Crime sans châtiment
Le 17 octobre 1961, des milliers d’Algériens, faisant partie de la communauté immigrée en France, ont décidé, à l’appel du Front de libération nationale, de sortir le soir, à Paris, sous la pluie battante, sans armes, les mains nues, avec femmes et enfants, afin de rappeler à toute la France, qu’ils sont traités sur le territoire de la patrie des droits de l’homme comme des esclaves, dans des ghettos, soumis à un couvre-feu aussi discriminatoire qu’humiliant. La police parisienne confiée à Papon, personnage connu (et condamné plus tard pour « complicité de crimes contre l'humanité » du fait de son rôle dans la déportation des Juifs français durant la Seconde Guerre mondiale), se livra à un assassinat collectif, froidement, férocement, bestialement. La presse parisienne, pour minimiser la tuerie organisée, parlera de deux morts. Les hautes autorités eux parleront de « bavure ». Le double mensonge sera rattrapé par les historiens qui eux, ont dressé un bilan qui demeure provisoire : plus de 200 morts. Et le général de Gaulle était parfaitement tenu au courant. La thèse tout aussi mensongère d’une « police débordée » est battue en brèche par des historiens français et anglo-saxons. Il s’agit bel et bien d’une véritable « terreur d’Etat » selon l’expression de Jim House et Neil MacMaster qui ont consacré un ouvrage à la question, il y a cinq ans.?Cinquante ans après le drame, devant le verdict de l’histoire et la vérité rétablie par les historiens, qu’attendre encore et quels enseignements tirer ? Jusqu’à quand la France continuera à donner une représentation positive de son histoire coloniale pourtant peu honorable au regard à la fois des massacres et des crimes commis en son nom et de la régression dans laquelle elle a plongé durant des siècles des pays et des peuples ? Jusqu’à quand continuera-t-elle à revendiquer un héritage bien lourd fait d’humiliation, de privation, elle qui se revendique une société de liberté, d'égalité, de fraternité, de laïcité et de progrès social ? Depuis quand une société qui en opprime d’autres en réduisant ses citoyens à l’état d’esclaves, peut-elle se targuer, sans risquer l’opprobre de l’histoire, d’affirmer être la patrie des droits de l’homme et du citoyen ? Dans quelle logique s’inscrit cette détermination à ne pas vouloir reconnaître ses torts historiques sinon celle d’une cécité politique ou d’une grandeur arrogante malvenue ? Au nom de quelle éthique condamner des crimes contre l’humanité commis en Europe et s’abstenir de le faire, voire nier le fait qu’ils aient lieu quand il s’agit de crimes commis ailleurs, contre d’autres peuples qui pourtant se sont levés pour défendre la dignité humaine et la liberté ??Ce questionnement exige une réponse claire et convaincante d’autant plus que le débat qu’il suggère est toujours d’actualité. A défaut, la nuit où Paris a fait la sourde oreille en n’écoutant pas le cri de détresse des dizaines de suppliciés et des dizaines de noyés de la Seine risque non pas de se répéter mais il a lieu ailleurs, dans d’autres zones géographiques, et cela est inconcevable parce que immoral et criminel. C’est pourquoi la préoccupation algérienne d’aujourd’hui, celle de ne jamais céder à l’amnésie, à l’oubli, à l’occultation, s’inscrit bien dans la logique non pas de la revanche, de la haine et du ressentiment mais celle de la reconnaissance de la vérité historique et d’un combat de tous les instants contre la vision coloniale, forcément violente, raciste et inhumaine. Ce ne sera pas la préoccupation d’une génération d’Algériennes et d’Algériens mais le combat de l’Algérie d’hier, d’aujourd’hui et de demain.