Après de longues tergiversations des bailleurs de fonds, les deux barrages d’Inga sont en cours de réhabilitation. Et le troisième épisode de la saga se prépare.
Large de 23 kilomètres au Pool Malebo, en amont de Kinshasa, la capitale de la République démocratique du Congo (RDC), le fleuve Congo s’est rétréci de 300 kilomètres à quelques centaines de mètres sur le site d’Inga. Entre les parois de ces portes de l’enfer, les flots s’engouffrent à un débit oscillant de 81 000 m3/seconde en décembre à 20 000 m3/seconde en juillet. C’est ici que les chevaux d’écume qui caracolent par milliers dans l’éternelle tempête des rapides de Shongo auraient emporté les corps de Philippe de Dieuleveult, l’intrépide animateur de l’émission de télévision française, La Chasse au trésor, et des autres membres de l’expédition « Africa Raft » en 1985.
Un monstre de 450 tonnes
Invaincu, le géant est à peine domestiqué. Les barrages d’Inga I (351 mégawatts) et d’Inga II (1 424 MW) ont été construits respectivement en 1972 et en 1982 sur un ancien bras du fleuve, dans la vallée de Nkokolo, où il a fallu détourner une partie des eaux pour les alimenter. Ils ne représentent que 4 % de la capacité du site hydroélectrique le plus puissant du monde, avant celui des Trois-Gorges sur le Yang-Tsé Kiang, en Chine, équivalente à celle de toutes les centrales d’Afrique du Sud. De surcroît, la moitié à peine des turbines des deux barrages est opérationnelle, faute de maintenance, en partie à cause de la bouderie des bailleurs de fonds occidentaux. À la fin de la guerre froide, ils sont tout à coup devenus plus réticents à financer l’entretien, découvrant soudain, au bout de vingt-cinq ans de pouvoir, que Mobutu était corrompu et que le Zaïre était une dictature.
Après la dernière guerre, en 2003, la Banque mondiale a promis 300 millions de dollars pour réhabiliter les ouvrages et financer le secteur électrique congolais. Mais la lenteur des procédures de la Banque et sa volonté de conditionner ses interventions à la réforme de la Société nationale d’électricité (SNEL) ont paralysé le chantier de la réhabilitation des centrales. Au grand désespoir des Kinois, notamment des Kinoises fatiguées des sempiternels délestages les contraignant à faire leur marché tous les jours, sous peine de voir la nourriture pourrir dans les réfrigérateurs.
De guerre lasse, la SNEL s’est tournée vers la société canadienne Mag Energy. En mai dernier, la turbine G 23 de la centrale d’Inga II a été inaugurée. Son rotor, un monstre de 450 tonnes, a été réhabilité dans le cadre de ce contrat par les ingénieurs de la firme italienne Franco Tosi. Point de départ de la renaissance d’Inga, cette turbine va accroître de 178 MW le potentiel d’Inga II et, d’ici à un an, les deux barrages devraient voir leur puissance encore accrue avec la réhabilitation d’une des six turbines de la centrale aînée d’Inga I (dont trois seulement sont opérationnelles), construite par un autre Italien, Astaldi. Sur financement (enfin !) de la Banque mondiale qui semble maintenant mieux disposée, sans doute parce qu’elle vient d’imposer le principe d’un contrat de gestion de la SNEL par un opérateur étranger, avant d’éventuellement ouvrir le capital de l’entreprise. Seraient intéressées les sociétés Coyne et Bélier (France), General Electric (États-Unis), la Société tunisienne de l’électricité et du gaz, Eskom (Afrique du Sud) et Électricité de France.
D’ici à un an, la puissance opérationnelle des deux centrales devrait atteindre 946 MW. Mais il faudra encore attendre 2 015 pour que toute la capacité installée d’Inga I et d’Inga II (1 775 MW) soit restaurée, prévoit la Banque mondiale. Et il faudra encore attendre 2012 ou 2013 pour que Kinois et Katangais puissent bénéficier des effets de la montée en puissance des deux barrages. Car l’amélioration de la desserte ne dépend pas uniquement de leur capacité de génération, mais aussi de la capacité de transport des lignes. Or, celle entre Inga et Kinshasa est saturée à 400 MW, alors que la demande
de la capitale est de 650 MW, tandis que la capacité actuelle de la ligne Inga-Kolwezi n’est que de 250 MW au lieu de 280 MW, en raison des pertes occasionnées sur les 1 700 km qui séparent les barrages de la ville minière. Il faut dire qu’à l’époque de sa construction, Mobutu s’intéressait moins aux économies d’énergie qu’à une solution technique qui rende le Katanga dépendant d’Inga pour le dissuader de renouer avec la tentation sécessionniste.
Projets pharaoniques
À présent, la phase de la léthargie est passée. L’actuel ministre de l’Énergie, Gilbert Tshiongo, lui-même ancien ingénieur électricien, veut accélérer le mouvement. Seize sociétés ont soumissionné pour le contrat de construction de la seconde ligne Inga-Kinshasa, financé par la Banque européenne d’investissement à hauteur de 110 millions d’euros. Parmi elles : Sinohydro (Chine), Montreal (Espagne), les compagnies françaises Cegelec et EDTE (filiale de Bouygues) ainsi que les firmes indiennes KEC International et Kalpa Taru International. Pendant ce temps, sur financement de la Banque mondiale, la firme suédoise Asea Brown Boveri installe de nouvelles stations de conversion qui vont hisser la capacité de la ligne vers le Katanga jusqu’à 840 MW.
Et voici que pointe à l’horizon le prochain épisode de la saga : la future centrale d’Inga III, plus puissante que ses aînées réunies, qui sera sans doute gérée par un consortium incluant des partenaires privés. Car le projet initial d’interconnexion entre cette future centrale de 4 320 MW et quatre pays d’Afrique australe (Angola, Namibie, Botswana et Afrique du Sud) a été abandonné. En février dernier à Kinshasa, les ministres de l’Énergie de la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC) ont en effet décidé de liquider la Western Corridor Company qui devait développer le projet, prenant acte de la volonté de la RDC de donner la priorité à un projet tourné vers son marché intérieur, voire vers ses voisins immédiats (provinces angolaises de Cabinda et de Zaïre, port de Pointe-Noire).
Du coup, la voie est libre pour le géant australien BHP Billiton qui, en 2006, a signé avec la SNEL un protocole d’accord pour la fourniture de 2 000 MW, destinés à alimenter une future fonderie d’aluminium au Bas-Congo d’un coût de 2,5 milliards de dollars, pour le traitement de la bauxite guinéenne. À condition, prévient l’administrateur délégué de la SNEL, Daniel Yengo Massampu, que le projet ne serve pas seulement BHP. La Banque mondiale doit encore décider si elle veut s’impliquer dans Inga III, comme l’en prie le gouvernement congolais, en réalisant des études de faisabilité et géotechniques qui permettront de choisir soit l’option meilleur marché d’un barrage (coût estimé : 4 milliards de dollars), soit celle, deux fois plus onéreuse mais plus sûre selon certains ingénieurs, de huit tunnels à creuser dans la roche. Ce projet est couplé à la construction d’un port en eau profonde à Banana, d’un coût d’au moins un milliard de dollars, qui intéresse les responsables de l’Autorité portuaire de Busan, en Corée du Sud, rencontrés par le président Joseph Kabila en mars dernier dans leur pays.
Les projets pharaoniques du Grand Inga (39 000 MW) et des autoroutes de l’énergie vers le barrage d’Assouan, en Égypte (à plus de 5 000 km), qui ont fait l’objet d’une étude du groupe français EDF, financée par la Banque africaine de développement dans les années 1990, sont repoussés à une date ultérieure. En raison de leur coût : le double du PIB de la RDC. Et du risque d’importantes pertes techniques, du fait de la distance considérable à parcourir par le courant d’Inga. Mais, à terme, le prix de l’électricité d’Inga, le plus compétitif au monde selon le bureau canadien SNC-Lavalin, devrait justifier le passage au projet Grand Inga. Cela en raison du déficit chronique que connaît l’Afrique australe, qui ne peut compter uniquement sur le charbon et le nucléaire pour le résorber. Le Nigeria aussi est demandeur depuis la fin du dernier millénaire.