classe politique et affairiste « noire » ont provoqué dans tous les secteurs d’activité des mouvements, souvent violemment réprimés. Townships, zones rurales, enseignants, Fonction publique, secteurs industriels clefs, et même armée…, la société sud-africaine a montré qu’elle attendait autre chose de l’après-apartheid avec toujours plus de force. La perte de crédit des syndicats officiels regroupés dans la puissante Cosatu a entraîné la naissance de nombreux syndicats indépendants, non reconnus.
Le peuple s’est trouvé de plus en plus coupé d’une direction caractérisée par une division croissante, la corruption et un manque de vison à long terme, et dont les liens avec le grand capital ont été souvent dénoncés. Le Black Economic Empowerment, qui devait permettre aux Noirs d’accéder à tous les niveaux de l’activité économique et sociale qui leur étaient interdits sous le régime de l’apartheid, est perçu comme un système pervers ayant favorisé l’émergence d’une bourgeoisie nationale noire, riche et dominante et la corruption généralisée. À juste titre dans de nombreux cas. Le milliardaire Cyril Ramaphosa, membre du Comité national exécutif de l’ANC et dirigeant historique du Num, le syndicat des mineurs affilié à la Cosatu sous l’apartheid, est également l’un des actionnaires de la compagnie Lonmin, propriétaire de la mine de Marikana où la police a massacré, comme au bon temps de l’apartheid, trente-quatre grévistes mineurs le 16 août dernier. Ce n’est qu’un exemple.
La crise semble aujourd’hui avoir atteint un paroxysme dans un contexte où tous les verrous de la contestation sautent les uns après les autres. La grève sauvage de Marikana a révélé la partie de plus en plus visible de l’« iceberg Zuma ». Et ce, dans un contexte où toutes les contradictions latentes ou émergentes au sein du pouvoir de l’ANC et de ses alliés, le Parti communiste et la Cosatu, arrivent à maturité. À la veille, en outre, de la tenue en décembre d’un congrès décisif de l’ANC, qui doit faire le choix du futur président de la République pour les élections générales à venir. En Afrique du Sud, en effet, les candidats à la présidence et à la vice-présidence sont nommés par les partis, puis doivent être élus par le Parlement après les élections générales.
La mine de Marikana avait déjà fait six semaines de grève en janvier 2012 et réclamait un salaire minimum de 12 500 rands (1 150 euros). Le Num et le pouvoir avaient accusé le syndicat indépendant AMCU, à l’origine du mot d’ordre, de manipulation. La police avait tué trois mineurs, en blessant plusieurs. Aujourd’hui, la grève de Marikana marque un tournant. Elle a montré le rejet par les mineurs de l’autorité du Num et de la Cosatu, elle-même divisée sur les questions politiques, comme la nomination du futur président (entre les pro et les anti-Zuma), au prochain congrès de l’ANC, et sur les principaux enjeux : nationalisation des ressources minières et des terres agricoles exploitées par les propriétaires blancs, emploi et salaires.
Marikana a également été l’événement déclencheur de la vague de grèves puissantes dans d’autres secteurs miniers où la revendication d’un salaire minimum de 12 500 rands a été massivement reprise. La région minière de Rustenburg, la plus importante du pays, s’est arrêtée de produire. Amplats (Anglo American Platinum, au 1er rang mondial avec 40 % de la production mondiale de platine), puis Aquarius Platinum (groupe australien, 4e rang) fermaient leurs sites, suivis de la Gold Fields à Carletonville, des mines de chrome exploitées par la suisse Xstrata et la sud-africaine Samancor. Ces grèves ne sont pas nouvelles, mais surviennent pour la première fois simultanément. Selon les chiffres officiels, elles représentent une perte de revenu de 4,5 milliards de rands pour les neuf derniers mois.
Dans tous les cas, les slogans contre le président Zuma, exigeant sa démission ont été fortement scandés par les mineurs qui, comme d’autres dans le pays, estiment que les promesses faites au cours du « congrès du changement », à Polokwane, en 2007, au cours duquel Zuma avait pris le pouvoir en « renversant » le président Thabo Mbeki, n’ont pas été tenues. Les compagnies étrangères, de leur côté, sont restées fermes sur leurs positions, même si elles ont fait quelques concessions très minimes. En 2006, elles avaient classé sans suite un rapport sur les conditions de vie et de travail des mineurs. Depuis janvier 2012, les accidents dans les mines ont tué plus de quarante mineurs dans des conditions de travail illégales.
À quelques divergences près, les trois piliers de l’ANC ont adopté la même attitude : ils se serrent les coudes et éliminent la contestation en leur sein en expulsant de leurs rangs les opposants, comme l’a fait, en juillet dernier, le Parti communiste, dirigé d’une main de fer par son très sectaire secrétaire général, Blade Nzimande, également ministre de l’Éducation. Mais les tensions sont de plus en plus fortes et il ne leur sera pas longtemps possible d’endiguer ceux qui expriment la volonté d’un réel changement, y compris dans leurs directions nationales ou provinciales.
Dans un tel contexte, Julius Malema, autrefois considéré comme un simple « trublion », ainsi que ses supporters se trouvent renforcés, à l’intérieur et à l’extérieur de l’ANC. Fer de lance de la bataille pour la nationalisation des ressources minières et la réforme agraire, ce qui lui a valu d’être expulsé de la Ligue de la jeunesse de l’ANC (Ancyl) dont il était président, puis de l’ANC, il a su rebondir. La bombe Malema a fait du bruit autour des mines. Tribun populiste et désormais populaire, Malema – qui n’avance pas seul –, s’il n’a pas provoqué une révolution, a su, comme toujours, trouver les mots pour semer le trouble.
En campagne contre Jacob Zuma, il vise les futures élections au congrès de décembre, non pour lui, mais pour « ses candidats », soit l’actuel vice-président Kgalema Motlanthe comme président, et très probablement Tokyo Sexwale – milliardaire à la tête, officieusement, de la holding Mvelaphanda (PTY), puissant groupe mines-énergie-ressources naturelles, présent dans plusieurs pays africains – et très contestataire ministre du Logement. Motlanthe a assuré l’intérim de la présidence entre 2008 et 2009 (entre le départ forcé de Thabo Mbeki et l’arrivée de Zuma au pouvoir) et est respecté de tous. Il fut – cela tombe bien – secrétaire général du Num, après avoir passé dix années en prison sous l’apartheid. Il a récemment refusé l’offre d’un « ticket » avec Jacob Zuma, comme vice-président, en vue du congrès de décembre prochain. C’est dire que Malema joue sur du velours. À tel point qu’il apparaît suffisamment dangereux aujourd’hui pour que l’unité spéciale d’investigation, les Hawks, à la botte de Zuma, lance une enquête contre lui pour incitation à la violence à Lonmin. D’autant qu’au même moment, il haranguait également d‘ex-militaires expulsés de l’armée pour avoir revendiqué le respect de leurs droits.
Dans ce contexte, que fait Jacob Zuma ? Il a attendu plus de quatre semaines après le massacre pour sortir du silence avec un discours stigmatisant les mineurs. « L’État intervient à Marikana uniquement pour mettre un terme à la violence et à l’intimidation, comme dans n’importe quel pays démocratique du monde. Le gouvernement ne peut pas tolérer une situation dans laquelle les gens manifestent dans les rues avec des armes dangereuses. » Prônant l’unité autour de l’ANC dans la langue de bois qui le caractérise et condamnant les mouvements dans les différents sites. « Cela ne peut être accepté, a-t-il répété. Vous savez qu’il ne s’agit pas seulement de grèves de mineurs, il y a aussi des gens qui vont là-bas pour pousser les mineurs dans une direction particulière. Nous étudions la question et nous allons agir rapidement », a-t-il affirmé, ajoutant que les grèves illégales, l’incitation et l’intimidation n’aident ni les travailleurs ni le pays.
Bien sûr, les mineurs ont fini par retourner à la mine, forces de police obligent. Mais la situation générale ne se calmera pas. Si les jeux ne sont pas encore faits, le congrès de décembre sera, sans aucun doute, tumultueux et décisif pour le pays dans son ensemble.