Paysage d’après scrutin
Près de sept millions d’électeurs en âge de voter vont décider demain du nouveau régime politique que les élus à la constituante vont dessiner dans les mois à venir. Mais quels que soient les vainqueurs, il est d’ores et déjà acquis qu’il n’y aura pas de parti dominant. Il s’agit d’une rupture capitale avec le passé, depuis l’accession de ce pays à l’indépendance en 1956, où un seul parti, celui du Destour sous toutes ses appellations et ses variantes, dominait sans partage la vie politique. Cette fois-ci, grâce au nouveau code électoral à la proportionnelle, la Tunisie ne sera plus gouvernée par un seul parti, mais par des coalitions dont on ignore encore les orientations et les alliances.
En attendant, l’indication la plus significative sera le taux de participation.Dans ce contexte, le président de l'Instance Supérieure Indépendante pour les élections (ISIE), Kamel Jendoubi, considère que la réalisation d'un taux de participation de 60%, sera positif, par rapport à ce qui est enregistré dans des pays occidentaux, notamment l'Angleterre. Notons cependant que dans le passé, le taux de participation était systématiquement sur-évalué. Selon les propres dires de M. Jendoubi son instance a rencontré de nombreuses difficultés depuis sa création, notamment l'absence de base de données autour des électeurs, l'inexistence d'une administration électorale ou d'archives électorales, en Tunisie, depuis 1956, ainsi que les doutes émis au sujet de la crédibilité des membres de l'ISIE. Des propos inquiétants qui pourraient donner lieu à des contestations au lendemain des élections.
Déjà, le chef d'Ennahdha, l’islamiste Rached Ghannouchi, qui a déclaré la veille du scrutin qu’il s'attend à un score plus large que prévu en faveur de son mouvement lors des élections à l'Assemblée constituante qui se dérouleront ce dimanche en Tunisie, a mis en garde contre toute manipulation des résultats.
« Nous obtiendrons plus que les 25% des voix dont nous créditent certains sondages. Ce sera fait demain (dimanche 23 octobre ) », a-t-il confié dans un entretien exclusif à l'Associated Press. Il a souhaité « indépendamment des taux, que ce soit d'abord une réussite pour la Tunisie et que les élections soient honnêtes ».
En cas de victoire de son mouvement, le changement qu'il prévoit est "un gouvernement qui soit le premier élu dans l'histoire de la Tunisie".
Cheikh Rached projette en outre l'instauration d'un régime parlementaire qui "rompra avec le régime présidentiel, source de toutes les catastrophes, et qui extirpera les racines de la dictature en Tunisie".
Selon lui, le prochain gouvernement "s'attachera en priorité à réaliser les objectifs de la révolution, en bannissant la corruption, en procurant du travail pour les chômeurs et en portant l'intérêt requis aux régions déshéritées qui ont déclenché le soulèvement" contre l'ancien régime de Ben Ali.
"Que nous ayons la majorité ou pas, notre choix est un gouvernement de coalition avec les principaux partis avec lesquels nous sommes en discussion", a-t-il ajouté sans nommer ces partis. "Ils seront connus après les élections".
En réponse à une autre question, il a jugé l'opération électorale "acceptable jusqu'à présent, en dépit de quelques lacunes", en évoquant les quelque 1,8 million d'électeurs analphabètes qui "auront du mal à voter ainsi que les 20.000 pèlerins qui ne voteront pas".
Le leader d'Ennahdha a cependant exprimé ses craintes de fraudes. "Dans un pays marqué, où les élections ont été faussées pendant 50 ans, il n'y a pas de garanties quant au risque de manipulation", a-t-il analysé.
Il appréhende, en cas de fraude, "une catastrophe pour le pays". "Ce sera l'anarchie. Le peuple n'acceptera pas une manipulation du scrutin et nous ferons partie du mouvement populaire", a-t-il averti.
Il a, par ailleurs, marqué "des divergences" avec les courants salafistes, en particulier le Hizb Ettahrir, un parti non reconnu mais actif qui prône l'application de la chariaâ (loi islamique).
Il a qualifié de "négative" leur attitude de refus des élections, qu'ils considèrent contraires à l'islam.
Cheikh Rached n'exclut pas pour autant un dialogue à l'avenir avec ces courants "pour les convaincre de changer d'attitude".
"L'islam n'est pas antinomique avec la démocratie. Au contraire, ils vont de pair", a-t-il soutenu, en plaidant pour "une approche religieuse modérée".
Il a assuré que son mouvement "protège les droits de la femme et les renforcera contrairement à ce qu'avancent certaines parties qui font de la peur d'Ennahdha et de l'islam un business".
"Nous ne portons aucun projet hostile à la femme et nous préserverons les droits octroyés aux femmes par le Code du statut personnel (CSP) et nous les consoliderons", a-t-il martelé.
Il a donné pour exemple le choix d'une femme non voilée, tête de liste dans une circonscription à Tunis, alors qu'aucun autre parti n'a présenté une femme voilée comme candidate.
"Les femmes seront libres de porter l'habit de leur choix, d'opter pour le travail et pour le mari qu'elles choisissent", a-t-il encore dit. AP
Le score du parti islamiste Ennahda sera donc déterminant pour la bataille du pouvoir: parviendra-t-il à dégager une majorité au sein de l'assemblée pour contrer un front de "modernistes" et former un gouvernement?
– COMPTER SES FORCES
Crédité de 20 à 30% des suffrages dans les derniers sondages autorisés (fin septembre), Ennahda pourra compter sur le renfort de quelques listes d'indépendants et de petits partis alliés, déterminés à entrer dans le gouvernement "de large coalition" que promet le parti de Rached Ghannouchi.
Le coup de tonnerre serait de voir les islamistes rafler la majorité absolue au soir du vote, un scénario que la plupart des analystes jugent peu probable. Ils donnent toutefois Ennahda largement en tête, devant les grandes formations du centre-gauche: Ettakatol (proche du Parti socialiste français) de Mustapha Ben Jaafar, le Parti démocrate progressiste (PDP) d'Ahmed Néjib Chebbi et le Pôle démocrate moderniste (PDM), coalition de cinq formations emmenées par les ex-communistes d'Ettajdid.
– LA NATURE DU REGIME
Ennahda se distingue des autres formations politiques en prônant un régime parlementaire, seul moyen pour eux d'accéder plus tard à la présidence de la République qu'ils n'ont "aucune chance de gagner aujourd'hui au suffrage universel direct", selon un observateur.
Toutes les autres grandes formations se sont prononcées pour un régime semi-présidentiel avec un parlement fort, et veulent voir garanties par la constitution l'égalité des droits et la liberté d'expression donnée par la révolution. La question du droit des minorités religieuses et du statut de la femme seront cruciales dans le débat sur le texte qui servira de fondation au nouveau régime.
– LE COMBAT DES CHEFS
Incapables de s'entendre sous Ben Ali quand l'issue du scrutin ne faisait aucun doute, les frères ennemis Chebbi et Ben Jaafar sont toujours à couteaux tirés.
Le PDP, qui a fait du "tout sauf Ennahdha" l'axe de sa campagne, a cherché jusqu'au dernier moment à formaliser avant le scrutin un accord avec le camp progressiste, invitant à la table des négociations PDM, Parti du travail tunisien (PTT, lancé par un syndicaliste), Afek Tounes (libéraux) et Ettakatol. "Ben Jaafar nous a fait faux bond à chaque fois", dit-on au PDP.
Le PDM a clairement fait savoir qu'il était opposé à une alliance avant le vote, mais s'est affiché en vigie des droits fondamentaux, autant face aux islamistes qu'aux héritiers de l'ancien parti-Etat du RCD.
Le PDP d'Ahmed Néjib Chebbi espère en tout cas empêcher Ennahdha de gouverner en dégageant une majorité par un jeu d'alliance au sein de la future assemblée.
De son côté, Mustapha Ben Jaafar s'est toujours dit opposé à un accord avant le scrutin et est favorable à un "gouvernement d'union nationale".
Il rejette toute idée d'"alliance avec Ennahdha", qu'il veut combattre sur le terrain politique, mais jugerait "dangereux" d'exclure du gouvernement un parti auquel les Tunisiens auront probablement accordé en masse leurs suffrages.
L'exemple des années noires traversées par le voisin algérien après l'exclusion des islamistes est dans toutes les mémoires. Mais chacun en tire des conclusions différentes: les uns estiment que la Tunisie ne se relèverait pas d'une plongée dans la violence, inéluctable en cas d'exclusion des islamistes, tandis que les autres jugent la maturité politique suffisante pour voir s'appliquer le jeu démocratique des alliances.
– LES INTENTIONS PRETEES
Enfin, les uns prêtent à Mustapha Ben Jaafar le dessin de se faire élire président de la transition avec les voix des islamistes et redoutent le prix à payer pour ce pacte lors des débats sur la constitution. Les autres reprochent à Ahmed Néjib Chebbi de viser la présidentielle de l'après constituante et ses relations avec les milieux d'affaires et certains proches de l'ancien parti au pouvoir.
(Avec les agences)