Interview Notre ami et collaborateur Samir Amin livre son analyse sur cinquante ans de relations entre les États africains et le reste du monde, qu’il a vécus au cœur de l’action et de la réflexion. D’une rare clairvoyance, comme d’habitude.
Samir Amin, 79 ans, n'a rien perdu de sa fougue militante. Tête pensante du tiers-mondisme, proche de certains « pères » des indépendances, comme Modibo Keita, auteur d'une cinquantaine d'ouvrages politiques et économiques, il traque le capitalisme et l'impérialisme sous toutes leurs formes. Y compris – et surtout – dans la relation qui unit l’Afrique indépendante à l’économie monde.
* Faites-vous partie de ces pessimistes qui disent que les cinq décennies de l'indépendance sont cinq décennies perdues ?
– Je ne suis pas pessimiste et je ne pense pas que ce sont cinq décennies perdues. Je reste extrêmement critique, extrêmement sévère à l’égard des États africains, des gouvernements, des classes dirigeantes, mais je suis encore plus critique à l’égard du système mondial qui est responsable, en grande partie, des échecs africains. Vous savez, la colonisation que l’on vante aujourd’hui a été une catastrophe historique. Au sortir de la colonisation, au Congo belge, il y avait neuf Congolais qui avaient effectué des études supérieures. Après trente ans du régime de Mobutu, l’un des régimes les plus ignobles qu’on ait eu dans l’Histoire, ce chiffre se compte par centaines de mille. Autrement dit, le pire régime africain a fait 3 000, 5 000 fois mieux que la belle colonisation belge. Il faut rappeler ces choses.
* Quand vous pointez du doigt le système mondial qui a mené en partie le continent africain là où il est aujourd’hui… que lui reprochez-vous particulièrement ?
– Au moment des indépendances africaines, l’Afrique était, et reste encore aujourd’hui, le « ventre mou », la partie la plus vulnérable du système mondial. Et une partie vulnérable du système mondial est condamnée, par la logique même de ce système, à être surexploitée. La surexploitation en Afrique, c’est principalement le pillage des ressources naturelles du continent. C’est-à-dire que l’Afrique est utile pour le système mondial dans la mesure où elle est une source de richesses naturelles assez fabuleuses. L’Afrique utile, c’est l’Afrique sans les Africains. Les peuples africains pour le système mondial sont de trop. Ils ne font pas partie de cette frange des travailleurs, sauf les émigrés bien entendu, que l’on surexploite. Ce qui est intéressant pour l’impérialisme, pour l’appeler par son nom contemporain, ce sont les ressources naturelles de l’Afrique. Et pourquoi l’Afrique est-elle vulnérable ? Parce que, précisément, après avoir reconquis leur indépendance, les pays africains ne se sont pas engagés suffisamment, pas engagés du tout même, dans la voie d’une industrialisation accélérée. Je dis le contraire de ce que l’on dit généralement : l’industrialisation, c’est pour plus tard. L’Afrique n’est pas mûre pour l’industrialisation.
On disait ça de la Chine il y a cinquante ans. On disait ça de la Corée du Sud. Ce sont précisément les pays qui se sont industrialisés, sont entrés dans l’industrialisation d’une façon décidée, qui sont aujourd’hui les pays émergents. Alors l’Afrique a pris cinquante ans de retard. Dans ces cinquante ans de retard, il y a une part importante de responsabilité des classes dirigeantes. Mais la faiblesse même de ces classes dirigeantes, le fait qu’elles aient accepté de se situer dans le statut d’État client de l’Occident ne réduit pas la responsabilité des pays occidentaux.
N’y a-t-il pas le risque de placer systématiquement ces pays en position de victime ? Les dirigeants aujourd’hui sont acteurs sur le continent africain.
Bien sûr qu’ils sont acteurs ! Ce sont les alliés subalternes dans le système mondial, donc ils ont autant de responsabilité que leur patron. Mais leur patron a autant de responsabilité qu’eux. Prenons une question banale, celle de la corruption, parce que tout le monde en parle et parce que, c’est vrai, une bonne partie des politiciens africains sont corrompus à l’extrême. Mais ceux qui les corrompent ne sont pas moins responsables.
* 1960, année d’indépendance pour de nombreux pays africains francophones et certains pays anglophones. Où êtes-vous à cette époque-là ?
– Je suis précisément en Afrique. J’avais été en Égypte, dans mon pays, entre 1957 et 1960. En septembre 1960, je suis allé à Bamako. Je crois que c’était le jour même de la proclamation de l’indépendance du pays, ou le lendemain. Donc, dès le départ, j’avais fait le choix de mettre mes compétences modestes au service du développement de l’Afrique nouvelle, de l’Afrique indépendante.
Comment avez-vous vécu ce jour de l’indépendance ?
– Avec beaucoup d’enthousiasme et beaucoup d’attente. Enfin, ces pays ayant reconquis leur indépendance allaient pouvoir s’engager dans un développement digne de ce nom, c’est-à-dire rapide, à marche forcée, mais également juste, bénéficiant à l’ensemble du peuple, aux classes populaires. Je n’ai choisi par hasard d’aller au Mali. C’est parce que le gouvernement malien, le parti qui s’appelait l’Union soudanaise à l’époque, avait fait des choix radicaux c’est-à-dire le choix d’indépendance, non rhétorique mais réelle, en se battant sur le terrain pour obtenir la marge de manœuvre la plus large possible. L’histoire de ce parti en faisait une structure très largement à l’écoute des masses populaires, notamment de la paysannerie. Beaucoup de conditions étaient réunies pour un bon départ. Et le départ n’a pas été mauvais, mais le pays restait extrêmement vulnérable. Pas seulement pour des raisons géographiques : un très grand pays à l’époque très peu peuplé (4 millions d’habitants à peine), avec des frontières immenses et incontrôlables, sans accès à la mer, ayant donc toutes sortes de raisons de vulnérabilité.
La dérive est venue rapidement. Dans cette dérive, les classes dirigeantes locales ont eu une responsabilité particulière parce qu’elles s’étaient créées une marge de manœuvre qu’elles n’ont pas utilisée de la meilleure manière. La dérive vers le pouvoir, je ne dirais pas personnel, mais le pouvoir d’une élite et d’une minorité, y compris le pouvoir personnel, a été très rapide.
La Guinée ou le Ghana prônaient une certaine indépendance économique, notamment vis-à-vis des anciens colonisateurs. En observant ces pays, perceviez-vous tous les problèmes qui allaient survenir dans les années 1970-1980 ?
– Oui et non. Je n’aurais pas l’outrecuidance de dire que j’avais tout prévu, mais j’ai vu assez rapidement les difficultés et les dérives possibles, qui se sont avérées de véritables dérives, comme celle du Mali, mais également celle du Ghana. J’ai été au Ghana, et ce pays m’a toujours fait une assez bonne impression, avec une capacité de se ressaisir en dépit des dérives. Cela a été le cas, avec des hauts et des bas, bien entendu. La Guinée m’a donné dès le départ une impression déplorable, c’est-à-dire l’impression d’un gouvernement et particulièrement d’un président extrêmement autoritaire. Sékou Touré était un bon politicien au sens où il savait manœuvrer, il savait parfois faire les concessions qu’il fallait ou des choses de ce genre ; Il savait parfois négocier sur le plan international, mais il n’avait aucune culture politique, aucune vision des véritables difficultés et des exigences d’un développement.
Le minimum pour un développement exigeait et exige toujours une certaine démocratie. Pas au sens du blueprint (« modèle »), de recettes toutes faites comme celles du multipartisme et des élections qui seront, dans la plupart des cas, tout à fait bidons – pas seulement dans les conditions de l’Afrique, également ailleurs, y compris en Europe, puisqu’on peut voter comme on veut en Europe et le résultat est comme si on n’avait pas voté (rires). Mais au sens de la prise en considération de la dimension sociale, c’est-à-dire d’une démocratie associée au progrès social, et non dissociée du progrès social, a fortiori associée à une régression sociale, comme c’est le cas à l’heure actuelle quand il y a quelques éléments de démocratie.
* Concevez-vous l’échec des politiques qui ont été menées dans ces pays comme un échec des idées que vous avez défendues ou de l’application de ces idées ?
– L’argument qui consiste à dire « les idées étaient bonnes mais leur application a été mauvaise » n’est pas mon genre de raisonnement. Si l’application a été mauvaise, c’est que les idées n’étaient pas parfaites. Je ne dirais pas qu’elles étaient mauvaises. On peut penser que les grands principes choisis par un certain nombre de pays africains au lendemain des indépendances étaient corrects, mais ça ne suffit pas. Il faut aller plus loin, traduire ces principes en sous-principes, en méthodes d’action. Et là, on a vu très rapidement les contradictions apparaître.
* L'Afrique a-t-elle une place dans la mondialisation, que vous critiquez par ailleurs ?
– L’Afrique doit trouver sa place. Si elle le doit, elle le peut. Mais c’est un peu théorique. Dans le court terme, l’Afrique reste extrêmement vulnérable. Et comme je le disais, dans l’avenir visible, l’Afrique reste pour le monde entier, particulièrement pour les puissances développées du capitalisme, une source de matières premières : hydrocarbures, uranium, minéraux et métaux rares (très important pour l’avenir), ou encore terres agricoles maintenant ouvertes à l’expansion de l’agrobusiness occidental, chinois, brésilien et autres. Ce sera demain le soleil, et donc l’électricité lorsqu’elle pourra être transférée sur de longues distances, ou l’eau. Le capital international s'intéresse exclusivement à ces opportunités. Pour le capital international, l’Afrique, les Africains n’existent pas. Le continent africain est un continent géographique plein de ressources. Point. Et c’est contre cette idée que l’Afrique doit s’organiser pour non pas seulement refuser de se soumettre à ce pillage, mais utiliser ces ressources naturelles pour son propre développement.
* Après les indépendances, différents chefs d’État : Julius Nyerere en Tanzanie, Kwame Nkrumah au Ghana… ont tenté de mettre en place des méthodes de développement dit autocentré ou plus indépendant des anciens colonisateurs. Ces modèles n’ont pas atteint leur objectif. Aujourd’hui, on est dans cette période du tout capitalisme mondialisé. Que faire en fait ?
– Ces moyens et ces politiques ne sont pas parvenus à leurs buts, c’est vrai, Mais les autres non plus. On a beaucoup vanté à l’époque le choix de Houphouët-Boigny et l’ouverture non régulée et incontrôlée de la Côte d’Ivoire. Et où en est ce pays aujourd’hui ? Je crois que sa situation est bien pire que celle du Ghana. Malgré tout, l’héritage, la partie positive de ce que Nkrumah a fait, est là. C’est pour cette raison que le Ghana est dans une moins mauvaise situation aujourd’hui que la Côte d’Ivoire, pays voisin très comparable par ses richesses, son type d’agriculture, ses richesses naturelles, sa taille.
Quelle est aujourd’hui la marge de manœuvre des États africains pour trouver une voie médiane ?
Cette marge de manœuvre est en train de renaître précisément par le succès des pays dits émergents : la Chine, l’Inde, le Brésil et d’autres pays moins importants comme la Corée du Sud ou, en Afrique même, l’Afrique du Sud (c’est le seul). Ces pays sont déjà en conflit avec les pays de l’Occident. On l’a vu à l’occasion de la visite d’Obama à Pékin et dans les suites de cette visite. Ce conflit qui n'est pas seulement un conflit pour l’accès aux ressources naturelles, il est aussi un conflit pour l’accès au marché, au financement, et cela va aller en s'aggravant. Il constitue également une garantie contre la poursuite du projet de contrôle militaire de la planète par les États-Unis. Même s’il y a beaucoup de bémols à mettre, ces pays émergents comprendront qu’ils ont intérêt à contribuer à la renaissance, à la reconstitution (il n’y a pas de reconstitution en Histoire) de quelque chose comme la conférence de Bandung en 1955. Je n’irai pas jusqu’à dire un front commun mais une alliance très large avec les pays du continent africain – y compris les plus vulnérables –, de façon à se renforcer collectivement et à imposer un recul des ambitions occidentales et le pillage du continent.
Beaucoup de pays africains se tournent vers la Chine, vers l’Inde, parfois comme si c’était une planche de salut. N'est-ce pas une erreur ? La solution ne serait-elle pas plutôt de savoir jouer avec les différents partenaires ?
Jouer avec les partenaires est un jeu dangereux. À l’époque de Bandung, bien des pays, y compris l’Égypte nassérienne, ont voulu jouer du conflit entre les États-Unis et l’Union soviétique, avançant la carte soviétique de temps en temps et la carte américaine à un autre moment. Ils ont perdu sur les deux tableaux. Je crois qu’aujourd'hui un pays qui s’engagerait à jouer une carte chinoise un jour et une carte américaine le lendemain serait également voué à l’échec. Il faut au contraire travailler à reconstituer cette ligne des « 77 » (les 77 sont beaucoup plus nombreux aujourd’hui et le groupe des 77 s’appelle « 77 + Chine » aux Nations unies). Les Chinois proposent à beaucoup de pays africains ce que l’Occident ne propose pas : la construction d’une gigantesque infrastructure qui est l'une des conditions d’un développement possible, digne de ce nom, industriel, qui ne soit pas simplement celui de quelques produits agricoles d’exportation dans des conditions misérables, mais le développement des infrastructures de transport, des chemins de fer, des routes… Après tout, la seule grande construction de chemin de fer dans l’histoire moderne de l’Afrique après les indépendances a été le Tanzam fait par les Chinois. Maintenant, il est hélas possible que, dans la course aux ressources naturelles, les Chinois, les Brésiliens et les autres ne se comportent pas très différemment des Occidentaux.
L'Afrique ne risque-t-elle pas de se retrouver dans la même configuration mais avec des partenaires différents ?
– Non, je ne crois pas. Parce que les partenaires sont différents. Le partenaire chinois et le partenaire brésilien ne sont pas dans la situation des États-Unis ou de l‘Europe. D’abord, ils n’ont pas un projet de contrôle militaire de la planète comme les États-Unis. L’Europe, hélas ! suit. L’Europe, c’est l’Otan et l’Otan, ce n’est rien d’autre que les alliés subalternes des États-Unis. Ni la Chine, ni l’Inde, ni le Brésil, quelle que soit l’opinion qu’on puisse avoir sur la nature des classes dirigeantes et la nature des choix de développement économique et social de ces pays, ne sont dans la même position.
* Nombre d’observateurs parlent d’une période qui serait une sorte de « seconde indépendance » de l'Afrique, notamment pour l’Afrique francophone. Qu’en pensez-vous ?
– Ce sont de grands mots. Nous sommes dans une deuxième vague. Elle peut être meilleure ou elle peut être pire que la première – dans l’Histoire c’est toujours ouvert. L’Afrique n’avait pas si mal commencé, en dépit du titre du livre de Renée Dumont, L’Afrique noire est mal partie. Elle était mal partie sur certains plans, notamment l’agriculture, et René Dumont avait raison sur ce point. Mais l’Afrique qui n’était pas si mal partie en 1960 s’est enlisée très rapidement. Je souhaite que ce qui s’annonce soit une deuxième vague d’indépendance – si on l’appelle ainsi – du continent africain.
* Journaliste à Radio France internationale. Publié avec l’aimable autorisation de RFI.