Les guerres qui se déroulent depuis le 7 octobre 2023 en Palestine, au Liban, et depuis le 27 novembre en Syrie, ont occulté une autre guerre contre le Soudan tout aussi sanglante et ravageuse. Si les premières sont très médiatisées, celle qui martyrise le Soudan est reléguée au second plan même si elle conduit le monde arabe et le continent africain vers des risques de déstabilisation et des menaces géopolitiques qui impactent l’avenir de la paix dans le monde arabe et en Afrique, voire dans les relations internationales. Une guerre qui, in fine, vise à partitionner le Soudan et livrer ses ressources aux rapaces du Golfe.
Par Philippe Tourel
Quels sont les enjeux et les acteurs de cette guerre ? Comme l’a fait remarquer judicieusement l’ambassadeur du Soudan en France, Khalid M. Farah, le 6 novembre 2024, dans sa rencontre avec la presse internationale à Paris, dans l’enceinte de la chancellerie soudanaise, la guerre tragique inter-soudanaise, relancée le 15 avril 2023 « n’est ni une lutte pour le pouvoir entre deux généreux, ni une guerre civile comme le répètent certains médias instrumentalisés » qui ne font pas l’effort d’expliquer à leurs lecteurs et auditeurs les vrais enjeux du conflit. « Il s’agit pour nous tout simplement, d’une réelle tentative de coup d’état militaire perpétrée en date du 15 avril 2023 par la milice paramilitaire nommée les Forces du Soutien Rapide contre l’ordre constitutionnel et l’autorité légitime du pays ». Un coup d’état qui, après son échec, a plongé le pays dans la tourmente, aidé en cela par certains pays étrangers qui avaient pris fait et cause pour les mutins. D’un coup d’état avorté, la tentative a muté en un conflit ouvert qui risque de déborder les frontières du pays.
Lors de cette conférence de presse, M. Khalid M. Farah, en diplomate chevronné, a laissé entendre qu’on est actuellement face à une « guerre dévastatrice contre l’Etat et le peuple soudanais. » Elle est de surcroit « une guerre d’agression de dimension régionale, à laquelle ont participé et participent encore un certain nombre de pays étrangers qui se trouves tant dans le voisinage immédiat du Soudan, qu’à l’extérieur de celui-ci. Ce sont effectivement des pays dont les noms sont connus et dont l’implication est connue aussi ».
Si le Tchad, pays voisin du Darfour est cité comme complice de cette agression, c’est surtout les richissimes Émirats arabes unis, ancienne colonie britannique faisant partie, à l’époque, de la Côte des Pirates, qui jouent le trublion, comme ils l’ont fait au Yémen, en Irak, en Syrie, en Palestine, en Libye et désormais au Soudan et dans la Corne de l’Afrique. Un pays-comptoir qui est devenu – depuis la mort de son fondateur, le Cheikh Zayed Bin Sultan Al-Nahyan, mort en 2004, soit un an après la guerre américaine contre l’Irak en 2003, et qui avait la fibre nationaliste arabe – sous le règne de son fils Mohammed Ben Zayed (MBZ), une base militaire, logistique, financière et médiatique au service la stratégie américano-israélienne et occidentale au Moyen-Orient et en Afrique.
Sans le nommer directement, le diplomate soudanais avait accusé ce pays d’assurer « l’armement, le financement, le transport et la facilitation du passage d’armes vers la milice rebelle de RSF, mais aussi par l’envoi des dizaines de milliers de mercenaires de diverses nationalités, pour combattre aux côtés de ladite milice contre l’armée nationale soudanaise ».
Si cette gravissime accusation a été confirmée par de nombreux articles de la presse internationale, et même par des rapports des missions d’enquête des Nations Unies, les médias mainstream, généralement acquis aux monarchies du Golfe et à la narration américaine, ont gardé le silence devant ce scandale des mercenaires étrangers.
Heureusement, le mur du silence vient dernièrement de tomber autour du rôle des mercenaires internationaux qui combattent avec les milices des mal nommées Forces de soutien rapide commandées par l’ancien général Hemetti (abréviation de Mohamed Hamdan Dogolo) dont l’itinéraire est riche en massacres collectifs, trafics en tous genres et en retournements d’allégeances spectaculaires. Ses forces paramilitaires étaient censées protéger le pouvoir d’Omar al-Bachir, cela ne l’empêchera pas de se retourner contre lui, puis contre le pouvoir constitutionnel dirigé par le général Al-Burhan.
C’est la presse colombienne, reprise par le site africain Brown Land News, qui a découvert le pot aux roses. « Des mercenaires colombiens et espagnols combattent aux côtés de la RSF au Soudan » titre ce site bien informé. « Des sources fiables confirment, écrit-il, l’arrivée de 86 mercenaires colombiens et espagnols dans la banlieue est d’El Fasher le 2 novembre. Les combattants colombiens seraient entrés au Soudan via la Libye avec l’aide des Forces Salam, une milice loyale au général Khalifa Haftar. Leur mission consiste notamment à utiliser des systèmes d’artillerie et des drones, et à cibler les quartiers civils d’El Fasher. Ils sont actuellement stationnés dans la zone de Jigu Jigu, à l’est de la ville.
Des mercenaires espagnols ont également été identifiés comme tireurs d’élite opérant à El Fasher, en particulier dans les quartiers périphériques de la ville, dans les secteurs est et sud. »
« Les mercenaires colombiens récemment déployés remplaceraient, selon Brown Land News, un autre contingent de combattants colombiens arrivés il y a deux mois. Ces derniers seraient partis aujourd’hui via Hamra Al-Sheikh après que deux gros avions-cargos aient livré des armes et des munitions jeudi après-midi. Il y a quelques jours, l’armée de l’air soudanaise a pris pour cible la région de Jigu Jigu, infligeant des pertes importantes aux mercenaires étrangers qui y étaient stationnés. » (https://blnews.net/2024/11/colombian-and-spanish-mercenaries-fighting-alongside-rsf-in-sudan/ ).
Les révélations du BLN ont été relayées et confirmées par La force conjointe du Darfour qui avaient saisi, le 20 novembre un convoi d’armes en accusant directement les Émirats arabes unis d’armer les putschistes du FSR. Selon le Mouvement de libération du Soudan (MLS) dont les combattants participant à la Force conjointe du Darfour « les armes avaient été saisies lors d’une opération menée par une force conjointe dans la région désertique limitrophe du Tchad et de la Libye. Le RSF utilise la vaste zone désertique pour transporter du matériel militaire au Darfour afin de le distribuer à ses éléments dans tout le pays. »
Des vidéos publiées par le SLM montrent un certain nombre de véhicules de combat, des caisses de munitions et des missiles guidés antichars Kornet, ainsi qu’une carte d’identité militaire colombienne et un passeport colombien avec un visa de sortie de l’aéroport international Al Maktoum de Dubaï datant du mois d’octobre.
« Cette tentative ratée met clairement en évidence la dépendance continue de la milice de soutien rapide à l’égard de sources extérieures pour l’approvisionnement en armes et son soutien à des éléments mercenaires pour déstabiliser la sécurité et la stabilité du Soudan », indique le MLS.
Face à ces informations authentifiées, le quotidien Le Monde a été contraint à rompre le silence, lui aussi, pour dénoncer ce scandale. Dans son édition en ligne du 3 décembre 2024 (https://www.lemonde.fr/afrique/article/2024/12/03/des-emirats-arabes-unis-au-soudan-le-troublant-itineraire-de-mercenaires-colombiens-arretes-au-darfour_6428014_3212.html), son journaliste Noé Hochet-Bodin signe une enquête intitulée :« Des Emirats arabes unis au Soudan, le troublant itinéraire de mercenaires colombiens arrêtés au Darfour ». Selon lui, ces mercenaires « seraient 300 venus de Colombie à se trouver sur le sol soudanais. Ces hommes combattraient au sein des Forces de soutien rapide du général Mohammed Hamdan Daglo, dit Hemetti ». Ils ont été pris la main dans le sac en pleine désert entre la Libye et le Tchad par ce qu’il appelle « une milice alliée à l’armée soudanaise – la force conjointe qui réunit le Mouvement pour la justice et l’égalité et le Mouvement populaire de libération du Soudan ». La scène a été filmée par les combattants du MLS.
Noé Hochet-Bodin ne se contente pas des révélations du MLS. Il s’appuie sur une enquête menée par le quotidien colombien La Silla Vacia qui avait levé le voile sur une vaste opération de mercenariat, dans laquelle ces retraités de l’armée colombienne se retrouvent plongés au cœur du conflit soudanais par l’intermédiaire des Emirats arabes unis.
Le quotidien colombien, toujours cité par Noé Hochet-Bodin, révèle que l’opération de recrutement des mercenaires financée par les Émirats « que devait mobiliser jusqu’à 1 800 combattants venus de Colombie. Le média est entré en contact avec plusieurs de ces ex- membres de l’armée colombienne pour retracer leur parcours. »
Interrogés par le journal La Silla Vacia, quarante de ces militaires retraités affirment être victimes d’un vaste réseau de trafic d’êtres humains et être détenus contre leur gré. « Ils disent avoir initialement postulé à une offre d’emploi dans une entreprise colombienne spécialisée dans la sécurité privée pour protéger des infrastructures pétrolières aux Emirats arabes unis ; ils se seraient vu offrir un salaire de 2 600 dollars par mois (environ 2 500 euros). Ladite compagnie, dirigée par un ancien colonel obligé de quitter l’armée colombienne en 2007 en raison de relations troubles avec un cartel de la drogue, est domiciliée à Dubaï. »
Pourquoi les Émiratis jouent-ils le trublion au Soudan et partout dans le Moyen-Orient et en Afrique ? Au Soudan, le cheikh MBZ travaille comme supplétif pour les Etats-Unis et Israël, pour l’amener à normaliser ses relations avec l’état hébreu, et au passage participe au pillage des ressources minières, agricoles et énergétiques de ce pays. Pour imposer ses termes d’échanges inégaux, rien de mieux que de le fragiliser, le fractionner et l’appauvrir en soutenant des milices prédatrices comme celles dirigées par le général Hemetti. Les Émirats jouent également un rôle pervers en Palestine en s’opposant à la fois à l’Autorité palestinienne de Ramallah et à celle de Hamas à Gaza. Leur homme de paille n’est personne d’autre que Mohamed Dahlan qui a été chassé par le Hamas de la Bande de Gaza après le retrait israélien en 2006. Depuis les Émirats, il continue à combattre le Hamas et à aider et à conseiller les Israéliens.
A cette occasion, rappelons le rôle des Émirats dans la guerre du Yémen où ils ont misé sur la partition de ce pays. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le frère de Hemetti, Abdul Rahim Hamdan Dogolo, à l’époque commandant adjoint des FSR qui avait été le promoteur de l’engagement d’un contingent soudanais au sein de la coalition menée par l’Arabie saoudite et les Émirats dans la guerre contre le Yémen. C’est lui aussi qui conduit en octobre 2021 une délégation d’officiers soudanais en Israël pour envisager une coopération sécuritaire avec les autorités de ce pays.
Les Émirats arabes unis avaient également participé directement en 2011 au renversement du régime libyen, dans le cadre de l’Otan. Grâce au chaos indescriptible que cette agression a instauré dans ce pays vois du Soudan, les Émirats avaient pu, par le biais de son allié libyen Haftar utiliser le territoire libyen pour acheminer armes et mercenaires vers le Soudan.
Les théâtres d’intervention émiratis s’étendent également vers la Syrie, l’Irak, le Sahara occidental, le Sahel, l’Iran etc… Ils sont par ailleurs le seul pays du Golfe à soutenir ouvertement le Maroc dans sa colonisation du Sahara occidental.
Philippe Tourel