C’est étrange. Il avait pris tellement de place dans l’Histoire récente de l’humanité qu’on l’aurait dit immortel.
Sa longue silhouette légèrement voûtée, son sourire doux, sa voix si spéciale, mais aussi son intelligence, son ouverture d’esprit, son sens politique, stratégique et diplomatique auront fait de lui non seulement le symbole de l’ANC et de la lutte du peuple sud-africain contre le système le plus inique de notre Histoire contemporaine, mais également un homme universel que des millions d’habitants de cette planète se sont appropriés pour ses valeurs humanistes et éthiques, sa force et son courage.
Nelson Rolihlahla Mandela n’était pas encore né le 8 janvier 1912, il y a un siècle, lorsque fut créé l’African National Congress, l’ANC. L’Afrique du Sud connaissait alors des changements rapides. L’Union sud-africaine était désormais formée, les Noirs privés de leurs droits, les premières lois d’apartheid mises en place, même si le système n’était pas encore constitutionnalisé. Les premières mines d’or et de diamants découvertes à la fin du xixe siècle demandaient toujours plus de main-d’œuvre malléable et corvéable. Jusque-là, les batailles séparées contre l’occupant et les divisions entre les grandes chefferies avaient abouti à un échec de la lutte contre les colons boers et britanniques. Il était urgent de s’unir, comme le proclama avec force Pixley Ka Isaka, l’un des fondateurs de l’ANC, et de se battre ensemble pour la terre et la liberté. « Nous sommes un seul peuple ! », lança-t-il en 1911. « Nous sommes un seul peuple ! », ne cessera de répéter Nelson Mandela plus tard, élargissant l’appel à toutes les communautés et rappelant que, sans cette unité dans le combat – Blancs, Noirs, Indiens et Métis joignant leurs forces –, il n’y aurait point de salut.
Six ans après la création de l’ANC, le 18 juillet 1918, Nelson Rolihlahla Mandela venait au monde dans le petit village de Mvezo, dans l’ancien bantoustan du Transkei, à l’est de la province du Cap-Oriental, dans une famille xhosa, la deuxième ethnie du pays après les Zoulous. Rolihlahla, un nom prédestiné ! En langue xhosa, ce mot signifie « celui qui tire la branche d’un arbre », mais en langage plus familier, c’est « le fauteur de troubles ». Et fauteur de troubles, celui que ses ennemis appelaient « black pimpernel » (« mouton noir ») le fut.
Son père, chef de la tribu des Thembu, fut déchu de ses droits par l’administration coloniale. À sa mort, Nelson Mandela a 9 ans et est recueilli par Jongintaba Dalindyebo, roi en exercice des Thembu. Baptisé au sein de l’Église méthodiste, il est le premier de la famille à aller à l’école. On lui donne pour nom Nelson, culture britannique dominatrice oblige. Considéré comme un membre de la royauté, Nelson Mandela va bénéficier d’une bonne éducation qui le conduit, en 1939, à l’université de Fort Hare, seule université ouverte aux « Noirs », considérée en Afrique comme l’équivalent d’Oxford ou de Harvard, qui accueillait des étudiants de toute l’Afrique subsaharienne. C’est là qu’il se frotte pour la première fois à la lutte, celle des étudiants, avant de s’engager, en 1942, dans les rangs de l’ANC.
Sa rencontre avec Oliver Tambo fut décisive. Au sein du premier cabinet d’avocats qu’ils créèrent ensemble, il y rencontra aussi Walter Sisulu, qui fut son mentor en politique. C’est ce trio, dont Walter Sisulu est le plus âgé mais aussi le « communiste », qui, au cours des années 1950-1960, va radicalement transformer l’ANC en parti de masse multiethnique, créer en 1944 la Ligue de la jeunesse de l’ANC, puis, en 1961, la branche armée, Umkhonto we Sizwe, la Lance de la nation.
L’histoire de Nelson Mandela est une longue histoire d’engagement, d’arrestations et de condamnations. Il y a d’abord les grandes campagnes de désobéissance civique, et la première condamnation à neuf mois de prison en 1952 pour non-respect des lois de l’apartheid et pour « communisme » – mais il sera finalement placé en liberté surveillée. Puis, il est arrêté de retour d’un voyage à l’étranger, en 1962, durant lequel il reçoit une formation militaire dans la toute nouvelle Algérie indépendante. Une arrestation effectuée avec l’aide de la CIA qui aurait révélé sa cachette et son déguisement aux autorités sud-africaines.
C’est la guerre froide, mais aussi la guerre contre le « terrorisme » et « le communisme », c’est-à-dire contre les mouvements de libération. Le régime d’apartheid est alors un allié décisif comme ligne de défense de l’Occident. Nelson Mandela est condamné à cinq ans de prison pour incitation à la grève et pour déplacement illégal. En 1963, il est inculpé, avec d’autres dirigeants, de sabotage, de trahison et de complot. C’est au cours du procès dit de Rivonia, en 1964, que Nelson Mandela déclare : « J’ai condamné le racisme toute ma vie, je le combats aujourd’hui et je le combattrai jusqu’à mon dernier souffle. J’ai défendu l’idéal d’une société démocratique et libre dans laquelle tous les individus vivront ensemble en harmonie et bénéficieront de chances égales. C’est un idéal pour lequel j’espère vivre et que j’espère voir se réaliser. Mais c’est aussi un idéal pour lequel, s’il le faut, je suis prêt à mourir. » Sa voix résonne au-delà des frontières, à travers le monde, frappant les consciences d’une opinion publique internationale qui, en grande partie, découvre l’existence de l’apartheid.
Ce procès sera le dernier. Nelson Mandela est condamné au titre d’Umkhonto we Sizwe à la prison à vie avec sept de ses camarades les plus proches, dont Walter Sisulu, mais aussi, les « Blancs juifs et communistes » Dennis Goldberg, Lionel Bernstein, Bob Hepple et Arthur Goldreich. Ils sont condamnés pour 221 actes de sabotage. Direction : Robben Island pour les Noirs (terme qui englobe les Métis et les Indiens, aux termes des lois d’apartheid), prison centrale de Pretoria pour les Blancs, apartheid oblige ! Nelson Mandela passera dans ce bagne inhumain, au large de Cape Town, dix-huit ans de souffrances aux côtés de centaines d’activistes de l’ANC, avant d’être transféré, en 1980, à la prison de Pollsmoor, quatre ans avant le début des négociations secrètes entre les autorités sud-africaines et l’ANC.
Le 11 février 1990, Nelson Mandela est libre. Les autres prisonniers devront attendre encore, tout comme les condamnés dans les couloirs de la mort que tant d’entre eux ont parcouru jusqu’à la potence. Plus de 130 exécutions au terme de différentes lois « antiterroristes », mais aussi, des dizaines de suicides réels ou déguisés dans les centres de police, de morts sous la torture ou dans les prisons inhumaines faute de soin, de disparus, de victimes des escadrons de la mort.
Très vite, les organisations interdites, ANC, confédération syndicale Sactu, Parti communiste, notamment, sont légalisées. Le peuple envahit les rues, les routes et les terres de sa patrie qui lui étaient interdites. Plus de passeports intérieurs, plus d’arrestations, plus de séparation des « races ». Un vent de liberté souffle sur l’Afrique du Sud.
« Nous, le peuple d’Afrique du Sud, nous nous sentons comblés, l’Humanité nous a ramenés en son sein, nous qui étions des hors-la-loi pendant si longtemps, nous avons aujourd’hui reçu le rare privilège d’accueillir les nations du monde sur notre propre sol. Le temps de cicatriser les plaies est venu. Le moment de combler l’abîme qui nous sépare est venu. […] Nous avons, finalement, atteint notre émancipation politique. Nous promettons de libérer tout notre peuple de l’esclavage de la pauvreté, des privations, de la souffrance, des discriminations fondées sur le sexe et autres. […] Nous devons agir ensemble, comme un peuple uni, pour la réconciliation nationale, pour la construction de la nation, pour la naissance d’un nouveau monde […] Que règne la liberté ! »
Ce sont là quelques-unes des paroles prononcées le 10 mai 1994 par celui que tous appellent désormais affectueusement « Madiba », son nom tribal. Du haut du balcon de l’Union Building, siège de la présidence, le premier président de la République sud-africaine « noir » s’adressait ce jour-là, pour la première fois, à son peuple et au monde. Et, ce jour-là, les Mirage achetés aux Français par le régime d’apartheid, en violation des résolutions du Conseil de sécurité de l’Onu, ceux-là mêmes qui larguaient des bombes sur les forces de libération et les villages angolais, survolèrent une foule ébahie et émue aux larmes, amassée sur la pelouse d’Union Building. Au même moment, les blindés Caspir de sinistre mémoire et la nouvelle armée sud-africaine, forte des combattants d’Umkhonto, défilaient dans les grandes artères environnantes. Symboles de la puissance de tir et de répression du régime raciste pour les premiers, héros de la lutte de libération pour les seconds, ils célébraient ensemble la victoire sous les yeux de Nelson Mandela et dans une émotion populaire historique partagée par des millions de personnes sur la planète.
Aujourd’hui, et pour toujours, l’humanité te salue, Madiba.