Comment et quand tout ceci va-t-il finir ? A Abidjan, que l’on soit pro-Ouattara ou pro-Gbagbo, nul ne sait à quel moment et de quelle façon la crise se terminera. En attendant, l’économie sombre.
Statu quo chaotique. Voilà bientôt deux mois que deux présidents, deux premiers ministres et deux gouvernements se disputent le pouvoir à Abidjan. Si la communauté régionale et internationale manque encore d’imagination pour résoudre le conflit, les Ivoiriens, eux, s’accrochent à leur humour légendaire. Unique télévision du pays, la Radiodiffusion Télévision Ivoirienne (RTI), a été rebaptisée « Télévision LMP (La Majorité Présidentielle de Gbagbo ». Censure oblige : les hommes de Dieu, têtes couronnées, universitaires et autres leaders d’opinion admis à s’exprimer sur ses antennes sont ceux qui prêchent la vérité des urnes selon Gbagbo, le président sortant pourtant déclaré perdant par la Commission électorale, mais investi par le Conseil Constitutionnel.
Ainsi en était-il mercredi 12 janvier 2011. Le plateau de l’émission « Raison d’Etat » montrait deux figures connues, devenues de véritables vedettes depuis décembre 2010 : Jean Jacques Béchio, transfuge du parti d'Alassane Ouattara, le président déclaré élu par la Commission électorale et Boka Sako Gervais, docteur ès lettres converti en expert des droits de l’homme, farouchement pro-Gbagbo. Le verbe haut, les deux hérauts du pouvoir ont descendu en flamme un Ouattara « assassin », « rebelle », « menteur », « partisan de la violence » et « comploteur international ». Pour échapper justement à ce complot international, les deux « patriotes » ont récité l’hymne en vogue : une nouvelle monnaie en remplacement du franc CFA, l’enseignement de l’anglais dans les écoles pour en finir avec la colonisation française, la Chine et la Russie comme nouveaux partenaires… Les sanctions de l’Onu ? Rien que « des amusements ». Car la vraie victime, on vous l’a dit, c’est Laurent Gbagbo.
Tout ou est fait pour mettre en valeur le côté démocrate, homme de paix et de justice, homme d’Etat, mais aussi "héros de la libération africaine" du président sortant. Depuis le 28 novembre 2010, date à laquelle ils ont voté massivement au second tour de la présidentielle, c’est fortunes diverses pour nombre d’Ivoiriens, privés de médias étrangers, lesquels ont été suspendus début décembre par le pouvoir Gbagbo qui les accuse de « comploter » contre lui. Chez certains, c’est devenu un rituel : chaque matin, ils font « la titrologie » (scruter les titres de la presse indépendante). « Quand tout ça va-t-il finir ? » soupirer un agent commercial qui vient de passer en revue, ce mercredi 12 janvier, les « unes » contrastées affichées sur une langue de contre-plaqué en bois posée en bordure d’un trottoir dans la commune de Marcory. D’autres se sont abonnés à « radio Treichville », la rumeur publique. Avec le risque d’être manipulés, comme le 16 décembre.
Ce jour-là, à l’issue de la marche avortée du camp Ouattara sur la RTI, la rumeur donnait pour mort le chef d’état major adjoint des Forces Nouvelles, Issiaka Ouattara dit Wattao, dans une embuscade des Forces de défense et de sécurité à Abidjan. Il a fallu attendre le 3 janvier 2011 pour voir, sur les chaines étrangères, le même commandant Wattao aux côtés d’Alassane Ouattara et des médiateurs africains envoyés par la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO).
« Il parait que c’est gâté à Abobo », s’inquiétait jeudi 13 janvier, un mécanicien, le cœur partagé entre son ouvrage et son souci d’en savoir plus. En effet, au nord d’Abidjan, Abobo, fief d’Alassane Ouattara s'était réveillé sous couvre-feu. Deux jours d'affrontements entre populations et éléments de la Brigade anti-émeute avaient fait six policiers et une dizaine de civils tués officiellement, mais beaucoup plus selon des témoins. Toujours est-ils que des riverains confiaient avoir entendu, la nuit durant, des détonations d’armes lourdes. Depuis, ce quartier populeux, martyr du pouvoir, a été baptisé « Abobo Bagdad ». Quelle histoire ! Le journaliste de la presse locale est invariablement apostrophé à son arrivée du boulot par son voisin avide d’information : « On dit quoi dans votre pays ?»
Entre rumeurs et manipulation, les populations tentent de se faire uneopinion, chaque jour qui passe. Heureusement, il y a internet. Même si elle continue, malgré elle, de payer une redevance de 555 FCFA allouée à la RTI incluse dans sa facture d’électricité, Dagnogo Mariam, jeune employée d’une agence de micro finance au Plateau, pro-Ouattara, utilise sa pause de midi à surfer sur la toile pour avoir les nouvelles de la ville. « Mais ces casques bleus, pourquoi ne font-ils rien ? Ils n’ont pas dit qu’ils étaient là pour sécuriser les populations ? » s’interroge-elle, désespérée et agacée. Olivia Konan, élève dans une grande école, a voté Gbagbo. Et en attendant le début des cours, deux fois reporté, elle passe sa journée à regarder « Trace », la chaine people qui diffuse en boucle les clips d’artistes en vogue. Ce qui se passe dans la ville ? « C’est leur problème », se fiche-t-elle. Ne lui parlez pas des médias étrangers qui « ne racontent que des mensonges ».
Quant à ce qu’on appelle l’élite intellectuelle ivoirienne, elle fait montre d’un mutisme quasi-total depuis la survenue la crise électorale. A ceci près que deux évêques catholiques, dans leurs prêches de fin d’année, ont pris leurs distances avec l’évangile selon Gbagbo. Siméon Ahouana, archevêque métropolitain de Bouaké, fief des Forces Nouvelles, où tous les votes du département ont été annulés par le Conseil constitutionnel et Salomon Lézoutié, évêque coadjuteur d'Abidjan mais ayant officié à Odienné, au nord, ont osé faire savoir au locataire du palais du Plateau qu’il n’aime pas le peuple, mais plutôt son pouvoir à lui. Si les deux serviteurs de Dieu peuvent encore dormir tranquilles chez eux, il n’en va pas de même du journaliste écrivain Venance Konan, que des éléments de la Garde républicaine ont déjà manqué à domicile. Son crime ? Avoir choisi de ne pas se taire dans une crise qui a déjà fait près de 300 morts selon l’ONU.
« Ville morte », « désobéissance civile », « grève générale », « pays mort » : le Rassemblement des Houphouétistes pour la Paix et la Démocratique (RHDP), uni autour d’Alassane Ouattara, tente le tout pour le tout. Depuis sa forteresse du Golf hôtel, il multiplie les mots d’ordre en direction des populations touchées par les tueries du 16 décembre, au cours desquelles 175 personnes sont tombées sous les balles d’hommes en armes restés fidèles à la République de Gbagbo. « Je suis sûr qu’aucun militant ne peut sortir encore les mains nues, sachant qu’il sera livré à lui-même face à des tireurs froids », juge Konaté Issa, un jeune RHDP, désabusé. Seule certitude à Abidjan, l’on sait que l’aventure du président sortant est intenable face à l’embargo tous azimuts de la communauté internationale et à un agacement populaire grandissant, qui pourrait gagner l’armée. L’incertitude, c’est comment tout ceci finira ? Et quand ?