Adonis n’est pas seulement un immense poète, une légende vivante de la poésie arabe. Il est un observateur avisé et critique du monde, de ses contradictions, de ses pulsions, de ses identités, réelles ou imaginaires. Son confinement, pandémie oblige, lui a permis de méditer, d’observer et de livrer, dans sa langue maternelle, ces quelques réflexions salutaires. Première partie.
I
Désormais, du fait du coronavirus, beaucoup des nuages, qui voilaient ou camouflaient les fissures profondes dans l’image du monde, se sont dispersées. Cela révèle de nombreux et variés phénomènes, dont je peux citer, d’après ma vision des choses, les plus significatifs dans les actuelles mutations universelles, et je vais les exprimer en ces termes :
1. Amorphie du « phénomène arabe » et sa dissolution.
2. Les mutations asiatiques sont éclairées par l’ascension chinoise.
3. La déconstruction « collective » européenne éclairée par « l’individualisme » ou « l’égocentrisme » britannique.
4. L’obsession militaro-économique américaine de l’unilatéralité de la domination et de la transformation du monde en ghettos, marchés et camps militaires.
5 « Le tapis » invisible sur lequel « s’assoient » tous ces phénomènes, analogiquement ou distinctement, de près ou de loin, pacifiquement ou martialement, en coopération ou par le boycott, pédagogiquement ou disciplinairement, régressivement ou prospectivement, dans la soumission ou la rébellion.
II
Je me contente ici de toucher en toute brièveté deux problématiques : la première concerne les Arabes, la seconde l’Occident européen et américain.
Du point de vue du « phénomène arabe », je vais m’interroger en son nom et par sa langue : l’homme est-il, vraiment, « un animal pourvu de parole », comme l’a défini le premier maître, Aristote, et pourquoi continuons-nous à l’accepter aujourd’hui encore ?
Nous savons tous que cette définition n’est plus précise, et encore moins exhaustive. L’expérience nous oblige, historiquement et épistémologiquement, à la revoir, surtout après l’avènement des phénomènes du « robot » et de « l’intelligence artificielle ».
Par conséquent, Darwin a désormais le droit de rire de là où il est, quand et tant qu’il le souhaite, de la théorie religieuse monothéiste de « la création indépendante » ! Et de s’écrier encore une fois en compagnie de ses amis : Adieu à Adam et Ève ! Bienvenue à « l’animalité » du genre humain !
Les détenteurs des religions monothéistes sont ceux qui doivent se remettre en question, notamment ceux qui croupissent heureux et consentants dans les geôles du « confinement sanitaire de la raison ». Ils doivent se rappeler que la fin du confinement imposé au changement et au destin est conditionnée par la fin du confinement imposé à l’être et à l’existence. Quand bien même « la pensée monothéiste » prétendrait respecter l’esprit et les droits de l’homme, l’esprit ne peut faire ni n’acquiert sa valeur humaine que lorsqu’il est, dans sa construction intrinsèque, ouvert sur la possibilité de se tromper ; et c’est ce à quoi doit s’ouvrir le monothéisme islamique, surtout qu’il se considère comme « le sceau » de la vision monothéiste de l’homme et du monde. C’est que le monde de ce monothéisme s’effrite et s’entre-dévore. Et voilà qu’il transforme, dans ses plus récents effondrements « spirituels », le concept de « dépendance » religieuse interne en dépendance externe totale et absolue, dont l’indépendance personnelle se trouve anéantie et la volonté effacée.
Il n’est donc pas étrange de constater que les trésors des « régimes » autocrates arabes, pourtant si multiples et opulents, n’ont produit, en dernière analyse, depuis leur découverte et fructification, que la pauvreté, l’ignorance, le chômage, la désintégration sociale, le gonflement de l’ego bédouin, si bien que le monde Arabe dans sa totalité, tout au long des quatorze siècles de son existence, a échoué à fonder une société civile, et par là même à fonder un État respectant l’homme et ses droits, la science et ses droits, le savoir et ses droits, le progrès et ses droits.
III
En ce qui concerne l’Occident euro-américain, l’obsession militaro-économique américaine a eu deux conséquences : la première est la déconstruction européenne. C’est que « l’union » apparaît plus comme « forme » que comme « sens » ; et il a apparu que la Grande-Bretagne voit plus loin : demeurer dans cette union, c’est être vouée à disparaître, en faisant qu’elle soit un chiffre parmi d’autres, alors qu’elle jouait historiquement le rôle de « chef » au sens de tête, ou de « nombril » au sens de centre.
Cette déconstruction européenne a démontré, en dépit de la colère latente, l’angoisse de la mégalomanie américaine qui est le seul régime mondial à avoir déraciné un peuple de son « continent », dont les descendants sont toujours emprisonnés dans de misérables ghettos, et qui continue son parcours de déracinement dans le monde moderne par d’autres méthodes et moyens, en transformant le monde, de l’Amérique latine aux fins fonds de l’Asie, en passant par les pays arabes « amis », en ghettos-cimetières, que ce régime mondial américain dirige afin de les « civiliser » et de les « transformer en démocraties, regorgeant d’universités, de centres de recherches scientifiques, d’hôpitaux, d’usines et de laboratoires », et afin qu’ils « soient libres comme le monde libre » !
IV
Mais, derrière tout cela, qui pourrait nous dire : pourquoi les trois monothéismes sont-ils dans cet état ? Ils nous ont annoncé la bonne nouvelle qu’ils vont mettre l’humanité sur la bonne voie et lui permettre d’être plus créative, plus compétente et performante. Qui pourrait nous dire alors pourquoi leurs systèmes et politiques ont-ils détruit les exceptionnelles créations humaines antérieures ? Et pourquoi leurs « armées » ont-elles pillé, arraché, tué, voué à l’exil, déclenché des guerres sauvages et continuent à le faire ? Pourquoi leurs « cultures » n’ont-elles pas produit un seul penseur du niveau d’Héraclite, Platon ou Aristote ? Pourquoi leurs « institutions » ont-elles tué ou banni leurs contemporains, par une coïncidence ou une autre, à l’instar de Galilée, Marx, Spinoza, Freud, Nietzsche, Averroès, Razès, Ibn ‘Arabi, pour ne citer que ceux-là, à titre d’exemple ?
Pourquoi sont-ils tous aujourd’hui « groupes », « doctrines », « prophéties », « sectes », « clans », et chacun d’entre eux prétend qu’il a le monopole de représenter seul la vérité absolue ?
V
Toi, nature-mère-terre, à qui nous adressons-nous, et comment ? Observe avec nous ce « monothéisme » ambiant : même dans la totalité du mal et de son universalité, au lieu que « son peuple » compatisse avec les autres et qu’ils s’entraident, nous voyons des peuples entiers en punir d’autres en les privant même d’acheter des médicaments, cependant qu’ils leur envoient leurs « aides » et « cadeaux » à bord des avions de la mort, de l’extermination et de la destruction !
Dis-nous, toi nature-mère-terre, et dis-nous, toi monothéisme : est-ce vraiment l’humanité ? Est-ce donc vraiment l’homme ? N’est-ce pas la question que permet de poser avec insistance sur le monde l’universalité du coronavirus ?
VI
(Addenda)
Je souhaite ajouter à ce qui précède ces notes :
1. Il existe des philosophies et des religions qui pénètrent l’âme et l’esprit de millions d’hommes comme l’eau qui donne vie et « dont a été créé tout ce qui est en vie ». Mais, en un instant, en un tournant civilisationnel, cette même eau peut devenir l’argument pour tuer et exterminer. L’histoire regorge d’expériences vivantes confirmant cette modification.
2. Le problème que l’humanité affronte aujourd’hui à travers le coronavirus, c’est un fruit qui a bu de cette eau, mais il n’en est pas la racine. Cela étant ainsi décrit, l’audace nous appelle à dire : le problème est dans l’homme, dans ses croyances, idées et morale, et pas du tout dans la nature.
C’est ce qui nous pousse à dire que ces croyances, cette morale et ces idées sont une enfance corporelle qui préside à la maturité de l’esprit et de sa sagesse au point d’oblitérer la nature immanente de l’homme.
3. Une « petite » grippe place le monde entier dans une prison « universelle ». La civilisation monothéiste avec ses trois représentations est le théâtre de cet événement universel.
Adonis,
Paris, avril 2020.
(Traduit de l’arabe par Aymen Hacen)