Depuis qu’Alger a décidé, cet été, de donner un coup d’arrêt au trafic de carburant, c’est la guerre de l’essence à la frontière avec la région orientale du Maroc. Il ne reste plus que les ânes pour ramener l’indispensable carburant, dont les prix flambent.
Les ânes de la contrebande ont remplacé les voitures aux amortisseurs trafiqués trop bruyants. Deux fois par jour, à l’aube et à la tombée de la nuit, les petits équidés chargés de gros bidons bleus prennent les chemins caillouteux. Au passage de la frontière algérienne, ils continuent seuls, puis reviennent, toujours seuls, avec leur précieux chargement. Ils sont attendus avec impatience à Oujda, à 16 kilomètres en amont sur le territoire marocain.
Depuis qu’Alger a décidé, cet été, de donner un coup d’arrêt au trafic de carburant, c’est la guerre de l’essence à la frontière avec la région orientale du Maroc. Il ne reste plus que les ânes pour ramener l’indispensable carburant, dont les prix flambent. Et encore, les contrebandiers assurent que deux de ces ânes, visés par des tirs algériens, ont récemment explosé. Pire : l’armée algérienne a commencé à creuser, de l’autre côté, des fossés « de six à dix mètres ».
Le conseil des ministres qui s’est tenu à Alger, dimanche 29 septembre, en présence du président Abdelaziz Bouteflika – le premier réuni depuis décembre 2012 en raison des soucis de santé du chef de l’État – a enfoncé le clou en examinant un nouveau projet de loi destiné à lutter contre le trafic d’essence. Sur place, à Oujda, on soupçonne quelque nouvelle chamaillerie, des déclarations intempestives d’un responsable local marocain à la télévision sur les « ampoules rouges » (une drogue sous forme de comprimés) venues d’Algérie ou des nouvelles caméras de surveillance installés par le Maroc à sa frontière, qui auraient suscité une riposte algérienne. « Pourquoi le fer et les cigarettes continuent-ils à passer ? », interroge Hassan Amrani, militant de l’Association marocaine des droits de l’homme.
Élection présidentielle algérienne prévue en avril 2014
La réalité est plus prosaïque. Soucieuse de ménager ses ressources en hydrocarbures qui s’évaporent à ses frontières au point de provoquer parfois des pénuries sur son propre territoire, l’Algérie affiche son intention de combattre ce « fléau », à l’approche de l’élection présidentielle prévue en avril 2014. D’un coup, le robinet a commencé à se fermer.
Depuis trois décennies au moins, les habitants de la région marocaine de l’Oriental s’étaient habitués à bénéficier d’un pétrole passe-partout bon marché. La frontière terrestre entre les deux pays, fermée depuis 1994, après le meurtre de deux touristes espagnols imputé par les Marocains à des extrémistes algériens, a beau rester hermétique, comme en témoignent, au bout de la route 7, le poste de Zouj Bghal et sa barrière, cela n’a jamais empêché, tout autour, le passage en contrebande, et dans les deux sens, de toutes sortes de marchandises, du lait aux habits turcs en passant par le cannabis. Collé à la barrière, un café, côté marocain, doté d’une piste de karting, attire d’ailleurs encore du monde. Et les liens entre les populations sont étroits. Le chef de l’État algérien, Abdelaziz Bouteflika, n’est-il pas né à Oujda ?
Mais l’essence, c’est autre chose, le nerf de la guerre, qui fait vivre, selon Mohammed Benkaddour, le président de l’Association de protection des consommateurs de l’Oriental (APCO), « entre 3 000 et 5 000 familles, chiffres à multiplier par cinq pour obtenir le nombre de personnes concernées » dans une région pauvre touchée par un chômage endémique. Une dépendance d’autant plus tolérée qu’elle a permis au Maroc, pays dépourvu de ressources en hydrocarbures, d’économiser des milliards de dirhams en importation de carburant pendant des années.
Première activité de la région de l’Oriental, l’agriculture fonctionne à 75 % avec l’essence de contrebande. Oujda, quelque 800 000 habitants, ne comptait jusque récemment que sept stations-service. Et le trafic s’étendait jusqu’aux villes de Fès et Meknès, à plus de 300 kilomètres de distance. Une cellule de crise a dû être réunie à la hâte par les autorités locales qui ont réclamé un « traitement spécial » à Rabat pour faire face à la situation.
Les prix du carburant se sont littéralement envolés
Les implications sur la population n’ont en effet pas tardé. « La hausse s’est répercutée sur les produits de première nécessité comme l’huile ou le lait », relève Youssef Gsir, secrétaire général de l’APCO à Oujda. « En tant qu’association, nous sommes contre la contrebande, ajoute-t-il, mais il faut bien reconnaître son impact important sur le pouvoir d’achat. » Sur le bord de la route de Sidi Yahya, à une vingtaine de kilomètres au sud d’Oujda, Ahmed, marié, trois enfants, se désespère. Depuis dix ans qu’il vit du commerce illicite de l’essence, il n’a « jamais vu ça ». « Avant, je recevais dix ou douze bidons de trente litres le matin et le soir, maintenant à peine trois ou quatre ; résultat, je gagne trois fois moins, soupire le revendeur à la sauvette. Tout ça, c’est la faute aux gouvernants et c’est encore nous qui payons la facture. »
Les grossistes qui s’étaient fait construire des maisons avec l’argent du trafic, jusqu’à 500 euros par jour, ont cessé leurs travaux d’agrandissement. Les prix du carburant se sont littéralement envolés : le bidon de 30 litres est passé de 90 dirhams (environ 8 euros) à 250, voire 300 dirhams (entre 22 et 28 euros).
Cette situation nourrit les tensions sociales qui s’ajoutent à d’autres, au moment où le Maroc tente de réduire le coût exorbitant de la caisse de compensation (5 milliards d’euros) qui finance à grands frais les produits de première nécessité tels que le sucre, la farine et l’essence, et qui pèse lourd dans le déficit du pays.
À deux reprises, ces derniers mois, le gouvernement marocain, dominé par les islamistes du Parti justice et développement (PJD), a augmenté les prix de l’essence à la pompe sur tout le territoire, s’attirant, en retour, un vif mécontentement social. Partis d’autres régions du pays, des camions-citernes ravitaillent désormais Oujda. Une première.
Source : Le Monde