Il y a quarante ans, l’assassinat de cette personnalité soudanaise signait l’échec de la démocratie.
Abdel Khaliq Mahjub. Ce nom était cité dans les médias du monde entier, en cette funeste dernière semaine du mois de juillet 1971, qui avait pour ainsi dire « désorbité » la trajectoire historique du Soudan. Un coup d’Etat avorté contre le général Jaafar Numeyri, entre les 22 et le 24, fut le prétexte pour une effroyable campagne de liquidation physique du parti communiste soudanais et ses sympathisants. Une terrible chasse à l’homme à travers tout le territoire, qui devait engloutir des milliers de cadres politiques, intellectuels, syndicalistes, étudiants et militaires. Le parti d’ Abdel khaliq Mahjub, était de tous les partis communistes du monde arabe et africain, le plus massivement implanté à l’intérieur et le plus influent à l’extérieur. Il avait des dirigeants brillants mondialement connus. Son secrétaire général Abdel Khaliq Mahjub un intellectuel et un militant exceptionnel, était une figure de proue du mouvement tiers-mondiste. Son cercle d’amitié débordait largement la mouvance marxiste. Le numéro deux, Shafie Ahmad al-Sheikh, pionnier du mouvement ouvrier, était le vice-président de la Confédération Syndicale Mondiale (CSM), et son épouse Fatma Ibrahim , première femme député du pays, dirigeait l’Union des femmes soudanaises ; elle participait activement au mouvement international pour l’émancipation féminine. Joseph Garang (aucun parenté avec John Garang), éminent avocat était parmi les représentants du parti dans le gouvernement Numeyri. Aussi, quand Abdel Khaliq Mahjub, Shafi A. Al-Sheikh, Joseph Garang et leurs camarades, furent arrêtés et menacés de rejoindre la longue liste des suppliciés, l’émotion mondiale fut très vive. Des chefs d’Etats et des personnalités diverses intervinrent. Pour alléger la pression et donner un verni de légalité à la répression, le général Numeyri organisa des procès hâtifs, ouverts aux journalistes. Les organes de presse affluèrent à Khartoum du monde entier. Jeunes étudiants à l’époque, je me souviens que nous étions collés à la radio et nous nous jetions sur le journal Le Monde qui avait dépêché sur place le journaliste –diplomate Eric Rouleau. Les photos de d’Abdel Khaliq Mahjub face à ses persécuteurs étaient particulièrement émouvantes. La presse rapporta le courage physique extraordinaire de Mahjub. Sachant qu’ Il était condamné à mort d’avance, il multiplia les demandes prises de parole, déstabilisa les membres du tribunal militaire par des longues interventions politiques. En fait, il voulait mettre à profit les quelques heures qu’il savait qu’il lui restait à vivre, pour donner un écho maximum aux thèses de son parti. Par exemple, quand on lui dit qu’il était accusé d’avoir fomenté le coup d’Etat, il se lança dans une long exposé, un véritable cours idéologique, expliquant sa compréhension des principes du marxisme-léninisme, et la ligne qu’il avait développée au sein du Parti : à savoir que le changement révolutionnaire doit venir par la mobilisation populaire et non par des coups d’Etat, fussent-ils menés par des officiers se réclamant du communisme. Le tribunal militaire prononça en une journée la peine capitale et le 28 juillet, Abdel Khaliq fut pendu. Cette campagne d’éradication massive avait non seulement définitivement affaibli le parti communiste, mais elle avait aussi profondément « défiguré » le système politique soudanais. Il n y eut plus de vie démocratique pluraliste: le pays enchaînant les putschs militaires, les révoltes populaires et les transitions démocratiques ratées, avec comme conséquences la séparation du Sud, la guerre civile au Darfour, et la communautarisation du débat politique. La configuration politique soudanaise marquée ces dernières années par la prédominance des conflits ethniques, régionaux et confessionnels, est un véritable bond en arrière, par rapport à ce que fut le pays avant ce sanglant épisode de juillet 1971. La démocratisation au Soudan était assez bien partie dans les années 60. Bien avant le printemps arabe actuel, il y eut le soulèvement populaire d’octobre 64 (« Thawrat Aktobar »= la Révolution d’Octobre) qui renversa le régime militaire du général Aboud et déboucha sur un système parlementaire pluraliste. Une photo célèbre montrait les principaux chefs politiques solidaires avec les protestations de la rue. On y voyait, les leaders des courants dits « idéologiques » ou « modernes » comme Abdel Khaliq Mahjub et Hassan Tourabi (islamiste), aux côtés de ceux des courants dit « traditionnels », comme Sadiq al-Mahdi (Parti Umma) et Ismaïl Azhari (Parti Unioniste). Les milieux syndicaux, l’université, la presse, les cercles littéraires et artistiques, étaient en pleine effervescence. On trouvait dans la même famille des partisans de partis diamétralement opposés. Contre les ultra-gauchistes, les staliniens , les militaristes pressés et les suivistes par rapport à Moscou, au sein de son parti, Abdel Khaliq avait réussi à imposer une ligne originale indépendante, intégrant à la fois la transformation sociale progressiste inspirée du marxisme, la démocratie pluraliste libérale et la tolérance, la mobilisation populaire et l’attachement à l’héritage négro-africain, arabe et musulman si caractéristique du Soudan. Mais revenons à cette funeste semaine de juillet 1971. Comment en était on arrivé là ? Suite au soulèvement populaire de 1964 (« Thawrat Aktobar »), des élections furent organisées après une courte transition et tous les partis politiques se retrouvèrent au sein du parlement. Mais le système démocratique se grippa rapidement, par deux fois. La première fois, c’était la dissolution du parti communiste et l’exclusion de ses députés, après une campagne virulente de tous les autres courants. La cause ? Un étudiant présenté comme membre du parti communiste, mais en fait appartenant à un groupe extrémiste qui avait scissionné du parti sous le nom de « Qiyaada Thawriya » (Commandement révolutionnaire), avait, au cours d’un débat public, lancé une violente diatribe contre la famille du prophète Mohamed. Tourabi, dont le parti était très minoritaire à l’époque, en profita pour entraîner les autres courants dans une campagne hystérique, prétendant que ces propos salissants contre la famille du prophète, dénoncés pourtant par le parti communiste, relevaient du programme secret des communistes visant à détruire les religions et imposer l’athéisme comme doctrine officielle de l’Etat. Après le bannissement du Parti communiste, une autre crise éclata, entre les grands traditionnels cette fois. Le parti Umma et les deux ailes rivales du courant unioniste n’arrivaient pas à dégager une majorité parlementaire, ni ensemble ni séparément, et les institutions de l’Etat se trouvèrent bloquées. Cette crise politique se doubla d’une crise économique et une dégradation des conditions sociales. L’armée, sous la direction du général Jaafar al Numeyri, en profita pour prendre le pouvoir sous l’égide du Conseil de Commandement de la Révolution (C.C.R.), au grand soulagement de la population. Numeyri appartenait au groupe nassérien des « Officiers libres », mais ce C.C.R. incluait des officiers de toutes les obédiences « de gauche » : baathistes, socialistes, communistes, nationalistes radicaux. Le programme du CCR alliait une phraséologie socialiste anti-impérialiste et des réformes politiques démocratiques. Mais très tôt, il s’avéra que le général Numeyri était une espèce de Bokassa (il lui arrivait, sous l’emprise de l’alcool, de frapper ses collaborateurs), obsédé par le pouvoir personnel, et qui n’avait ni la culture, ni les motivations pour une mener les réformes. Ses décisions furent souvent critiquées par le parti communiste. Cela tourna à la crise ouverte quand Numeyri entreprit de dissoudre tous les courants au sein d’un parti unique inspiré du nassérisme : « l’Union socialiste ». Le bras de fer devint inévitable, les ministres communistes et les officiers proches du parti furent limogés (novembre 1970). Abdel Khaliq et ses camarades réagirent par la mobilisation populaire : marches, grèves, etc. Finalement Numeyri décida de dissoudre le parti et d’arrêter Abdel Khaliq Mahjub, Shafi Ahmad Al-Sheikh, Joseph Garang et leurs camarades (mars 1971). Le dos au mur, les officiers opposés à la ligne Numeyri, opérèrent un putsch le 22 juillet 1971, sous la direction d’un sympathisant communiste notoire le commandant Hashem al-Ata, suivi trois jours plus tard, d’un contre-coup, orchestré par l’Egypte de Sadate et la Libye de Kadhafi, qui ramena miraculeusement Numeyri au pouvoir. Il en profita donc pour en finir définitivement avec ses adversaires par une campagne d’arrestations et d’exécutions sommaires, dont le point culminant fut la pendaison d’Abdel Khaliq Mahjoub, en cette journée du 28 juillet 1971. Tripoli et le Caire voyait dans un régime militaire influencé par les communistes une menace réelle contre le projet d’union tripartite décidé par Numeyri, Sadate et Kadhafi, projet qui avait été vivement critiqué par le parti communiste. Hashem al Ata annonça que c’était le colonel Babikir al-Nour qui était désigné comme président du nouveau Conseil de Commandement. Mais celui ci était à Londres et, par un retournement dramatique, l’avion de ligne qui devait le ramener depuis Londres avec d’autres dirigeants fut contraint à l’atterrissage à Benghazi par l’armée de l’air libyenne. Le président putatif, le colonel Babikir al-Nour, son vice-président, le major Faruq Hamadallah et d’autres cadres furent ensuite livrés par Kadhafi à Numeyri qui les éxécuta à leur tour. Ce qui resta du parti survécut tant bien que mal, la plupart du temps dans la clandestinité, sous la direction d’Ibrahim Nugud qui s’efforce de ne pas laisser entièrement disparaître un capital de six décennies de luttes et de réflexions. Le noyau historique du parti communiste soudanais fut constitué par Abdel Khaliq et ses camarades, en 1946, quand ils étaient étudiants au Caire. Ils furent fortement influencés par la personnalité et le style d’Henri Curiel, fondateur du Mouvement Egyptien de libération, lequel résumait sa méthode par la formule : « Nounaadhil wa la noujaadil » (militer sans bavarder). De retour au Soudan, ils eurent pour priorité d’implanter rapidement le mouvement dans les couches liées aux rapports de production modernes : les ouvriers –en majorité ceux du chemin de fer de la région d’Atbara (nord-est)- et les métayers dans les grandes exploitations agricoles de la région d’Al Jazira (centre) ; tout en faisant un travail de recrutement intense dans les milieux intellectuels. Aujourd’hui encore , beaucoup de questions restent posées et font polémique, au sein de l’intelligentsia soudanaise, toutes tendances confondues. Parmi ces questions : *Abdel Khaliq Mahjub avait toujours rejeté les coups d’Etat comme méthode anti-révolutionnaire , privilégiant ce qu’il appelait le travail patient de la mobilisation populaire. Cependant il y a lieu de s’interroger sur l’implication directe de la direction du parti au putsch de Hashem al Ata, et auparavant celui de Numeyri (mai 1969) *Sadate et Kadhafi avaient-ils seulement appuyé le contre coup des pro Numeyri ou l’avaient-il planifié de bout en bout ? *Si le parti communiste avait eu l’occasion de prendre le pouvoir allait-il tenir sa promesse d’instaurer une démocratie pluraliste et tolérante, différente de ce qu’on a vu dans les pays de l’Europe de l’Est ? * Pouvait-il convaincre les masses -rurales surtout- que le programme du parti ne se basait certes pas sur la religion mais qu’en même temps, il n’était pas hostile à la religion ? *Et last but not least, allait-il trouver une solution plus satisfaisante que la sécession pour les populations du Sud? Sur toutes ces questions, une abondante littérature fut produite, sous la forme de mémorandums du comité central, d’articles dans les revues théoriques du parti ainsi que des brochures et ouvrages écrits par Abdel Khaliq Mahjub ; particulièrement les dualités socialisme/démocratie libérale, laïcité/islam, panarabisme/panafricanisme, unité nationale/droit à l’autodétermination du Sud. Cette masse documentaire considérable, couvrant la période 1946-1996, est encore accessible à la Bibliothèque des Archives Nationales de Khartoum ; elle mérite d’être traduite et analysée aussi bien par les universitaires, que par les militants du changement démocratique des autres pays. Acheikh Ibn-Oumar, 28 juillet 2011