Côte d’Ivoire Depuis la guerre commencée en 1999, l’activité de l’artisanat s’est effondrée. Aujourd’hui, tout un pan de la culture nationale est en passe de sombrer. Rencontres à Grand-Bassam, haut lieu du savoir-faire des tissus batiks.
Il y a une infinie douceur dans le geste du batikier. Une attention presque amoureuse au dessin, lorsque le pinceau couche la cire sur le tissu, dans cette caresse mille fois répétée. Nous sommes à Grand-Bassam, quartier France, face à la lagune ébrié, dans l’un de ces bâtiments coloniaux, le long de l’eau et des grands manguiers. Ce centre artisanal, créé en 1971, est le plus important de la Côte d’Ivoire. Son ambition première était d’être « un conservatoire de la mémoire populaire et artisanale du pays ». Et il a toujours rempli sa fonction, sous la gestion de l’État jusqu’en 1980, ou en collectif d’artisans à partir de 1982. « Il y avait alors une grande fierté de notre travail et une considération de toute la population », résume Mamadou Barrou, l’un des fondateurs. Le pinceau retourne au pot de cire. Même geste régulier, même caresse du pinceau. Comme lui, ils sont encore une soixantaine dans l’ancien entrepôt, fondeurs de bronze et spécialistes du batik. Soixante à se battre contre l’oubli. Depuis la guerre de 1999, une longue agonie a commencé. D’autres centres dans le pays ont d’ailleurs fermé, à Bouaké notamment, ou à Korhogo. Et avec eux, une menace directe sur tout le patrimoine du pays. Mais si Grand-Bassam n’a pas encore sombré, chacun se demande s’il tiendra encore longtemps.
Métiers sacrés
Tout près de là, dans l’ancien Cercle des colons, le Centre de la céramique connaît une situation tout aussi dramatique. Jean Brou, l’un des dix potiers qui tiennent encore le navire, promène sur la coopérative un regard sans illusion. Dans un coin, une cinquantaine de pièces attendent la cuisson. « Mais on n’a pas d’argent pour le bois. À la grande époque, on faisait jusqu’à deux fournées par jour. Aujourd’hui, c’est à peine une dans le mois. Et encore. C’est la même chose pour l’émail. Avant, il venait de Limoges par tonnes. Mais depuis 2002, il nous a été impossible de faire la moindre commande. On a juste reçu un don, ce pot de cinq kilos. » Puis sa main se tend vers le toit, tôles percées à l’approche de la saison des pluies, les murs qui se lézardent, les câbles électriques à découvert. « Quand on a connu le Centre avant 1999, nos commandes pour les grands hôtels, le président d’Air Ivoire qui nous prenait ses poteries, et puis tous ces étrangers… Maintenant, on est dans la précarité. Ce sont nos épouses avec leurs petits boulots qui subviennent aux besoins. » Quant aux aides, un coup de main de l’État ou de la commune, personne n’y croit plus. Alors les céramistes sont partis en masse, certains sont devenus maçons, menuisiers, d’autres ont ouvert un maquis, à l’image du président du Centre. Sourire amer, par-dessus la Flag, la bière nationale.
Cinq heures du soir, le soleil descend sur la lagune. Derniers rayons qui viennent enflammer les batiks du Centre artisanal. Des centaines de pièces multicolores pendent le long de l’entrepôt. Explosion de couleurs. Savoir-faire incomparable ! Bassam en est la ville mère. C’est ici que la technique de la cire et des trempages est la plus aboutie. Certains tableaux peuvent demander jusqu’à trois jours de travail. Scènes villageoises, représentations de la forêt, de la savane, créations plus libres aussi, le registre est infini. Mais le métier, là encore, résistera-t-il à cette crise ? Nifo Fofana, son président, veut le croire. Depuis toutes ces années, il défend le dossier avec une conviction passionnée : « C’est toute notre culture qui est en jeu. Comment nos politiques peuvent oublier d’où ils viennent ? La poterie, le tissage, la forge, sont des métiers sacrés, à la base de toute la vie sociale. Ce sont nos racines. »
En janvier dernier, il a pu rencontrer son ministre de tutelle, Sidiki Konaté, sensible à l’argument culturel. « Mais la réponse a été la même que lors des précédents entretiens. Patienter et attendre le nouveau budget. » Attendre ? « Aujourd’hui, l’artisan ne gagne même pas de quoi manger. Certains mois, il touche à peine 20 000 francs CFA [30 euros, ndlr]. Comment voulez-vous attendre ? » Il y a un an pourtant, une enveloppe a été attribuée. Et les travaux ont même débuté. Sourire affligé de Nifo. « Ils ont commencé par démolir des murs, casser les fenêtres et monter quelques briques. Et puis ça s’est arrêté. Maintenant, on vit dans des conditions encore pires qu’avant. Pas de vitres, pas de sanitaires, tout est dans la poussière. »
Et si la solution venait d’ailleurs ? Gérant du Centre, Yssifou Ouedraogo parle d’une aide possible de l’ambassade de France. Autre piste, celle du classement du quartier France au patrimoine mondial de l’Unesco. Entre la lagune et l’océan, les bâtiments coloniaux et les riches demeures des négociants le mériteraient amplement. Avant d’être accepté, le dossier devra encore prévoir quelques aménagements. Pour Issifou, « il faut que les choses bougent. Aujourd’hui, la Côte d’Ivoire n’a aucune politique culturelle. Regardez ce qui se passe au Burkina Faso. Là-bas, on respecte l’artisan, parce qu’il est un pilier de la culture. Chez nous rien ! Si l’État ne le comprend pas, d’autres le peuvent. Mais, surtout, que les touristes reviennent. Eux savent que nous travaillons remarquablement. C’était comme ça il y a dix ans. Nous ne sollicitions rien, nous subvenions à tous nos besoins. On ne demande qu’une chose, c’est de travailler ! »
Brin d’humour
À l’autre bout de l’entrepôt, sur ce qui devait être la partie consacrée à la formation, un jeune sculpteur profite des dernières lumières du jour. Un livre est ouvert devant lui. Chapitre consacré à l’Art nouveau, une femme dans une robe fleur, un bronze sublime qu’il est en train de reproduire. Le geste est sûr, le mouvement d’une parfaite intelligence. Tout aussi à l’aise dans le registre européen que sur les scènes africaines, piroguiers, pileuses de mil, joueurs de djembé. À moins qu’il ne joue l’humour. À l’image de cette salle d’opération, où deux chirurgiens de bronze opèrent. Comme un clin d’œil à la situation de l’artisanat ivoirien, grand corps malade dans l’urgence de soins. Car sa vie, tout simplement, en dépend.
Centre artisanal de Bassam,
I. Ouedraogo (00 225) 21 3025 47
Centre céramique, S. Yao Yao (00 225) 21 31 27 73