Pour l’économie tunisienne, mise à mal par les années de crise qui viennent de s’écouler, la guerre en Libye peut coûter des milliards d’euros.
Intervenant lors d’un débat organisé par la Banque africaine de développement consacré à l’économie tunisienne dans l’ère post-révolutionnaire, le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie n’a pas mâché ses mots : il y a péril en la demeure.
Selon lui, « l’impact de la situation en Libye sur l’économie tunisienne est en fait plus fort qu’on ne l'imaginait : bien lourd, a déclaré le gouverneur de la Banque Centrale de Tunisie, M. Mustapha Kamel Nabli. Il s’élève, a-t-il ajouté, à des milliards de dinars, tant les relations entre les deux pays sont étroites et les échanges importants. A présent, explique M. Nabli, il s’agit de faciliter la continuité des flux possibles, notamment pour ce qui est de l’exportation de produits tunisiens. »
L’aide européenne promise pour accompagner la révolution tunisienne est donc loin de compenser les pertes provoquées par la France et le Royaume-Uni en mobilisant l’Otan pour bombarder la Libye. Lors de ce débat sur "la Tunisie post-révolution: quelles perspectives économiques?" qui a été organisé jeudi 12 mai à Tunis, par la banque africaine de développement (BAD), trois scénarios pour la Tunisie ont été avancés, à savoir pour le plus optimiste, un taux de croissance du PIB de 3,6 % en 2011 et pour le plus pessimiste, une lente croissance de -2,5 %. L'hypothèse moyenne, privilégiée par la BAD, table sur une croissance de 1,1 % cette année.
Lançant le débat, M. Mustapha Kamel Nabli, gouverneur de la banque centrale de Tunisie (BCT) a indiqué: « La Tunisie se trouve après la Révolution dans une situation d'incertitude dont les causes sont multiples, d'ordre politique, géopolitique, économique (national et international)… ». Il faut, selon lui, se mettre en situation de gestion de risque pour ce qui est des politiques monétaire et budgétaire.
« Une période cruciale s'ouvre devant la Tunisie au cours des trois prochains mois. Il faut être prêt à analyser les risques pour éviter tout dérapage, surtout que le gouvernement a largement entamé la marge de manœuvre dont il dispose pour ce qui est des ressources budgétaires et monétaires mais aussi en ce qui concerne la balance des paiements et la capacité de financement des banques », a-t-il averti.
Interrogé sur la question de l'endettement, M. Nabli a répondu « si nous ne payons pas nos dettes, les portes de l'emprunt se fermeront », estimant que « la situation actuelle milite en faveur du paiement de nos dettes. »
Plusieurs questions ont été soulevées sur les gisements à forte croissance en Tunisie. A ce sujet, le gouverneur de la BCT a précisé : « il y a un problème de modèle croissance pour le pays », ajoutant que « La Tunisie est mûre pour faire sa mutation vers d'autres modèles de développement ».
Abondant dans ce sens, M. Mthuli Ncube, vice-président et économiste en chef de la BAD a relevé que la Tunisie dispose d'un potentiel au niveau des petites et moyennes entreprises (PME). « Le pays a une forte expérience en matière de hautes technologies, notamment pour ce qui est des sociétés d'informatique implantées au pôle d'El Ghazalia ». Ainsi, la BAD s'engage a t-il dit, à financer les PME dans ce domaine ainsi que des grands projets d'infrastructure (électrification, routes, autoroutes…).
Il a indiqué, par ailleurs, que la rétrogradation des notes de crédit de la Tunisie a affecté la capacité des banques a lever des lignes des crédits alors qu'au niveau local, une baisse des demandes de crédits a été enregistrée.
Le vice-président de la BAD s'est montré, par ailleurs, optimiste quant à l'instauration de la démocratie en Tunisie, proposant que le pays instaure un système similaire a celui de l'Afrique du Sud (commission vérité et réconciliation) pour mener à bien ce processus.
Pour ce qui est du contexte politique, M.Abdelaziz Darghouth, président du Centre des jeunes entrepreneurs, a exprimé avec une pointe d'humour, sa perplexité quant à la création de tant de partis politique en Tunisie, rêvant de voir se créer autant d'entreprises. Il a estimé que les chefs d'entreprises ont pratiquement, travaillé pendant toutes ces années pour le compte des deux familles au pouvoir du temps de l'ancien président déchu.
Evoquant la situation sociale, il a indiqué que « beaucoup de patrons se sont trompés, car ils n'ont jamais discuté avec leurs ressources humaines et ont laissé un "gap" s'installer. » Selon cet homme d'affaires, la construction de l'avenir dépend du degré de confiance entre les différents partenaires sociaux (ouvriers -entreprises, sociétés-administration…).
Il a pointé du doigt les faiblesses d'une économie nationale basée sur une industrie de sous-traitance, un tourisme en difficulté, une agriculture artisanale, un secteur de services en devenir, une administration corrompue et des ressources humaines non adaptées.
Pour lui, l'avenir de la Tunisie réside dans la création de richesse et la réinvention des institutions professionnelles. Il s'agit surtout de promouvoir les valeurs de gouvernance et de transparence et d'assainir l'environnement des affaires pour faire émerger une Tunisie démocratique et ouverte.
« Grâce à Bourguiba, la Tunisie a investi dans la femme. Pour bâtir l'avenir, il faut poursuivre sur cette voie », a t-il conclu.
M. Aloysius Ordu, vice-président de la BAD a souligné la complexité de la situation qui prévaut actuellement en Tunisie, soulignant l'importance de la création d'institutions non seulement publiques mais aussi sociales, économiques, de services aux citoyens…
Pour ce qui est des institutions de développement, il a évoqué le partenariat mis en place entre le gouvernement tunisien et les bailleurs de fonds (Banque Mondiale, BAD, Union Européenne, France et autres pays amis de la Tunisie..). L'aide accordée, a-t-il précisé est destinée aux projets d'infrastructure et aux régions non côtières en vue de résoudre les problèmes de marginalisation et de chômage.
Pour M. Mahmoud Ben Romdhane, professeur des universités en sciences économiques « la transition démocratique est angoissante il s'agit d'une phase de destruction d'un ordre ancien ».
« Les acteurs majeurs de la Révolution étant les jeunes des régions déshéritées, aucune reprise ni paix civile ne sont possibles, sans la solution de ce problème », a t-il relevé.
L'avenir de la Tunisie dépend, selon lui, de trois facteurs : l'évolution de la situation en Libye, la capacité à mener à bien les élections et à transmettre un message fondamental, à savoir la pérennité de l'ouverture civilisationnelle et économique de la Tunisie.