Le terminus d’une carrière politique mouvementée. C’est ainsi qu’avaient été célébrées par ses adversaires l’arrestation spectaculaire de Laurent Gbagbo, le 11 avril dernier, officiellement par des éléments des forces du premier ministre Soro Guillaume, et son assignation à résidence surveillée de fait à Korhogo, dans le nord du pays. Plus de six mois après, l’ancien maître d’Abidjan est toujours sous bonne garde, mais, contre toute attente, continue de polariser l’attention.
Jérôme Kouamehlan, fonctionnaire à la retraite, tente une explication : « Le nouveau pouvoir n’a pas bien géré le dossier Gbagbo ; cela explique qu’il soit devenu aujourd’hui comme un os en travers de la gorge. Il s’est écoulé du temps entre sa déportation à Korhogo et son inculpation pour “crimes économiques”. Les avocats de l’ex-président, qui ont bien flairé ce flottement de la justice, en ont profité pour dénoncer une arrestation selon eux arbitraire et la détention sans jugement d’un citoyen à qui rien n’était formellement reproché sur le plan judiciaire. Quand enfin il a fallu l’inculper, la justice s’est d’abord limitée à l’accusation de “crimes économiques”, comme si elle redoutait d’avoir à juger Gbagbo pour des crimes de sang qui lui étaient imputés par l’opposition d’alors et une partie de l’opinion publique. »
Les hésitations des nouvelles autorités, qu’un membre du directoire du Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix(RHDP, coalition au pouvoir) attribue au dérèglement des institutions – dont celle de la Justice – laminées par la longue crise postélectorale, ont en effet donné des arguments à la défense de l’ancien chef d’État. Elle a accusé le nouveau régime de vouloir se venger de Gbagbo en lui infligeant la justice des vainqueurs. En créant un incident autour de leur impossibilité de se rendre en Côte d’Ivoire, deux de ses avocats français sont ainsi parvenus à faire accréditer, chez beaucoup, l’idée qu’ils auraient été empêchés de rendre visite à leur client parce que le pouvoir souhaitait cacher les mauvais traitements dont aurait Gbagbo été victime.
Un avocat au barreau d’Abidjan souligne, à ce propos, comment la défense de l’ex-président a manœuvré et réussi en partie, à le faire passer de bourreau présumé à victime innocente.
Le parti de Gbagbo, du moins sa direction en exil au Ghana voisin, a également joué un rôle important dans cette bataille de l’opinion. Elle a conditionné son adhésion au processus de réconciliation prôné par le pouvoir d’Alassane Ouattara à la libération préalable de celui qui se prenait encore, il y a quelques mois, pour le messie ivoirien, détenteur d’une mission de sauvetage de la nation. Ce « chantage » a plus ou moins réussi, ses acteurs étant parvenus à faire passer le message selon lequel la réconciliation nationale et le rétablissement définitif de la paix passaient d’abord par la remise en liberté de l’ancien chef de l’État.
Comme pour accentuer la pression sur le pouvoir, indécis sur la conduite à tenir face à ce prisonnier devenu encombrant, l’inénarrable « Pasteur Koné Malachie », dont les « prophéties » annonçant l’enfer pour Ouattara étaient très appréciées de Gbagbo et de son épouse Simone, s’est mis à « prophétiser » encore, du fond de sa cachette, un retour triomphal de l’ancien président dans son palais d’Abidjan, accompagné d’une nuée d’anges protecteurs.
Cela a décidé le régime actuel à régler le cas Gbagbo avant qu’il ne devienne ingérable, à quelques semaines d’un autre rendez-vous politique crucial pour le pays, les élections législatives du 11 décembre, que le parti de Gbagbo veut boycotter. Après avoir pesé et soupesé le pour et le contre d’un jugement de Gbagbo en Côte d’Ivoire, dans un contexte politique et émotionnel encore fragile, l’option d’un transfert à la Cour pénale internationale (CPI) a été finalement retenue. Le ministre ivoirien des Droits de l’homme, Gnénéma Coulibaly, s’est ainsi rendu au siège de la CPI à La Haye, fin septembre dernier, porteur du message suivant. « J’ai expliqué au président de la CPI l’importance pour la réconciliation nationale de cette procédure, a affirmé le ministre Gnénéma devant la presse, à Paris. Si l’ex-président n’était plus sous notre responsabilité, sur le territoire de la République, cela faciliterait le processus de réconciliation et contribuerait à dépassionner la suite du débat, notamment les élections législatives […]. La présence de Laurent Gbagbo [en Côte d’Ivoire] freine le développement du processus de réconciliation. »
Les membres de la CPI ont été sensibles aux arguments du ministre ivoirien. Quelques jours après cette visite aux Pays-Bas, la chambre préliminaire de la CPI autorisait l’ouverture d’une enquête sur les violences perpétrées en Côte d’Ivoire après le second tour de la présidentielle du 28 novembre 2010, et son procureur, Luis-Moreno Ocampo, débarquait à Abidjan pour annoncer qu’entre trois et six personnes devraient faire l’objet d’une enquête de la CPI pour des actes commis lors des six mois de crise ayant suivi cette présidentielle.
Le pouvoir d’Abidjan n’est pas pour autant sorti de l’auberge, le camp de l’ancien président dénonçant déjà un procès politique et remettant en cause l’impartialité de la cour. Le porte-parole de Gbagbo, son ancien ministre Katinan Koné Justin, s’est fendu d’une longue lettre ouverte résumant la ligne de défense de l’ancien président face au rouleau compresseur de la justice internationale appelée au secours par le pouvoir d’Abidjan. « Le président Gbagbo tient à ce que le monde entier sache ce qui s’est passé dans son pays. Il attend qu’on lui explique pourquoi, alors qu’il a été élu démocratiquement en 2000, une rébellion armée, dont on connaît maintenant tous les parrains, a attaqué son pays dans l’indifférence de la Communauté internationale. Il voudrait savoir également pourquoi l’armée française a tué les Ivoiriens en 2004 et en 2011 dans le silence du monde entier. Le président Gbagbo attend que la lumière soit faite sur tous ces crimes et tous les autres que l’on tente de cacher. Il attend que le droit soit dit et que justice soit rendue non pas seulement pour faire plaisir aux vainqueurs de la guerre illégale qui lui a été livrée, mais pour que, enfin, la vérité soit définitivement connue sur la crise ivoirienne depuis 2002. » Même transféré à La Haye, Gbagbo n’est pas près de se faire oublier.