Faut-il toujours combattre l’Armée de résistance du Seigneur, responsable d’atrocités dans la région depuis vingt ans ? L’Union africaine en est persuadée, moins les gros contributeurs de la force multinationale chargée de l’éliminer, qui l’estime très affaiblie. État des lieux.
Le Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine a renouvelé pour un an le mandat de l’Initiative régionale de coopération pour l’élimination de l’Armée de résistance du Seigneur (RCI-LRA) lors de sa session du 12 mai dernier. Une action méritoire, car deux des plus gros contributeurs de cette force multinationale ont commencé à en retirer leurs hommes.
L’Ouganda a donné le coup d’envoi à ce retrait en ramenant 2 000 militaires dans leurs casernes, soit la quasi-totalité de son contingent en place. Un comble, lorsque l’on se souvient que c’est précisément dans ce pays qu’est née et s’est développée la rébellion de LRA (voir encadré). Motif : la nécessité de réduire le budget militaire et… les succès engrangés depuis la création de la RCI-LRA en 2011. Les États-Unis, qui ont engagé 250 soldats des Forces spéciales dans cette lutte, vont également les retirer, estimant eux aussi que la capacité de nuisance de la LRA est considérablement amoindrie, même si son leader, Joseph Kony, demeure introuvable.
États fragiles toujours victimes
Il ne restera, dans la force conjointe, qu’environ un millier de soldats provenant de Centrafrique, de République démocratique du Congo et du Soudan du Sud. Dans le même temps, le rapport annuel de la Commission de l’Union africaine continue à faire état de la menace persistante que représente la LRA pour les pays fragiles de la sous-région, qui sont justement ces trois contributeurs.
La première victime indirecte est en effet la Centrafrique. Il y a fort peu de chances pour que la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique (Minusca), déjà débordée par les violences qui éclatent sporadiquement entre les groupes rebelles nationaux, soit en mesure de faire face à la LRA. D’ailleurs, il est de notoriété publique que cette dernière a déjà installé ses bases arrière dans la forêt centrafricaine, d’où elle lance ses attaques, terrorisant les paysans, brûlant les villages après les avoir pillés et capturant, comme à son habitude, les enfants. C’est la même chose au Soudan du Sud : la terrible guerre civile qui fait rage entre partisans de l’ancien vice-président Riek Machar et troupes gouvernementales soutenant le président Salva Kiir rend tout à fait secondaires les exactions commises par la LRA.
Quant à la République démocratique du Congo, elle a beau avoir des soldats engagés dans la RCI-LRA, paradoxalement elle refuse le libre accès de son territoire lorsqu’il s’agit de poursuivre les combattants en fuite, alors même que toute l’efficacité du système repose sur la coopération entre pays membres, laquelle inclut au premier chef la possibilité de traverser librement les frontières. Le pouvoir de Kinshasa ne donne aucune explication à ce refus, mais l’instabilité notoire de l’est du pays pourrait justifier à elle seule sa réticence à voir des soldats étrangers et des rebelles se jouer de ses maigres lignes de démarcation.
Où est passé Joseph Kony ?
Côté rebelles, l’affaiblissement de la RCI-LRA est évidemment une excellente nouvelle pour Joseph Kony. Ce dernier, outre les défaites militaires sur le terrain et la mort de nombre de ses fidèles, a enregistré une grave perte de son influence personnelle. Exemple emblématique : saisissant la proposition d’amnistie offerte par l’Ouganda pour les membres de la LRA qui déposeraient les armes, son principal lieutenant, Dominic Ongwen, ancien enfant soldat devenu bourreau, s’est volontairement rendu aux Américains. Il comptait sur le fait que les États-Unis ne sont pas signataires du traité sur la Cour pénale internationale (CPI) pour éviter d’être jugé… Las, il a été remis aux autorités de Kampala, qui se sont empressées de le transférer à La Haye, siège de la CPI.
Mais Kony lui-même demeure insaisissable. Il serait, dit-on, au Darfour. Le Soudan est bien connu pour avoir aidé la LRA, notamment en armes, en représailles contre l’Ouganda qui, lui, a beaucoup soutenu les rebelles sudistes contre Khartoum avant l’indépendance du Soudan du Sud. Toutefois, il semblerait que le pouvoir soudanais ait changé d’avis ces dernières années, tarissant ses approvisionnements. Il reste qu’une prime de 5 millions de dollars est promise depuis 2005 à quiconque opérera l’arrestation de Kony. Nul ne s’y est encore risqué, preuve que le personnage fait toujours peur. Si, par la réduction de la RCI-LRA, sa région de prédilection – le territoire acholi – lui redevient « fréquentable », il y a fort à parier qu’il y reprenne ses activités au détriment, une fois de plus, de la population civile.
Joseph Kony et ses derniers combattants
L’étrange Mr Kony
Joseph Kony est un homme qui sort de l’ordinaire. Né en 1961 à Odek, un village à l’est de Gulu, en région acholie, au nord de l’Ouganda, il était au départ un garçon comme les autres, gentil, serviable, passionné de football et bon danseur. Il était aussi cousin avec la fameuse Alice Auma, dite « Alice Lakwena », prophétesse et guérisseuse morte en exil en janvier 2007. Telle une moderne Jeanne d’Arc africaine, elle affirmait entendre des voix et avoir reçu l’ordre d’un « esprit chrétien » nommé Lakwena de lever une armée afin de « combattre le mal et annoncer le Jugement dernier et la possibilité pour les pécheurs de se racheter en la rejoignant dans son combat ». C’était en 1986. À la tête d’un groupe de quelque 7 000 hommes et femmes, auxquels elle avait promis rien de moins que « l’immunité contre les balles », elle se lance alors dans la lutte armée contre le gouvernement de Yoweri Museveni, arrivé au pouvoir cette année-là par un coup d’État victorieux contre le président Milton Obote. Deux ans plus tard, Alice Lakwena et ses disciples sont vaincus par les troupes gouvernementales. Les ex-freedom fighters (combattants de la liberté) de Museveni étaient fins connaisseurs de la forêt, il était difficile de leur échapper longtemps.
Entre-temps, Joseph Kony avait rejoint sa cousine. S’affirmant à son tour « médium et guérisseur », il prend alors la tête d’un groupe clandestin. Au fil des années, cet ancien enfant de chœur va se forger une aura mystique en pratiquant des rituels étranges qui n’ont de chrétien que le nom, et en s’entourant d’un « clergé » composé d’inconditionnels partisans qui ne jurent que par lui. Son objectif final : instituer les Dix Commandements comme loi coutumière dans toute la région acholie. D’une impitoyable cruauté envers quiconque lui désobéit, il est craint tant par ses adeptes que par ses concitoyens, les villageois qu’il persécute, razziant depuis plus de vingt ans les villages du Nord ougandais et prélevant régulièrement sa « dîme » en enfants. Ceux-ci deviendront soldats, comme Dominic Ongwen – ou esclaves sexuels –, meurtriers de masse paradoxalement sans foi ni loi. Les quelques jeunes témoins qui sont parvenus à échapper à l’emprise de Kony ont affirmé qu’il avait près de 60 épouses, toutes des jeunes filles kidnappées. Les combattants, dûment endoctrinés, doivent « faire un signe de croix avec de l’huile, symbole de l’Esprit Saint, sur leur front, leurs épaules et leurs armes avant de partir au combat ».