À de nombreuses reprises depuis mars 2016(1), nous n’avons cessé de dénoncer les dérives inquiétantes de la prestigieuse Cour pénale internationale (CPI) qui sévit à La Haye depuis 2002 et dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne fait pas d’étincelles.
Quelques mois plus tard, en octobre 2017 (2), nous mettions en garde contre les soupçons de partialité et d’incompétence qui grevaient d’une sérieuse hypothèque la crédibilité de cette juridiction. Quelques semaines après, nous enfoncions le clou, reprenant des griefs bien connus !3 Nous reprenions notre bâton de pèlerin dans la foulée pour dénoncer la duplicité française4. Et d’insister sur le mauvais procès – au sens juridique du terme – intenté à l’ancien président ivoirien, Laurent Gbagbo dont nous ne prétendons pas qu’il est innocent5. Quelques temps après, adoptant une approche plus conceptuelle et moins factuelle, nous nous interrogions sur la capacité du droit à œuvrer à la paix et à la sécurité internationales, gardant à l’esprit les affaires africaines pendantes devant la CPI6. Last but not least, nous avions appelé l’attention de nos lecteurs sur la débandade de la Cour pénale internationale dans l’affaire Jean-Pierre Bemba7. Aujourd’hui, avec l’affaire Laurent Gbagbo, la Cour pénale internationale évolue du Charybde en Scylla. Mais, cette importante information au regard du respect de l’état de droit et des normes internationales en la matière est éclipsée par les multiples péripéties de l’affaire Benalla.
Si l’affaire apparait procédurale et anodine en apparence, elle porte sur des points fondamentaux comme le démontre la présentation du site mediapart8. La défense de l’ancien président de la Côte d’Ivoire Laurent Gbagbo a déposé, lundi 23 juillet, une demande de non-lieu dans son procès ouvert à la Cour pénale internationale en janvier 2016 et suspendu depuis janvier 2018. Pourquoi ? L’audition des témoins de la procureure, Fatou Bensouda, n’a pas permis d’étayer ses accusations dans ce dossier très politique. Son coaccusé Charles Blé Goudé, ex-ministre de la jeunesse, a fait de même. Nous nous trouvons dans une situation dans laquelle ce sont les magistrats de la chambre de première instance, Cuno Tarfusser, Olga Herrera Carbuccia et Geoffrey Henderson, chargés de juger les deux hommes, qui leur ont suggéré d’engager cette démarche. Ils avaient alors rendu une double décision au contenu très inhabituel. D’une part, ils avaient ordonné à Fatou Bensouda de faire une synthèse des preuves apportées par ses témoins en les mettant en rapport avec chacun de ses chefs d’accusation (meurtre, viol et autres violences sexuelles, persécution et autres actes inhumains, qui auraient été commis pendant la crise postélectorale de 2010-2011 en Côte d’Ivoire). Ils lui suggéraient, entre les lignes, de retirer certaines charges, voire de toutes les annuler. D’autre part, ils avaient demandé aux équipes de défense de se préparer, en fonction des réponses de la procureure, à choisir entre deux possibilités : présenter à leur tour leurs témoins ou demander un non-lieu.
Certains ont laissé entendre qu’ils avaient subi des pressions pour venir à la barre. Surtout, aucun n’a apporté d’éléments permettant de valider l’affirmation sur laquelle est bâtie tout le narratif de Fatou Bensouda, à savoir que Laurent Gbagbo aurait conçu un « plan commun » avec son entourage pour se maintenir au pouvoir par tous les moyens, y compris en faisant tuer des civils – la procureure accuse l’ancien président d’être responsable de la mort d’au moins 167 personnes au cours de la crise postélectorale qui a fait, officiellement, 3 000 morts. À cela s’est ajoutée la divulgation, en octobre 2017, par Mediapart et le consortium « European Investigative Collaborations » (EIC), de documents confidentiels montrant que l’interpellation et l’inculpation de Laurent Gbagbo reposaient sur un montage politique élaboré et mis en œuvre par les autorités françaises, l’actuel chef de l’État ivoirien Alassane Ouattara et le premier procureur de la CPI, Luis Moreno Ocampo. Dans un entretien avec Mediapart réalisé en mai 2017, Laurent Gbagbo s’est dit « otage de la CPI » et cible du pouvoir politique français. Les juges savent par ailleurs que la crédibilité de la CPI est aujourd’hui très faible, en particulier en Afrique où nombre de citoyens la considèrent comme un instrument politique au service des grandes puissances et au détriment des Africains – elle n’a jugé jusqu’ici que des ressortissants du continent. Pour le cas de la Côte d’Ivoire, le fait qu’un seul des deux camps impliqués dans la crise postélectorale soit poursuivi par la CPI est régulièrement présenté comme la manifestation d’une « justice des vainqueurs ». Dans ces conditions, on peut comprendre que les juges n’aient pas envie d’entendre les témoins de Laurent Gbagbo et de Charles Blé Goudé : ils ne pourront que démolir davantage la thèse de la procureure et contribuer à abîmer un peu plus l’image de la Cour. En théorie, après les observations fournies par la procureure, les juges auront le choix entre trois options : refus du non-lieu et poursuite du procès avec audition des témoins à décharge ; non-lieu partiel et annulation partielle des charges ; non-lieu complet mettant fin au procès et libération des deux accusés.
L’affaire doit être appréciée au regard du travail de la CPI après la libération récente de Jean-Pierre Bemba qui a passé dix ans dans les geôles de la CPI et de la scène intérieure ivoirienne au regard de la prochaine campagne électorale pour les présidentielles. La Cour veut-elle s’immiscer dans les affaires intérieures de la Côte d’Ivoire ? La Cour peut-elle maintenir en prison deux personnalités politiques ivoiriennes qui ont passé plus d’une décennie en prison alors que n’existent pas de preuves suffisantes de leur culpabilité ? La Cour peut-elle violer les principes fondamentaux du droit à un procès équitable alors qu’elle est chargée de les appliquer ? Toutes ces questions sont posées et devraient avoir une réponse dans les prochains mois. Quoi qu’il advienne, l’affaire Gbagbo laissera des traces indélébiles dans l’Histoire de cette juridiction déjà très affaiblie et soulignera, une fois de plus, sa descente aux enfers.
Notes
1 Guillaume Berlat, Cour pénale internationale : entre puissance et impuissance, www.prochetmoyen-orient.ch, 28 mars 2016.
2 Guillaume Berlat, Rien ne va plus à la Cour pénale internationale, www.prochetmoyen-orient.ch , 16 octobre 2017.
3 Guillaume Berlat, Justice pénale internationale : le tour est joué,… ou presque, www.prochetmoyen-orient.ch , 4 décembre 2017.
4 Guillaume Berlat, Tartuffe se démasque ou la comédie de la CPI, www.prochetmoyen-orient.ch , 1er janvier 2018.
5 Guillaume Berlat, Laurent Gbabo : de la vilénie de la CPI à la duplicité de Paris, www.prochetmoyen-orient.ch , 19 février 2018.
6 Guillaume Berlat, La paix par le droit ou le droit contre la paix ?, www.prochetmoyen-orient.ch , 14 mai 2018.
7 Guillaume Berlat, J.P Bemba ou les délices de la CPI, www.prochetmoyen-orient.ch , 18 juin 2018.
8 Fanny Pigeaud, L’ivoirien Gbagbo demande un non-lieu dans son procès à la CPI, www.mediapart.fr , 24 juillet 2018.
Source : le journal en ligne Proche et Moyen-Orient.ch
https://prochetmoyen-orient.ch/en-bref/