Oublié, le passé ? Avant même le coup d’envoi du plus grand événement sportif de la planète (avec les jeux Olympiques), la 19e édition de la Coupe du monde de football est déjà entrée dans la légende :
elle est la première à se dérouler sur le continent africain, en Afrique du Sud. En réalité, cela aurait dû être le cas il y a quatre ans, n’eût été le scandale de l’attribution, contre toute attente, de l’organisation de l’édition de 2006 à l’Allemagne, au terme d’un processus controversé marqué par d’indignes tractations et pressions. Après cet épisode, le comité exécutif de la Fifa instituait un principe de rotation entre continents pour offrir à l’Afrique l’opportunité d’abriter une phase finale du Mondial. Une façon de faire oublier les dérobades de l’organisation, qui tergiversa pendant vingt ans, de 1956 à 1976, avant d’exclure l’Afrique du Sud raciste, comme lui demandaient la plupart des membres de la Fifa. En mai 2004,
Pretoria se voyait enfin confier le Mondial.
Les larmes de Mandela
La satisfaction sud-africaine fut immense, à l’image des larmes de joie versées par son icône, Nelson Mandela, soulevant cette même année à Zurich le trophée de la Coupe du monde, après l’annonce des résultats du vote en faveur de la nation arc-en-ciel. « Ce sera une Coupe du monde africaine », lancera le successeur de Mandela à la tête de l’État sud-africain, Thabo Mbeki, au milieu d’une foule en liesse à Pretoria. Depuis ces moments historiques de mai 2004, les Sud-Africains ne se sont plus préoccupés que de réussir cet événement planétaire, malgré un environnement international hostile où des milieux européens et leurs relais médiatiques ont semé jusqu’au bout le doute sur la capacité du pays à accueillir la manifestation.
« La Coupe du monde va changer pour toujours la perception que le monde a de l’Afrique du Sud », indiquait fièrement son nouveau président Jacob Zuma, début mai, à l’inauguration du plus prestigieux salon professionnel du tourisme en Afrique, Indaba, à Durban. Il avait de quoi être optimiste : les dix stades devant abriter les cinquante-quatre rencontres étaient tous prêts. Des infrastructures ultramodernes ont été réalisées ou rénovées : aéroports, routes, autoroutes, train à grande vitesse. Première puissance économique du continent, l’Afrique du Sud n’a pas lésiné sur les moyens, malgré la récession qui a frappé son économie l’année dernière et dont elle n’est pas encore vraiment sortie. Près d’un milliard d’euros, c’est l’enveloppe déboursée par le gouvernement pour les stades, quand il a fallu mobiliser quatre fois plus pour les infrastructures.
Un domaine inquiétait la planète : la criminalité en Afrique du Sud, classée pays le plus dangereux au monde, avec cinquante meurtres par jour. Le gouvernement n’a pas éludé : les statistiques ont défilé depuis la campagne, il y a six ans, avec l’injonction de tout faire pour accueillir la compétition dans les meilleures conditions de sécurité. Les autorités ont mobilisé 44 000 personnels de la police pour garantir la quiétude des participants. Elles savent que le moindre incident sera outrancièrement exploité pour dénigrer le pays et, au-delà, l’ensemble du continent. Mais elles restent convaincues que les quatre semaines de la compétition seront l’occasion de faire découvrir une Afrique du Sud moderne, démocratique et dynamique, aux milliards de téléspectateurs qui devraient regarder les différents matches. « Il y a là un énorme potentiel dans l’organisation par l’Afrique du Sud de la première Coupe du monde de la Fifa en Afrique », soulignait le secrétaire général de l’Onu en décembre dernier, en accueillant le directeur exécutif du comité d’organisation, Danny Jordan, venu à New York lui remettre une invitation à se rendre au Mondial. « Le moment est venu, affirmait-il, de présenter une histoire différente du continent africain, une histoire de paix, de démocratie et d’investissements. »
Dans l’esprit du président de la Fifa, comme dans d’autres, la Coupe du monde n’a pas été attribuée qu’à l’Afrique du Sud mais à toute l’Afrique subsaharienne. C’était le tour du continent, disait la Fifa qui a prolongé cette idée en développant un programme dit « Gagner en Afrique avec l’Afrique ». Doté de 70 millions de dollars, il est destiné à favoriser le développement des infrastructures sportives de base et renforcer les associations nationales. Du tour de l’Afrique au Time for Africa (« le temps de l’Afrique ») célébré par l’hymne officiel de la compétition, il n’y avait qu’un pas que l’afro-optimisme par décret, qui prévaut sur le dossier, a vite fait de franchir.
Sur le plan sportif, même si l’attaquant vedette de l’équipe ivoirienne de football, Didier Drogba, a lancé que son équipe partait en Afrique du Sud pour remporter le trophée, et si le légendaire footballeur brésilien Pelé a parié à nouveau sur l’Afrique (1), peu croient aux chances de l’une des six équipes africaines de monter sur les premières marches du podium le soir de la finale, le 11 juillet. La préparation approximative de la plupart des équipes engagées est plutôt venue confirmer une tendance lourde : que la compétition se déroule en Europe ou en Asie, les onze nationaux ne brillent pas toujours par leur professionnalisme et le sérieux de l’encadrement technique comme administratif. Les menaces de refus de jouer si les primes n’arrivent pas ne se sont pas encore fait entendre, comme les Togolais et les Camerounais nous y avaient habitués lors de précédentes éditions. Mais les brusques changements d’entraîneur à trois ou quatre mois du Mondial (en Côte d’Ivoire, au Nigeria), dans des circonstances parfois rocambolesques, ou des programmes de préparation poussifs ont déjà balisé l’horizon.
Le Suédois Sven-Goran Eriksson, qui entraîna autrefois l’Angleterre avant de se retrouver au chômage après une prestation ratée dans un club anglais de division 4, s’est vu propulsé du jour au lendemain à la tête l’équipe ivoirienne, considérée comme la plus prometteuse du moment – du moins sur le papier. L’intéressé a confié à la presse qu’il s’ennuyait dans un stade anglais où se déroulait une rencontre amicale lorsque vint à passer le président de la Fédération ivoirienne. Mais, assure-t-il, il « n’est pas aussi bien payé que ça ». Des indiscrétions situent quand même son salaire mensuel aux alentours de 300 000 euros – sans les nombreux avantages. Au pays de Laurent Gbagbo, où l’on compte beaucoup sur le football dans la perspective de l’élection présidentielle sans cesse reportée, on ne regarde pas à la dépense. La deuxième participation consécutive des Éléphants à l’événement est naturellement mise au crédit du pouvoir en place. Ne parlons pas de ce que rapportait un beau parcours…
« L’Afrique du Sud, c’est loin ! »
Le Mondial 2010, une coupe africaine ? Cette proclamation risque également d’être de pure forme, s’agissant de la dimension économique. Même s’ils se sont réjouis, pour la plupart des Africains, Johannesburg, c’est loin. Au propre comme au figuré : l’Afrique du Sud est à l’extrémité d’un continent comptant cinquante-trois pays, et son rayonnement ne va guère au-delà de l’Afrique australe. En réalité, résume un analyste camerounais, « les retombées économiques de la Coupe du monde sont généralement peu significatives pour l’économie du pays hôte. Que dire alors d’éventuelles retombées dans d’autres pays situés, pour certains, à des milliers de kilomètres ? » C’est surtout dans le secteur du tourisme et des investissements que l’effet « World Cup » est attendu. Un bon déroulement de la compétition et des images d’un pays moderne projetées aux quatre coins de la planète encourageront certainement les touristes étrangers à se rendre en Afrique, et inciteront un plus grand nombre d’investisseurs internationaux à la choisir comme destination pour développer des affaires. Jusqu’ici, rien de significatif. Peut-être faudra-t-il attendre la fin de l’épreuve ?
Time for Africa ? Que la Coupe du monde se déroule en Afrique ne change rien au fait que la riche multinationale Fifa contrôle de bout en bout la compétition et ses retombées financières directes. L’instance mondiale engrangera au minimum 1 milliard de dollars de bénéfices, mais l’Afrique du Sud et l’Afrique n’en tireront principalement que la fierté d’avoir accueilli l’épreuve et le sentiment non moins flatteur d’avoir été regardées par le monde entier un mois durant. En espérant que les projecteurs des envoyés spéciaux se braqueront davantage sur les infrastructures modernes et la bonne organisation, plutôt que sur la vie dans les townships où les séquelles de l’apartheid n’ont pas disparu, vingt ans après la libération de Nelson Mandela et seize ans après l’avènement de la majorité noire au pouvoir.
Que les amoureux de l’Afrique se rassurent, toutefois : la Coupe du monde 2 010 sera bien africaine, au sens plein du terme. Il y aura de la fête, de l’ambiance, beaucoup de chaleur humaine, des couleurs chatoyantes, de diversité humaine et de la biodiversité dans ce pays, « véritable synthèse du monde », et dans les autres pays, en particulier les qualifiés. Sur le continent « le football jouit d’une immense popularité et occupe une place à part dans le cœur des gens », rappelait Mandela dans un message vidéo, à l’occasion de la cérémonie du tirage au sort des groupes fin 2009. L’attitude des supporteurs et du public sud-africains sera particulièrement scrutée. Comment se comporteront-ils à l’égard des équipes du Cameroun, de la Côte d’Ivoire, du Ghana et du Nigeria, qui ne pourront pas compter sur un soutien déterminant de leurs fans ? Les Africains n’ont été que quelque 11 300 (2 % de l’ensemble) à avoir acheté des tickets, selon les estimations d’un cabinet international d’audit faites en avril. Les Sud-Africains soutiendront naturellement à l’équipe nationale des Bafana Bafana, qualifiée d’office en tant que pays organisateur. Mais pour les autres équipes africaines ? Bien que les organisateurs, appuyés les autorités, aient vanté partout l’hospitalité sud-africaine, beaucoup d’Africains ont encore en mémoire les images de la chasse aux immigrants zimbabwéens et mozambicains au pays de Mandela, qui avait fait plus de soixante tués et 100 000 déplacés. L’Afrique du Sud, considérée comme un eldorado presque partout au sud du Sahara, s’est surtout avérée xénophobe.
Zakumi la mascotte
Elle a bien fait savoir qu’elle invitait tous les chefs d’État africains à assister au moins à la cérémonie d’ouverture, et ses responsables ont parcouru les pays qualifiés avec la mascotte Zakumi, qui a eu beaucoup de succès auprès du public. Cependant, le pays qui avait proclamé, en mai 2004, que la Coupe du monde 2 010 serait africaine et que les autres pays du continent postulant à son organisation seraient considérés comme partenaires, n’a pas montré beaucoup d’enthousiasme à traduire cette volonté dans les faits. La faute, peut-être, aux péripéties politiques qui ont vu l’éviction de Thabo Mbeki avant la fin de son mandat, puis les luttes intestines au sein du parti au pouvoir, et la récession économique ayant suivi l’arrivée à la tête de l’État de Jacob Zuma. La nation arc-en-ciel devait s’occuper en priorité de ses affaires internes. Ce qui est certain, c’est que le Mondial ne réussira pas là où la diplomatie sud-africaine a depuis longtemps montré ses limites : ouvrir le pays sur le reste du continent et en faire un pôle tirant les autres vers le haut. La preuve ? Même les Sud-Africains sont convaincus que si une équipe africaine devait soulever le trophée, ce ne serait pas les Bafana Bafana…
(1) Un précédent pari annonçait pour avant la fin du xxe siècle une victoire africaine dans cette compétition.