Le processus électoral ivoirien est dans l’impasse. Malgré les exercices d’auto-persuasion auxquels se livrent quelques personnalités de l’opposition ou les communiqués officiels du gouvernement, l’on voit mal, en effet, comment l’élection présidentielle pourrait se tenir au cours du premier semestre 2010.
Pour s’en convaincre, il suffit de prendre acte des proclamations des uns et des oukases des autres.
D’une part, les partisans du président Gbagbo continueront, sans y croire, à exiger le désarmement et le cantonnement de ceux-là mêmes qui les ont contraints par les armes au compromis (les seuls qu’ils respectent et qu’ils finiront peut-être par aimer), en invoquant opportunément certaines dispositions de la Constitution adoptée en l’an 2000, comme préalables à l’organisation du scrutin.
Les mots : des pistolets chargés
D’autre part, les principales forces de l’opposition, coalisées au sein du Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix (RHDP), s’épuiseront à exiger l’organisation rapide des élections sur la base de la liste électorale provisoire, même incomplète, en observant, incrédules et impuissantes, les initiatives dilatoires de leurs adversaires, meilleurs à la manœuvre politicienne. Au milieu de ces protagonistes, le pays réel, abruti par de trop longues années de chômage, de scandales, d’immobilisme et de mal-développement, sidéré par la piètre qualité de certains gouvernants arrogants et clinquants, observe en les maudissant les acteurs de cet interminable feuilleton électoral. L’arbitre quant à lui, les Forces nouvelles en l’occurrence, joue un rôle que personne ne comprend, car incapable de sanctionner les fautes commises. D’aucuns le soupçonneraient de se satisfaire d’une partie jouée sans conviction, dont il ne semble pas connaître le terme réglementaire. Au total, l’équation politique ivoirienne se pose de la façon suivante : le camp du président Laurent Gbagbo est convaincu qu’il lui est impossible, dans les conditions politiques actuelles, de présenter un bilan susceptible de lui permettre de remporter un scrutin libre et démocratique. En dehors de garanties formelles quant à sa sortie honorable du jeu politique, il multipliera donc les obstacles à la tenue de l’élection présidentielle, moins dans le seul but de se maintenir au pouvoir que par crainte de représailles de la part des vainqueurs.
Les forces politico-militaires dirigées par le premier ministre Guillaume Soro sont rongées par leur indécision sur la stratégie politique à adopter, ce qui équivaut à une absence de stratégie. Incapables d’imposer un rythme clair, cohérent et rigoureux à l’exécution des diverses opérations électorales (dont on croyait qu’elles dépendaient de la responsabilité du chef du gouvernement), elles se satisfont objectivement et financièrement de la lenteur du processus.
L’opposition significative constituée par le RHDP, bien que montrant un front solide et unitaire, notamment lors du bras de fer de février 2010 résultant de la dissolution par le président Gbagbo de la Commission électorale indépendante et du gouvernement, est encore timorée entre le choix de l’épreuve de force avec le camp présidentiel et celui de la poursuite patiente et lucide du processus électoral au terme duquel elle se voit victorieuse dans tous les cas de figure. Ses dirigeants, traumatisés par les centaines de victimes lors de la sanglante répression qui s’est abattue sur leurs militants lors des manifestations du 25 mars 2004, hésitent à organiser franchement des soulèvements populaires.
L’opposition résiduelle, surtout constituée de personnalités ayant dans leurs rangs davantage d’egos que de militants, attend la « bonne heure » pour les ralliements opportunistes ou pécuniaires. Ces hommes et femmes d’affaires n’ont d’ailleurs dans leur besace aucun programme consistant, si tant est qu’ils aient pris la peine de les rendre publics.
Comment sortir de cette situation figée ?
Depuis le débarquement de certains caciques des partis de l’opposition du dernier gouvernement, l’on a pu lire dans la presse ivoirienne que ces ex-gouvernants menaçaient le camp présidentiel de saisine de la Cour pénale internationale, pour les crimes de sang commis au cours de la décennie qui s’achève. Dans leur esprit, ils entendaient les enlèvements effectués en plein jour dans des bureaux ou des domiciles, les exécutions réalisées nuitamment en plein couvre-feu, les charniers divers, les bombardements de populations civiles désarmées, les massacres sur ordre de manifestants civils par les militaires et les paramilitaires à Abidjan, etc.
Mais si l’on ne s’en tient qu’à la période en question, n’y a-t-il eu que des crimes de sang ? Tous ces procureurs sont-ils exempts de délits, notamment économiques ? Et cependant, ils prétendent à la direction et au renouveau du pays…
Les chefs de l’opposition doivent mettre un holà à ces débordements verbaux, pour le moins inopportuns. Le camp présidentiel, quant à lui, agite régulièrement et entretient à dessein, dans la conscience collective nationale, le chiffon rouge de l’envahissement de la patrie par des étrangers impurs, qui voudraient s’emparer du pouvoir suprême, en s’introduisant subrepticement et massivement sur les listes électorales infestées. S’il s’agit d’une arme politicienne qui ne mange pas de pain, ces propos, en dehors du fait qu’ils sont bannis par notre Loi fondamentale et passibles de poursuite devant les tribunaux, produisent des dégâts irréparables, humainement, socialement et… diplomatiquement. Le fascisme, c’est d’abord des idées et des mots ; et les mots… des pistolets chargés !
Missi dominici
S’il est nécessaire, pour l’Histoire, de purger les lourds contentieux judiciaires, il faut le faire à l’ivoirienne, par le dialogue, et pourquoi pas dans le cadre d’un vrai conseil national de la réconciliation dont les règles et conditions d’organisation doivent être définies avec soin ? D’autres pays africains (ayant connu des situations pires que la nôtre) notamment le Rwanda et l’Afrique du sud, ont chacun inventé la meilleure voie de règlement des immenses crimes commis. Nos compatriotes n’attendent pas des politiques qu’ils instaurent des tribunaux populaires permanents servant de bras armé aux instincts vengeurs des vainqueurs du moment, non plus qu’ils ne souhaitent la consécration du règne de l’impunité. Ils attendent des emplois et des actes palpables de développement.
En conclusion, les dirigeants de l’opposition, notamment ceux du RHDP, devraient s’accorder sur une idée simple : le départ du président Laurent Gbagbo par la force ne garantirait pas l’instauration d’un espace de concorde post-électoral, indispensable à la résorption des grands défis socio-économiques et politiques du pays. S’ils sont convaincus de leur inéluctable victoire, ils devraient s’acquitter d’une ambassade auprès du président Gbagbo afin de le convaincre de prendre part au scrutin présidentiel et, en contrepartie, le rassurer sur sa situation après son départ du pouvoir. Les missi dominici de bonne volonté existent, et le panel, choisi avec précaution, devrait comprendre des personnalités acceptées de toutes les parties, dont l’autorité morale forcera au respect des engagements pris. Contrairement aux idées reçues, Laurent Gbagbo est capable de réalisme et prêt à composer.
C’est à ce prix que tous les obstacles à l’organisation dans la quiétude du scrutin maintes fois reporté seront levés, et des vies épargnées.
* Docteur en sciences politiques.