A 72 ans, le nouveau président et opposant historique doit s’atteler, sur fond de crispations ethniques, à des chantiers socio-économiques d’envergure, attendus par une population aussi appauvrie que méfiante.
À qui ressemblera-t-il ? Au Sénégalais Abdoulaye Wade, parvenu au pouvoir à plus de 70 ans après des décennies de combat politique avec pour slogan le changement, ou à un autre opposant historique, l’Ivoirien Laurent Gbagbo arrivé au palais présidentiel du Plateau à Abidjan à 55 ans seulement au terme d’une lutte acharnée conclue dans des conditions qualifiées par lui-même de « calamiteuses » ? Pour Alpha Condé, 74 ans bien sonnés, sorti vainqueur de l’unique scrutin libre enregistré en Guinée en un demi-siècle d’indépendance, et dont le combat politique est aussi vieux que l’histoire de la Guinée indépendante, tout peut aller dans un sens comme dans l’autre. « On risque de retrouver en lui un peu de Wade comme un peu de Gbagbo, deux chefs d’État de la région dont il est proche. Mais, dans tous les cas, il lui sera difficile d’échapper à la comparaison », soutient un diplomate ouest-africain en poste à Conakry, qui a requis l’anonymat.
Ces idées de comparaison entre « opposants historiques » arrivés finalement au pouvoir, se sont taillé une place dans les discussions à Conakry, à mesure que les résultats du second tour de la présidentielle guinéenne tendaient vers une victoire d’Alpha Condé en même temps qu’éclataient des violences dans différentes régions du pays, attribuées aux partisans de son adversaire Cellou Dalein Diallo. Ces violences et coups de feu ont rappelé aux observateurs de la vie politique ouest-africaine et sans doute aux dirigeants de la transition guinéenne, les manifestations sanglantes qui avaient accompagné l’avènement de l’Ivoirien Gbagbo au pouvoir. En se dépêchant de décréter l’état d’urgence dans l’attente de la proclamation des résultats définitifs par la cour suprême, le chef de la transition, le général Sékouba Konaté a, manifestement, voulu éviter la répétition du scénario abidjanais qui a finalement pesé lourd sur la gestion ultérieure du pouvoir politique en Côte d’Ivoire voisine. Quand au rapprochement avec le Sénégalais Wade, il tient à un autre souci, plus prosaïque : que fera l’opposant aux régimes successifs guinéens du pouvoir d’État qu’il vient de conquérir, de haute lutte ? S’ils sont nombreux, les Guinéens établis au Sénégal, qui jugent assez positive l’action d’Abdoulaye Wade dans son pays, surtout s’agissant de la construction d’infrastructures routières à Dakar, alors que ses adversaires le jugeaient inexpérimenté à son arrivée, d’autres Guinéens émettent des doutes sur la capacité de Condé, qui n’a participé à aucun gouvernement, à apporter le vrai changement, celui des conditions de vie, désiré par la population.
C’était l’argument massue de ses adversaires, qui pointaient son âge avancé et son inexpérience de la gestion de la chose publique, mais aussi son caractère jugé hautain comme autant de handicaps de mauvais présage. Il appartient à présent au nouveau président de faire taire ces critiques, en se mettant rapidement à la tâche. « C’est au pied du mur qu’on reconnaît le vrai maçon », argumentaient des partisans du candidat du changement, convaincus que Condé saura faire oublier l’image de pays des 40 voleurs qui était collée à la Guinée, riche de ses ressources naturelles, mais aux populations appauvries par la corruption et l’incurie d’une classe politique insouciante.
Si Condé n’entame pas sa présidence sous des cieux cléments, en raison des fortes contestations de son élection, il a su, au moins, user de tact pour empêcher la situation de dégénérer. Sitôt les résultats provisoires délivrés par la Commission électorale indépendante,l’ancien opposant a déclaré vouloir être « le président du changement au bénéfice de tous, de la réconciliation nationale et des progrès pour tous », et a eu l’intelligence de tendre la main à ses adversaires politiques, évoquant la possibilité de former un gouvernement de large ouverture. Cette disposition d’esprit n’a certes pas évité la poursuite des affrontements, mais aura finalement eu le mérite de ne pas en rajouter à une atmosphère surchauffée et fait non négligeable, de semer les premiers troubles dans les rangs de ses adversaires dont bon nombre étaient prêts à sauter sans condition dans la barque du vainqueur.
Pour Alpha Condé, le plus dur commence. Au premier rang des défis qu’il aura à affronter, dans l’immédiat, figurent la réconciliation nationale et le maintien de la paix civile. Les élections présidentielles de cette année ont été sans doute historiques pour la Guinée en raison de son caractère libre et ouvert, mais elles ont été aussi des moments pénibles, en raison des affrontements ethniques qui ont émaillé le processus électoral de bout en bout. Déjà présentes lors du premier tour, les violences interethniques se sont aggravées lors du second, transformant l’opposition Condé-Diallo en combats entre Malinké et Peulhs étendus à leurs alliés respectifs. Des analyses politiques n’ont pas manqué d’ironiser sur cette « démocratie ethnique », expliquant le miracle du renversement de situation opéré par Condé (18 % seulement des suffrages au premier tour contre plus de 40 % au peulh Diallo arrivé en tête) davantage sur le compte d’alliances ethniques ayant mieux joué en faveur de l’opposant historique dans un schéma du « tout sauf les peulhs », peu honorable pour ses initiateurs. À présent président, Condé est dans l’obligation d’éteindre cet incendie ethnique qui peut embraser le pays à tout moment et le rendre ingouvernable. La retenue de l’ancien premier ministre Dalein Diallo a jusqu’ici permis d’éviter la chienlit généralisée, ses partisans, brimés pratiquement par tous les pouvoirs qui se sont succédé en Guinée, étant désormais prêts à en découdre. Le quadrillage systématique de quartiers peulhs par des soldats déchaînés, comme ce fut le cas les jours qui suivirent la proclamation des résultats par la Commission électorale nationale indépendante (Céni), ne pouvait être retenu comme solution compte tenu de la situation potentiellement explosive du pays. L’escalade était enfin – provisoirement ? – évitée par le déploiement dans la capitale d’unités plus disciplinées, après que fut décrété l’état urgence. En réitérant son appel à la « réconciliation nationale », Alpha Condé s’en prenait le 18 novembre aux journalistes qui répercutent des clichés réducteurs sur la Guinée où s’affronteraient Peulhs et Malinké. « C’est une caricature », devait-il affirmer, en revendiquant le soutien d’une coalition multiethnique.
La grande urgence porte toutefois sur la situation économique et sociale désastreuse du pays. Avec une population vivant à 55 % en dessous du seuil de pauvreté extrême, et des quartiers régulièrement privés d’eau potable et d’électricité, il y a fort à faire pour redresser la situation. Surtout dans un contexte où les populations, longtemps oubliées, veulent sentir des changements tout de suite.
Il faudra, pour Condé entamer sa présidence par des gestes symboliques forts, pour marquer la rupture avec les systèmes de prédation et d’impunité qui l’ont précédé. Le peuple attend de lui une exploitation rationnelle des minerais dont regorge le pays, la bauxite (dont la Guinée détient deux tiers des réserves mondiales), le diamant, l’or, le pétrole, et l’utilisation à bon escient des recettes engrangées pour construire des écoles, des centres de santé ou des voies de communication qui font cruellement défaut au pays. Sans oublier la lutte contre le trafic de drogue, un fléau qui a affaibli l’État et gangrené la vie politique.
Mais les sceptiques se demandent si le président Condé pourra se lancer à fond dans une opération mains propres en Guinée, plusieurs membres de la coalition « arc-en-ciel » qui l’a porté au pouvoir n’étant pas exempts de reproches au sujet de leur gestion passée de la chose publique. On peut, dès lors, espérer qu’il saura s’affranchir d’alliés encombrants – au risque même de passer pour un traître –, afin de tourner définitivement la page des différentes transitions autoritaires et chaotiques qui ont jalonné l’histoire du pays.
Pour l’instant, Alpha Condé tente de remettre le pays au travail, après un processus électoral interminable, qui a vu le second tour se dérouler près de quatre mois après le premier. Le prochain test, d’une importance désormais capitale, ce sont les élections législatives, qui seront plus ouvertes que jamais. À Conakry, on espère qu’elles seront moins chaotiques que la présidentielle, et que la commission électorale jouera plus efficacement son rôle. Pour l’opposition emmenée par Dalein Diallo, il s’agira de disposer de la majorité au parlement pour tenir tête au nouveau pouvoir. En face, l’ambition sera la même. Un nouveau choc en perspective.