Le discours du Premier ministre Narendra Modi lors des sessions plénières du Forum économique oriental (FEE) à Vladivostok est un élément régulier de l’événement annuel depuis 2019. Mais le discours de cette année, mercredi, a été investi d’une signification supplémentaire car le PM s’exprimait pour la première fois sur les relations entre l’Inde et la Russie après le début de l’opération militaire spéciale de Moscou en Ukraine en février.
PAR M. K. BHADRAKUMAR
La toile de fond n’aurait pas pu être plus spectaculaire, puisque Modi avait le président russe Vladimir Poutine et le président de l’Assemblée populaire nationale de Chine Li Zhanshu qui l’écoutaient sur le podium à Vladivostok.
L’Extrême-Orient russe est la dernière frontière du monde, dotée de vastes ressources minérales. Dans les conditions géopolitiques actuelles, Moscou a donné la priorité aux pays asiatiques en matière de partenariat. L’Inde bénéficie d’une voie rapide en vertu de son « partenariat stratégique spécial et privilégié » avec la Russie, ainsi que de la chaleur et de la cordialité de l’équation personnelle entre Modi et Poutine.
Le PM s’exprimait juste après la décision du G7 d’approuver le dernier projet de l’administration Biden visant à affaiblir et à « effacer » la Russie en imposant un mécanisme de plafonnement des prix de ses exportations de pétrole. Les États-Unis espèrent faire dérailler la coopération énergétique de la Russie avec la Chine et l’Inde, les deux grands acteurs du marché mondial du pétrole, étant donné la taille de leurs économies et l’ampleur stupéfiante de leurs besoins énergétiques futurs. La Chine refuse de jouer le jeu. L’Inde aussi. Le projet du G7 est donc voué à l’échec.
La dynamique du pouvoir fonctionne de cette manière : La sécurité énergétique est liée à l’avenir économique et à la stratégie mondiale d’un pays. La puissance économique apporte influence et respect dans la politique internationale et constitue une composante essentielle de l’autonomie stratégique d’un pays et de sa capacité à mener une politique étrangère indépendante. Cette corrélation est bien comprise par tous.
C’est pourquoi l’administration Biden a planté un poignard au cœur de la coopération énergétique florissante qui existe depuis 50 ans entre Moscou et l’Europe occidentale. Quelle meilleure façon de réaffirmer le leadership transatlantique des États-Unis, qui s’était essoufflé au cours des dernières décennies depuis la dissolution de l’Union soviétique en 1991 !
Les dirigeants européens, médiocres et pusillanimes, n’ont pas résisté. À l’avenir, le rôle subalterne de l’Europe est utile pour les États-Unis, qui n’ont plus la capacité d’imposer leur volonté au niveau mondial.
Le conflit en Ukraine est par essence une guerre par procuration que les États-Unis ont imposée à la Russie pour l’affaiblir. Le stratagème n’a pas fonctionné, mais dans le processus, paradoxalement, la Russie a tourné le dos à l’Europe et courtise le monde non-occidental pour un partenariat. L’Inde voit des possibilités illimitées découlant de ce paradigme.
Aujourd’hui, l’administration Biden est le principal obstacle aux pourparlers de paix entre Kiev et Moscou. Deux des principaux « bras armés de la Russie » des administrations américaines précédentes, auteurs de livres sur la Russie (et célèbres « faucons » de la Russie) dans la communauté stratégique nord-américaine – Fiona Hill et Angela Stent – ont récemment écrit un article dans le magazine Foreign Affairs :
« Les négociateurs russes et ukrainiens semblaient s’être provisoirement mis d’accord (en mars) sur les grandes lignes d’un règlement intérimaire négocié. La Russie se retirerait sur sa position du 23 février, lorsqu’elle contrôlait une partie de la région de Donbass et toute la Crimée, et en échange, l’Ukraine promettrait de ne pas chercher à adhérer à l’OTAN et de recevoir à la place des garanties de sécurité d’un certain nombre de pays. »
En effet, l’Ukrainska Pravda, citant des sources officielles à Kiev, rapportait à l’époque que « suite à l’arrivée de l’ancien Premier ministre britannique Boris Johnson à Kiev (le 9 avril), une éventuelle rencontre entre le président ukrainien Vladimir Zelenskyy et le président russe Vladimir Poutine est devenue moins probable… La partie russe était en fait prête pour la rencontre Zelenskyy-Poutine. »
Johnson aurait apporté à Kiev un message puissant en deux parties : premièrement, que Poutine est un criminel de guerre avec lequel il faut faire pression, et non négocier ; et, deuxièmement, que même si l’Ukraine est prête à signer certains accords de garanties avec Poutine, les puissances occidentales ne le sont pas.
Sans surprise, le discours du PM indien au FEE mercredi a attiré l’attention pour son « message » dans le contexte des tentatives américaines d’isoler, d’affaiblir et d’ »effacer » la Russie. La réactivation des liens entre l’Inde et la Russie est l’un des plus beaux héritages de la politique étrangère de Modi. Le Premier ministre a fait la remarque suivante : « Depuis le début du conflit en Ukraine, nous avons souligné la nécessité de suivre la voie de la diplomatie et du dialogue. Nous soutenons tous les efforts pacifiques visant à mettre fin à ce conflit. » C’est aussi exactement la position de la Russie !
Voici les points saillants du discours du PM :
« La politique indienne « Agir Extrême-Orient »… est devenue un pilier essentiel du « partenariat stratégique spécial et privilégié » de l’Inde et de la Russie. »
Le PM a rappelé qu’il a été le pionnier de la « politique Act Far-East ». Avec la rupture des liens de la Russie avec l’Occident et son pivot vers l’Asie, de vastes opportunités s’ouvrent à l’Inde pour exploiter les fabuleuses ressources de l’Extrême-Orient. Au-delà des questions de commerce et d’investissements, il a également envisagé que « le talent et le professionnalisme des Indiens puissent apporter un développement rapide à l’Extrême-Orient russe. »
L’Inde souhaite renforcer son partenariat avec la Russie sur les questions arctiques. »
La remarque ci-dessus de Modi intervient dix jours seulement après la déclaration sensationnelle du secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, le 26 août, selon laquelle la Russie constitue une menace dans l’Arctique, et son plaidoyer en faveur d’un renforcement de la présence de l’alliance dans la région pour contrer la Russie.
« Il existe également un immense potentiel de coopération dans le domaine de l’énergie. »
Ironiquement, le Premier ministre s’exprimait dans la semaine qui a suivi la décision des ministres des finances du G7 de perturber les revenus que la Russie tire de ses exportations de pétrole ! Il est clair que le retrait des entreprises occidentales du secteur énergétique russe ouvre d’énormes possibilités d’investissement indien dans les champs pétroliers et gaziers russes, tant en amont qu’en aval.
« Outre l’énergie, l’Inde a également réalisé des investissements importants dans l’Extrême-Orient russe dans les domaines de la pharmacie et des diamants. »
La Russie extrait près d’un tiers des diamants du monde, selon le département du Trésor américain. En 2021, les réserves de diamants naturels de la Russie étaient estimées à environ 1,1 milliard de carats. La société russe Alrosa est la plus grande société d’extraction de diamants au monde et est responsable de 90 % de la capacité d’extraction de diamants de la Russie. Bien entendu, l’Inde est le plus grand centre de taille et de polissage de diamants au monde et figure parmi les marchés à la croissance la plus rapide au monde. L’industrie indienne du diamant, basée à Mumbai et à Surat, emploie environ un million de personnes.
« La Russie peut devenir un partenaire important pour l’industrie sidérurgique indienne en fournissant du charbon à coke ».
L’Inde a d’énormes besoins en charbon à coke (et en technologie d’extraction et de lavage du charbon à coke), ce qui est essentiel pour l’autonomie de son industrie sidérurgique. Les réserves de charbon de la Russie se classent au deuxième rang mondial et représentent environ 16 % des réserves mondiales totales de charbon, ce qui signifie qu’il lui reste environ 767 ans de charbon (aux niveaux de consommation actuels et à l’exclusion des réserves non prouvées).
En faisant notamment référence au conflit ukrainien à la fin de son allocution, le PM a souligné que la détermination de l’Inde à poursuivre les orientations du « partenariat stratégique global spécial » Inde-Russie n’est en aucun cas l’otage de la guerre par procuration qui se déroule en Europe.
Le PM a évoqué l’impact du conflit ukrainien sur les chaînes d’approvisionnement mondiales. Le fait est que les récents accords conclus sous l’égide de l’ONU pour faciliter les exportations de céréales alimentaires d’Ukraine et de Russie et d’engrais de Russie ont connu des difficultés, car l’UE et les États-Unis sont revenus sur leur promesse de lever les restrictions sur les exportations russes. Entre-temps, il apparaît que l’Occident donne la priorité aux besoins européens sur ceux de l’Afrique.
Poutine a révélé hier que sur les deux millions de tonnes de céréales alimentaires qui ont quitté les ports ukrainiens en 87 cargaisons, 97 % étaient destinées à l’Europe pour être consommées dans les pays de l’UE et seulement 3 % pour les millions de personnes affamées dans le « Sud » ! Pour citer Poutine,
« Ce que je veux dire, c’est que de nombreux pays européens continuent aujourd’hui à agir comme des colonisateurs, exactement comme ils l’ont fait au cours des décennies et des siècles précédents. Les pays en développement ont tout simplement été trompés une fois de plus et continuent de l’être. »
Un signal intentionnel concernant l’autonomie stratégique de l’Inde et la détermination du gouvernement à étendre et à approfondir le « partenariat stratégique global spécial » Inde-Russie, quelles que soient les vicissitudes de la politique internationale, était attendu.
LE 8 SEPTEMBRE 2022 PAR M. K. BHADRAKUMAR
Indian Punchline