Adonis n’est pas seulement un immense poète, une légende vivante de la poésie arabe. Il est un observateur avisé et critique du monde, de ses contradictions, de ses pulsions, de ses identités, réelles ou imaginaires. Son confinement, pandémie oblige, lui a permis de méditer, d’observer et de livrer, dans sa langue maternelle, ces quelques réflexions salutaires.
I
Qui peut me dire que l’histoire connaît chez tous les peuples partout dans le monde un spectacle comme celui-là : tous les humains d’un côté et l’épidémie du coronavirus de l’autre, sauf dans le monde arabo-musulman, dont tous les peuples, d’orient en occident et du nord au sud, s’acharnent à s’exterminer les uns les autres, individuellement et par groupes, et dans tous les domaines ?
Et le coronavirus, parmi eux et tout autour d’eux, à la grâce de Dieu !
S’agit-il d’une sourate divine, ou quoi ?
Peu importe la réponse, nous observons que les « intérêts », si petits aujourd’hui, sont ceux qui président aux « causes », si grandes soient-elles. Ce sont bien évidemment des intérêts liés au pouvoir et à l’argent, qui exagèrent dans l’extension de leur hégémonie au point d’oblitérer la présence humaine elle-même, la remplaçant par la machine. Le néo-libéralisme dans sa version américaine est le chef d’orchestre de cette hégémonie « culturelle » dans toutes ses manifestations, regroupées dans « le sac » médiatique sur lequel veille ce libéralisme au nom de la mondialisation. Et c’est, comme le confirme l’expérience, la mondialisation de la médiocrité qui repose sur la glorification du marché et de la quantité, ainsi que sur la glorification de la machine et de la chose.
Cette mondialisation est « la pandémie universelle » qui avance dans sa nouvelle marche et conquête, transformant la machine en dieu.
II
Quand bien même les avis et les interrogations seraient divers et contrastés au sujet de la mondialisation, nous pouvons dire que la profonde problématique que cette mondialisation soulève est la même, et elle a déjà été pensée par trois philosophes chacun à sa manière :
– Heidegger, à travers le concept de gestalt ;
– Habermas, à travers la notion de « technicité de la science » ou « industrialisation de la science » ;
– Lyotard, à travers le concept de « postmodernité ».
Ces trois concepts signifient : la métaphysique se réalise dans la vie quotidienne, ou, pour mieux dire les choses : ce qui est au-delà de la nature est aujourd’hui la nature elle-même.
Comme si effectivement le ciel était descendu sur terre, et voilà ses soldats dans les rues, gardiens et factionnaires, prêts à des conquêtes sans fin.
Oui, comme si l’irréel était devenu le réel. La réalisation de la métaphysique éclate désormais à Wall Street et au Pentagone, comme le dit Lyotard.
III
La glorification à laquelle j’ai fait allusion, celle de la machine, celle du marché, de la quantité et de la chose, va en empirant dans son implantation mortelle : la destruction de la terre, matrice et culture, dans tous les champs, et la destruction des relations, partant, entre l’homme et la nature, au niveau de l’espace, de la lumière, de l’eau et de l’air. Et voilà la terre, la plus belle planète, presque métamorphosée par ses enfants en refuges, cavernes et lieux de quarantaines : réserves pour les techniques et leurs instruments, campements pour l’invasion et le pillage, déchetteries en tous genres, à commencer par les résidus nucléaires. Tout cela n’est rien d’autre que la destruction de l’homme par lui-même, et la destruction de ce libéralisme et de ses leaders : peut-être sauront-ils alors, même trop tard, que le maître, « ici », n’est, dans son « essence », qu’un esclave.
IV
L’espace stratégique arabe et ses trésors donnent à cet esclave-maître de grandes possibilités pour occuper la place universelle avec diverses statues du nouveau veau d’or, le veau sculpté cette fois-ci dans de l’or noir, où sont représentées la force, la tyrannie, l’agression, et où sont « cuisinées » les aventures, les conquêtes et les grands délires en tous genres.
Ce qui, ici, est étrange, et c’est ce que doivent observer les personnes pourvues de lucidité, réside dans ce « secret » qui « unifie » « la machine » et « le Dieu », le discours de « la machine unique » et celui du « Dieu unique ». Et c’est un discours machinal (par référence à machine), non seulement contre la nature, mais encore contre l’homme dans son être et devenir.
Ce qui est également étrange, c’est que ceux qui tiennent ce discours « ignorent » ou « feignent d’ignorer » comment ils présentent avec la même langue et la même encre l’image d’un Dieu qui hait les humains et qui œuvre pour les anéantir un à un. Ce faisant, ils polluent autant le ciel que sa sœur la terre.
V
Oui, l’homme en tant qu’homme, et du fait de sa présence créative sur notre planète, ne peut pas tourner le dos à ce que fait son « frère » l’homme-machine. Il ne peut pas faire comme Orphée : tourner le dos à son aimée Eurydice, la laissant seule en enfer. Et, s’il est sincère, que peut-il faire après avoir « abandonné » son amour à ce destin infernal ? Que pouvons-nous faire contrairement à Orphée ? C’est une question que je pose au moment où « le monde de la machine » gagne en perfection et celui de l’homme en imperfections, avec hégémonie et domination pour le premier, esclavage et carence pour le second. Comme si à la lumière de cela l’homme semblait « marcher à reculons vers l’avenir », selon l’expression de Paul Valéry.
VI
L’Occident américano-européen a réalisé trois révolutions scientifiques et techniques qui dirigent le XXIème siècle et en font les caractéristiques.
1. La révolution quantitative qui a abouti au contrôle de la matière et à la création de formes de vies qui elles-mêmes apparaissent pour la première fois. C’est une révolution qui a mis fin sur un plan spécifique le savoir grec.
2. La révolution électronique qui a fondé un nouvel univers cognitif.
3. La révolution nano-moléculaire (biotechnologique), qui a pris désormais le contrôle de la vie elle-même avec diverses formes qui obéissent tant bien que mal aux désirs des humains.
Ces révolutions ont sapé toutes les certitudes et engendré les problèmes de « la création de l’homme lui-même », l’aggravation des différences entre les hommes (les gènes et la biotechnologie, les menaces contre les libertés de l’individu, contre les libertés civiles, la révolution électronique), et ce sont des problèmes qui posent beaucoup de questions à l’homme lui-même, qu’il soit croyant ou athée, d’autant plus qu’elles ont relié la science aux besoins de l’économie et de la politique, selon la logique du marché.
VII
Les Arabes n’ont pris part à aucune de ces révolutions. La vie arabe, politiquement, économiquement et culturellement, est une production entièrement occidentale. L’Occident américano-européen s’est mis à reproduire la religion elle-même politiquement et révolutionnairement.
Il est possible de décrire la situation des peuples arabes, depuis quatorze siècles jusqu’à aujourd’hui encore, comme celle d’ « enfants » vivant dans des pays qui ne sont que des « crèches » sur l’éducation desquelles veille la politique religieuse.
C’est ce qui explique la léthargie du « fixisme » arabe, et c’est ce qui explique que seul le maître a changé dans ces « crèches ». Le meilleur dans ce « changement », c’est que le maître suivant est exactement « le même » et qu’il suit le même parcours. C’est aussi ce qui explique que ce qu’on appelle « opposition » est le « verso » de la page qui est le régime en place. Généralement, ce verso est de loin plus mauvais que ses prédécesseurs. En témoigne l’histoire contemporaine des Arabes, depuis le coup d’État irakien de 1958, jusqu’aux derniers en date appelés « printemps ».
VIII
Mais, avec tout cela, les Arabes ont quantitativement une présence « matérielle » colossale, avec un espace stratégique, des richesses économiques et financières. Mais tout cela n’est pas « en possession » des Arabes : certains occidentaux en possèdent une partie, tandis que les autres, celles qui restent ou qui sont cachées, sont l’objet d’une course pour certains autres. Tout cela à cause de leur dépendance quasi absolue dans tous les domaines.
C’est un phénomène inédit dans l’histoire des peuples.
Pourquoi, pourquoi donc ?
Quelles réponses y aurait-il si nous posons, par exemple, dans cet horizon, des questions comme les suivantes ?
1. Quel est le mode de pensée culturelle chez les Arabes, à l’image de ceux qui existent dans les pays d’orient et d’occident, et qui ont contribué à construire la civilisation moderne ?
2. Pourquoi l’autorité religieuse ne permet-elle pas de concevoir des positions culturelles rationnelles ou normatives éthiques à l’abri de la théologie, qui soient capables de s’institutionnaliser dans la vie quotidienne, à la maison, à l’école, dans la rue, à l’université, au sein du pouvoir, et pourquoi ne reconnaît-elle pas l’autorité du savoir et de ses « vérités » ?
3. Quel serait le rôle des Arabes, cognitivement, scientifiquement et éthiquement, dans le destin du genre humain lui-même, à commencer par la « création » de l’intelligence artificielle et la « création » du robot ? Demeureront-ils dans l’état de « crèche » ou en sortiront-ils, et comment ?
IX
Ces questions, je les pose de nouveau et en premier lieu à nous autres Arabes qui produisons à l’attention de la barbarie libérale occidentale ce « veau noir » doré, avec du pétrole et du gaz, et qui est vraisemblablement, selon l’expression brechtienne, « le jus des cadavres », ceux des multiples éléments dans le ventre de la terre, et qui en pratique se transforme en « jus de cadavres humains », sang qui coule à flots à la surface de la terre.
Je voudrais ajouter deux questions que je souhaite poser aux individus créatifs arabes, qui sont nombreux et qui excellent dans tous les domaines, comme je l’ai dit et répété à maintes reprises, et qui sont en même temps les héritiers d’une culture dont les fondements reposent sur des bases prophétiques et théologiques.
La première question est : quelle différence y a-t-il, dans l’acte de prier lui-même, entre s’adresser à une pierre (statue, idole), à une image ou idée, à un veau d’or ou veau en pétrole ? Quelle différence surtout si nous croyons vraiment que l’homme est un « animal adorateur » ? Peut-on dire que l’homme n’a été créé que pour adorer celui qui l’a créé ? S’agit-il d’une problématique résolue, ou bien est-elle matière à réflexion, ou bien n’est-elle ni l’un ni l’autre ?
La deuxième question est : pourquoi l’homme torture-t-il ou tue-t-il l’homme en partant d’une croyance particulière qui est généralement religieuse et raciale ? Sachant que la nature ne fait pas de même, ni ce qu’il y a au-delà de la nature, et que les raisons du malheur des humains ne sont pas divins, ni diaboliques, mais qu’elles émanent de l’homme lui-même.
Pourquoi les gens des religions se taisent-ils, lorsque notamment gardent le silence les détenteurs de pouvoir, d’autorité et d’argent, ou bien le pratiquent-ils eux-mêmes ?
Ma dernière question : pourquoi la misère de l’homme n’est-elle pas la première tâche qui incombe à l’homme s’il se considère vraiment comme tel ? Au nom de quelle justice ou religion l’Arabe a-t-il aujourd’hui le droit de haïr la pensée ou la rationalisation laïque, les droits civiques, les libertés, et au nom de quoi accepte-t-il l’inégalité entre l’homme et la femme, ainsi que la culture de l’anathème ? Tout cela n’est-il pas la négation de l’humain lui-même ?
Adonis
Paris, avril 2020.
(Traduit de l’arabe par Aymen Hacen)