Décidément, l’Afrique aiguise les appétits des compagnies européennes. Née en 2002 sur les cendres de la Sabena, la « petite devenue grande » Brussels Airlines vient d’annoncer une nouvelle liaison avec le Mali, qui s’ajoute aux deux nouvelles liaisons avec Marrakech et Agadir depuis avril 2011, et aux quatre destinations lancées en 2010, à savoir Accra, Cotonou, Lomé et Ouagadougou. « L'ouverture de Bamako nous permet d'encore renforcer notre présence sur le continent africain, a déclaré Bernard Gustin, un des deux patrons de Brussels Airlines. Nous offrons dès aujourd'hui à nos passagers et nos clients fret pas moins de vingt et une destinations régulières en Afrique. » Et comme à chaque fois, Brussels Airlines précise avec un malin plaisir que des connexions sont possibles depuis la France, une réponse du berger la bergère depuis qu’Air France vient « chercher » des passagers à Bruxelles grâce à au train à grande vitesse Thalys qui met la capitale belge à 1 h 20 de Paris.
Cette ambition, accompagnée de l’acquisition d’un cinquième Airbus A330 en leasing, se serait révélée hasardeuse sans l’adossement au groupe Lufthansa et l’adhésion à Star Alliance. « Et en pleine complémentarité, ajoute Herman Carpentier, vice-président Afrique et États-Unis de la compagnie belge. Nous n’avons ainsi que deux destinations en commun avec Lufthansa (Luanda et Accra) et deux avec Swiss (Douala et Nairobi). » Aujourd’hui, plus de 15 % des passagers de Brussels Airlines sont acheminés par d’autres partenaires. Star Alliance, le plus grand réseau du monde, couvre désormais 81 destinations dans 40 pays africains. De son côté, Air France, alliée à la néerlandaise KLM, a ouvert en 2011des liaisons vers Freetown (Sierra Leone) et Monrovia (Liberia), deux pépites du réseau belge. Bata (Guinée Équatoriale) a suivi en septembre, avant Le Cap (Afrique du Sud), en novembre. Quant à la KLM, elle ouvre le 14 novembre prochain une nouvelle ligne bihebdomadaire en Boeing 777 vers Luanda.
Pourquoi cet engouement ? Parce que l’Afrique subsaharienne procure la plus grande marge de progression. La concurrence étant moindre, les tarifs sont plus élevés, sauf sur l’Afrique du Sud, plus concurrentielle. Actuellement, 30 % du chiffre d’affaires de Brussels Airlines provient de ses lignes africaines. Le nombre de passagers a augmenté de 21 %, une marge bien supérieure à celle des vols européens. La clientèle rassemble touristes, diplomates, hommes d’affaires, membres d’institutions ou d’ONG. En outre, l’exploration pétrolière dans des pays comme la Guinée Équatoriale ou le Nigeria, desservis par Air France, provoque une demande accrue en voyages « business », et donc une hausse des marges bénéficiaires. « Notre offre en sièges a augmenté de 23 % sur l’Afrique, explique Pierre Descazeaux, directeur Afrique à Air France. Nous misons beaucoup sur ce continent qui se développe sans discontinuer, où la démocratie gagne du terrain. La stabilité politique entraîne le développement, le besoin de mobilité et donc la croissance. » Un cercle vertueux, en somme.
Les risques ne sont toutefois pas à négliger. Risques aériens d’abord. Le ciel n’a jamais été aussi sûr qu’en 2010, mais l’Afrique reste le continent le plus frappé par les catastrophes, comme celle qui a frappé un Boeing 727 d’Hewa Bora Airways à Kisangani, en République démocratique du Congo, le 8 juillet 2011, faisant plus de 80 morts. Le nombre de crashs y est quatorze fois supérieur à la moyenne mondiale. Risques politiques ensuite : « Depuis ma nomination il y a plus d’un an, il s’est passé de nombreux événements, sans qu’on sache toujours comment les interpréter », témoigne Pierre Descazeaux, qui cite en exemple la Côte d’Ivoire « où nous avons été les derniers à partir et les premiers à revenir ». De même, l’ouverture de la route vers Tripoli, prévue en grande pompe le 27 mars dernier, a dû être ajournée in extremis après le soulèvement dans l’Ouest et à l’instauration d’une zone aérienne interdite. Brussels Airlines, elle, se souvient encore de son Airbus bloqué plusieurs jours à Kigali, en représailles contre le blocage d’un avion rwandais à Zaventem.
Risques économiques enfin. La preuve avec Senegal Airlines, lancée le 25 janvier dernier : Dakar en a profité pour dénoncer, avec effet immédiat, l’accord bilatéral vieux de huit ans autorisant Brussels Airlines à desservir Banjul, Conakry et Freetown depuis Dakar. Raison : la compagnie sénégalaise effectue des vols sur ces lignes. Comme les négociations des droits de trafic aérien impliquent les États, la Belgique s’était vue contrainte de rappeler son ambassadeur en signe de mécontentement…
Si Air France garde une position de leader sur le trafic Europe-Afrique, les Franco-Néerlandais et Germano-Belges sont au coude à coude. Mais on reste entre gens de bonne… compagnie. : « Concurrence oui, bataille non. On n’est pas là pour tuer nos concurrents. Quand il y a des tensions politiques, on s’entraide ! », assure Pierre Descazeaux. Il n’empêche, Brussels Airlines a été un peu secouée fin 2010, quand KLM est venue planter son drapeau à Kigali, là où la compagnie belge jouissait d’un confortable monopole. Depuis lors, les Bataves assurent six vols hebdomadaires. Et les Belges ont dû suivre : davantage de fréquences, et tarifs moins onéreux.
Avec seize pays de destination, British Airways s’avère moins gênante, car plus concentrée sur l’Afrique de l’Est et australe. Par contre, et c’est nouveau, des compagnies américaines montrent un intérêt de plus en plus affirmé pour des vols directs vers l’Afrique, ce qui plomberait les business plans des deux leaders du marché. Même Emirates, la compagnie des émirats du Golfe, s’y met : devenue partenaire de Senegal Airlines, elle a lancé en septembre 2011 la première liaison directe entre l'Afrique de l'Ouest et l'Asie, via Dubaï, à partir de Dakar.
Sur le continent même, le secteur aérien a retrouvé le sourire en 2010, « en raison d'une forte croissance du trafic [fret et passagers] lié à l'accroissement des exportations de matières premières », note l'Association internationale du transport aérien (Iata), mais il a de nouveau souffert en 2011 avec les « révolutions arabes » qui ont plombé le trafic en Tunisie, Égypte et Libye. Soit 20 % du total. Toutefois, l’Iata parle d’une croissance africaine de 7 % pour les dix prochaines années, même s’il faut relativiser les chiffres : l’Afrique ne représente que 3 % du trafic mondial, et le taux d’occupation de ses avions (68,7 %) reste le plus bas du monde.
Parmi les compagnies qui montent en puissance, Ethiopian Airlines (trente-sept destinations sur le continent), qui a rejoint Star Alliance, où elle retrouve South African Airways (SAA), deuxième transporteur africain, ainsi qu’Egyptair. Ces compagnies florissantes, aux trois extrémités du continent, envisagent même de créer une compagnie régionale en Afrique centrale ! Ethiopian Airlines a entre-temps pris 25 % des parts de Asky Airlines, qui a démarré en janvier 2011 au Togo, et qui reprend dans les grandes lignes le projet mort-né de BEAP lancé par des anciens de la Sabena. Asky joue le rôle de « rabatteur » de la clientèle ouest-africaine vers le hub d’Addis-Abeba d’où partent les vols vers l’Asie. Un partenariat pourrait s’instaurer avec Air Cemac, la future compagnie aérienne de l’Afrique centrale. Pour Jean-Marie Maguena, vice-président de la Communauté économique et monétaire d’Afrique centrale (Cemac), il faut en finir avec les stratégies isolées et « aller vers des projets communautaires ».
Cela bouge ailleurs aussi. Des nouveaux venus contribuent au nouveau maillage de l’Afrique, tels Gabon Airlines, Ariella Airlines (Burkina) ou, plus imposant, Arik Air (Nigeria), qui a transporté plus d’un million de passagers durant le premier semestre 2011 et qui monte en puissance. Autre jeune pousse, la Camerounaise Camair s’étend vers l’ouest tout en desservant Paris quatre fois par semaine. Des passagers d’un vol Air France qui connaissait des soucis techniques ont récemment été transférés sur un de ses vols, preuve de la qualité de son service… La Royal Air Maroc lorgne aussi vers le sud et participe, comme Air Algérie, Egyptair et Tunisair, au désenclavement des pays subsahariens. Quant au sort de la Libyenne Afriqiyah, qui proposait un excellent service et des prix défiant toute concurrence vers l’Afrique de l’Ouest au départ de l’Europe, il est désormais aux mains du nouveau pouvoir. À signaler aussi la participation d’Air France (sous pression de l’Élysée) dans la compagnie qui succédera à Air Ivoire début 2012 et où l’État ivoirien sera actionnaire majoritaire.
Mais ce dynamisme des compagnies africaines ne doit pas faire illusion. Depuis la disparition d’Air Afrique en 2002, et qui regroupait onze États francophones, les liaisons interafricaines restent encore très lacunaires. Parfois, ce sont des escales surprises, le plus souvent des retards interminables. Pour aller de Kinshasa à Douala, il faut passer par Nairobi… Pire, pour aller de Dakar à Bangui, le mieux est de passer par… Paris. L’héritage colonial persiste jusque dans les airs. Et il n’y a toujours pas de vol direct entre Kigali et Kinshasa. Vingt ans après la signature de l'accord de Yamoussoukro, censé ouvrir le ciel africain à la concurrence, « voyager sur le continent reste une épreuve », reconnaît-on au sein de l’Iata. En cause : l’interventionnisme des gouvernements africains qui sont souvent propriétaires de leurs compagnies et leur imposent des cahiers des charges peu compatibles avec une dynamique commerciale. Pour le Togolais Gervais Koffi Djondo, PDG de Asky, « l'avenir de l'aérien n'est pas dans la multiplication des compagnies », vu que la tendance est aujourd’hui aux regroupements. Sans parler du fléau de la corruption. Résultat, l’activité économique entre les pays africains tourne encore au ralenti, tout comme la circulation des touristes et hommes d’affaires. Or l’Afrique, avec sa croissance continue, a précisément besoin de décoller.