La bataille d’Abidjan a commencé. Elle a même franchi un nouveau pas le 17 mars lorsque, avec leurs armes lourdes, les Forces de défense et de sécurité, actionnées par le président sortant Laurent Gbagbo, ont tiré sur un marché du quartier d’Abobo, majoritairement partisan du président élu Alassane Ouattara, faisant entre vingt-cinq et trente morts. Le bilan des heurts dans la capitale économique s’élève désormais officiellement à quatre cents morts, dont ces sept femmes manifestant pacifiquement sur lesquelles les FDS ont fait feu le 3 mars dernier. Le porte-parole du Haut-commissariat pour les droits de l’homme a indiqué que ces exactions pourraient constituer des crimes contre l’humanité, imprescriptibles.
La « main tendue » d’Alassane Ouattara à son adversaire, officialisée dans son discours à la nation prononcée sur les ondes de la TCI (Télévision de Côte d’Ivoire), n’a eu de réponse que par les armes. Le président élu y a pourtant confirmé les engagements pris lors de la réunion du Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine, le 11 mars à Addis-Abeba : « Je m`engage à œuvrer pour la réconciliation de toutes les filles et tous les fils de notre cher pays. À cet égard, conformément à mes engagements antérieurs et aux décisions du Conseil de paix et de sécurité, je formerai un gouvernement d’union et de réconciliation nationale qui regroupera toutes les compétences issues des forces politiques de notre pays, y compris le FPI, et la société civile afin de procéder au redressement de notre pays. Il est impérieux que nous réapprenions à vivre ensemble dans la paix. »
Une communication fondamentalement différente de celle de Laurent Gbagbo. Dans son discours, qui n’était d’ailleurs pas une réponse à celui de son adversaire, celui-ci s’en est pris à la communauté internationale, fustigeant ce qu’il appelle « l’hostilité internationale » au même titre que la rébellion intérieure qu’il accuse de vouloir faire un coup d’État. Il a placé les enjeux de la crise actuelle sur le terrain de la géopolitique et de l’économie, jugeant les événements « injustes » mais sans proposer une autre solution que sa ferme volonté à « ne pas céder ». Cette résistance a pourtant été grandement mise à mal par la décision de l’Union africaine de ne plus soutenir sa présence à la tête de l’État, alors même que, jouant sur la durée, il avait espéré que ses pairs africains opéreraient une volte-face et entérineraient la situation, surtout parce qu’aucune alternative ne semblait plus possible. Las, les chefs d’États africains ne lui ont trouvé aucune circonstance atténuante, préférant jouer la carte des Nations unies, lesquelles avaient validé l’ensemble du processus électoral mis en cause. Le « lâchage » de ses soutiens de la première heure, à commencer par le président Jacob Zuma d’Afrique du Sud, a également été un rude coup. Ce dernier, dont la position était très critiquée sur la scène intérieure sud-africaine pour des raisons tant historiques que déontologiques, s’est finalement rendu aux arguments de la communauté interafricaine. Il en est de même pour Eduardo Dos Santos d’Angola, peu désireux de se démarquer de ses homologues en soutenant une élection « illégitime », ni de participer à des opérations hasardeuses dans les rues d’Abidjan.
Camp Gbagbo contre camp Ouattara en huis clos, l’heure n’est donc désormais plus aux mots mais à l’action, avec son cortège de morts, de blessés et de déplacés qui marchent le long des routes vers un havre de paix de plus en plus improbable. À ce jour, selon le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), il y aurait quelque 370 000 personnes déplacées en provenance surtout des quartiers d’Abobo, de Cocody et de Yopougon. Il n’entre pas dans les attributions du HCR de s’occuper des citoyens ivoiriens poussés hors de chez eux par les combats mais qui n’ont pas franchi la frontière de l’État. Il n’y a donc, pour le moment, que le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), qui tente de coordonner les actions des volontaires sur le terrain et d’alléger la charge, notamment en matière de nourriture et de produits de premiers soins, des ceux – familles, amis – qui hébergent les sans-logis.
Par ailleurs, un étrange « Commando invisible » est à l’œuvre dans les rues, menant une guérilla meurtrière contre les FDS. Il serait commandé par Ibrahim Coulibaly dit IB, un vétéran de ce genre d’opérations puisqu’il était parmi les initiateurs du coup d’État du 24 décembre 1999 qui a chassé l’ancien président Henri Konan Bédié du pouvoir. Par la suite, il s’était joint à la rébellion du Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI) en 2002 avant de le quitter pour cause d’incompatibilité d’humeur et d’objectifs avec les dirigeants militaires comme politiques. Aujourd’hui, le « Commando invisible » défend la cause du président élu, tout en protégeant son jalousement son indépendance.
Ce qui se passe dans l’ouest du pays est l’un des autres aspects de la guerre civile. Les unes après les autres, les villes clefs de la région tombent aux mains des Forces nouvelles (FN), les combattants aujourd’hui ralliés au président élu Alassane Ouattara et ce, en toute logique puisque ce sont les ex-rebelles opposés à Laurent Gbagbo depuis 2002. On assiste donc à un sinistre bis repetita de ce qui s’était passé en 2002 et 2003 dans la région : Toulepleu, Doké, Blolequin ont été reprises aux FDS, assistés par des miliciens recrutés sur place. Des cadavres qui pourrissent sur place, des charniers à peine recouverts, des exécutions sommaires dans l’un et l’autre camp, des viols et des violences… la population, affolée, fuit vers le Liberia voisin. Ils étaient 22 000 à passer la frontière en janvier 2011, ils sont 77 000 aujourd’hui, selon le HCR. Pour l’instant, tous sont répartis dans les villages du comté de Nimba mais si les combats s’intensifient, il faudra prévoir un accroissement des arrivées. Le HCR révise son budget à la hausse, dans l’éventualité d’accueillir quelque 150 000 réfugiés dans les semaines qui viennent.
Pourquoi tant de combats si loin d’Abidjan ? Comme il y a dix ans : pour le contrôle des mines d’or, situées essentiellement dans cette région. Ensuite parce qu’en allant tout droit vers le sud, on arrive à Tabou, dernier verrou avant San Pedro, premier port mondial pour l’exportation de cacao… Le contrôle, sinon du port et de ses abords, du moins de cette route dans un premier temps, est une potentielle source de revenus pour l’économie parallèle qui a fait la force des rebelles aux premiers temps de la « partition » de la Côte d’Ivoire. Guerroyer dans l’ouest est aussi un « test » pour les jeunes recrues des FN, à peine sorties de l’entraînement. Au vu des succès engrangés ces jours derniers, il semblerait que la formation reçue soit efficace. L’escalade de la violence semble désormais irrépressible.