Coup d’État, élections bâclées, rébellion, partition. Balayé le « modèle ivoirien » mis en avant par les Occidentaux, voilà un pays profondément divisé, désemparé, mais qui possède les ressorts de sa propre renaissance. Retour sur vingt ans d’histoire.
Est-ce une malédiction ? D’où proviendrait-elle ? Depuis la réintroduction du multipartisme dans le pays, en 1990, sous la pression parfois violente de divers intellectuels et leaders d’opinion dont un certain Laurent Gbagbo, aucun des quatre différents scrutins présidentiels organisés depuis lors en Côte d’Ivoire n’a produit un vainqueur incontesté. Laurent Gbagbo du Front populaire ivoirien (FPI), bien que fortement distancé (il ne récolta que 18 % des voix) par le père de l’indépendance, Félix Houphouët-Boigny, lors de la première présidentielle multipartite du pays, avait crié à la fraude massive. La seconde expérience, qui aurait dû être plus concluante, après le décès en décembre 1993 d’Houphouët en cours de mandat, tourna court : le scrutin organisé en 1995, au terme de l’intérim, par le successeur constitutionnel Henri Konan Bédié fut émaillé de multiples violences et boycotté par Gbagbo et l’unique premier ministre du « Vieux », Alassane Dramane Ouattara, devenu opposant, tous deux alors alliés au sein d’un Front républicain anti-Bédié. C’est donc sans surprise que Bédié fut élu à plus de 96 %, ses deux principaux rivaux ayant refusé de participer à ce qu’ils considéraient comme une farce électorale.
Comme si cette élection « sur tapis vert » était irrémédiablement condamnée, le mandat ainsi remporté n’alla pas à son terme, raccourci l’avant-veille de Noël 1999 par un coup d’État militaire, au moment où son titulaire Bédié s’apprêtait à rééditer son « exploit » après avoir lancé un mandat d’arrêt contre l’opposant Ouattara, déclaré faussaire et voleur de nationalité ivoirienne. En octobre 2000, l’adage « jamais deux sans trois » allait se vérifier de la plus tragique des façons : porté au pouvoir par les jeunes soldats tombeurs de Bédié, le général Robert Guéi entreprit d’y rester après avoir déclaré dans un premier temps être venu juste pour balayer la maison et partir. Conseillé par des proches de Gbagbo, il enfourcha à son tour le cheval de l’exclusion – par tous les moyens – des candidats gênants parce que pesant politiquement lourd : Ouattara déclaré étranger fut empêché de concourir grâce à un tour de passe-passe du général, sous couvert constitutionnel, de même que Henri Konan Bédié alors en exil en France ainsi qu’une dizaine d’autres candidats liés peu ou prou au parti de Bédié.
Ne restèrent plus en lice, après ce nettoyage manifestement concerté, que deux candidats significatifs : le général-président et Laurent Gbagbo. Alors que le soldat auto-investi candidat du peuple pensait avoir fait l’essentiel et était persuadé de l’emporter, il dut se résoudre à dissoudre la Commission électorale en pleine proclamation de résultats partiels qui lui étaient défavorables, pour se proclamer élu. Dans l’après-midi, Laurent Gbagbo se déclarait lui aussi élu. Deux présidents de la République différents donc, à l’issue d’une élection présidentielle calamiteuse, soldée par des centaines de morts.
C’est dire si la situation que vivent les Ivoiriens depuis la dernière élection présidentielle d’octobre-novembre 2010, avec deux candidats revendiquant chacun la victoire, est loin d’être inédite. « C’est l’histoire qui recommence », s’amuse Ghislain Kragdou, fonctionnaire en retraite. Sauf que, cette fois, la confusion postélectorale a pris d’autres proportions et surtout, dure. Le sortant, Laurent Gbagbo, en poste depuis dix ans, dont cinq sans élection, a perdu la présidentielle selon la Commission électorale indépendante (CEI, composée de représentants du pouvoir et de l’opposition) par 45,9 % des voix contre 51,1 % à son adversaire Ouattara. Cette défaite de Gbagbo a été certifiée par l’Organisation des Nations unies, conformément aux accords préélectoraux. Mais pour le Conseil constitutionnel présidé par un proche du président sortant, le perdant est le vainqueur : après avoir déclaré nuls et de nul effet les résultats délivrés de façon rocambolesque par un président de la Commission électorale réfugié dans un hôtel d’Abidjan, au motif que la proclamation s’était forte hors délais légaux, le Conseil constitutionnel, seul habilité selon la constitution ivoirienne à proclamer les résultats définitifs, prendra le contre-pied de la CEI pour proclamer Laurent Gbagbo vainqueur du scrutin par 51 % des voix. Si en 2000, Gbagbo avait rapidement pris le dessus sur Robert Guéi, acculé à la fuite, cette fois-ci, son adversaire est certes retranché dans un réceptif hôtelier, mais bien en place, soutenu par la quasi-totalité de la communauté internationale et les forces armées des Forces nouvelles de Guillaume Soro. Gbagbo et Ouattara se sont chacun investis président, ont nommé à tour de rôle un premier ministre, et formé chacun un gouvernement. La Côte d’Ivoire, qui pensait sortir de la période de turbulences avec ce scrutin reporté six fois au moins depuis 2005, s’est réveillée, au sortir du deuxième tour, plus divisée que jamais, et plus proche encore de la guerre civile tant redoutée. Comment est-on arrivé à ce scénario catastrophe ?
Flash-back. Nous sommes en décembre 1993. Le fondateur de la Côte d’Ivoire moderne décède après trente-trois années de règne sans partage marqué par une relative prospérité du pays dont l’économie, boostée par les investissements directs étrangers notamment en provenance de l’ancienne métropole française et la bonne tenue des cours du cacao et du café principaux produits d’exportation, a également favorisé la stabilité politique du pays, dans un environnement sous-régional souvent marqué par des changements inconstitutionnels de gouvernement. Les dernières années de règne du « Vieux » furent, toutefois, éprouvantes. Avec la mévente des produits de base, les ressources à partager pour garantir les équilibres traditionnels s’amenuisent. La fronde sociale s’amplifie, bientôt démultipliée par les revendications de liberté politique. Le multipartisme s’installe après de violentes manifestations de rue. Houphouët-Boigny et son parti unique (PDCI-RDA) remportent finalement la première élection à candidatures multiples de cette ère. Mais la crise économique ne faiblit pas. Les bailleurs de fonds internationaux refusent d’injecter de nouveaux fonds, ramollis par la mauvaise gouvernance, et conditionnent leurs soutiens à des réformes drastiques que le « Vieux » ne peut mettre en œuvre, de peur de s’aliéner la sympathie de son électorat. Il fait alors appel à un certain Alassane Dramane Ouattara, banquier précédé d’une solide réputation de gestionnaire rigoureux, mais peu connu alors en Côte d’Ivoire, à qui il confie le pilotage de ce train de mesures d’austérité impopulaires. D’abord président d’un comité interministériel, Ouattara est ensuite nommé premier ministre et, vu l’âge avancé et la maladie du président Houphouët, exerce souvent la plénitude du pouvoir d’État. Son ascension fulgurante n’est pas du goût de tous, notamment d’Henri Konan Bédié, le dauphin constitutionnel selon la loi fondamentale ivoirienne de l’époque, perché à la présidence de l’Assemblée nationale et attendant son heure. Une guerre de succession larvée se déclenche au sein du parti présidentiel d’alors, entre partisans de Bédié et ceux de Ouattara, sous le regard indifférent du « Vieux », bien heureux de tenir ainsi les prétendants à son trône occupés à se tirer entre les pattes.
À la disparition d’Houphouët, le conflit est à son paroxysme. Pour couper court aux manœuvres de prise du pouvoir vacant que l’on prête à Ouattara, Bédié court à la télévision publique pour se proclamer président. La classe politique dans son ensemble, soucieuse de stabilité, laisse faire et reconnaît Bédié. Mais la guéguerre entre l’ancien premier ministre et le président de l’Assemblée nationale a laissé des traces. L’inimitié qui s’installe entre les deux hommes devient pratiquement insurmontable, lorsqu’un groupe de militants du PDCI proche de Ouattara fait dissidence pour créer le Rassemblement des républicains (RDR). Le candidat de ce parti pour la présidentielle de 1995 est tout trouvé pour ses partisans : Alassane Ouattara. Pour contrer celui-ci, les attaques suscitées par le camp présidentiel fusent de partout, chacun rivalisant d’arguments et de trouvailles au sujet de sa nationalité burkinabè supposée.
Bédié sort alors le grand jeu. Exploitant des conclusions enterrées autrefois d’une étude ayant fait ressortir un trop-plein d’étrangers en Côte d’Ivoire (pays d’immigration en provenance des pays voisins) et des ressentiments de la population ivoirienne face à ces « voleurs d’emplois des nationaux » occupant des secteurs entiers de l’économie, il crée son concept sulfureux de l’ivoirité. Officiellement, il s’agit d’un concept culturel censé permettre aux Ivoiriens de se retrouver autour d’un fonds culturel commun. Dans les faits, il dégénère en attaques xénophobes étendues aux populations dioula du nord du pays qui ont de fortes affinités culturelles et linguistiques avec les pays voisins du Burkina Faso, du Mali, du Niger et de Guinée.
Ouattara est visé. On lui réclame ses papiers. Lorsqu’il les présente, le pouvoir ivoiritaire les juge faux. Courant 2009, Bédié lance un mandat d’arrêt contre Ouattara pour faux et usage de faux et jette en prison la direction de son parti. Ouattara lance alors son fameux : « Je frapperai ce pouvoir moribond au moment opportun et il tombera. Je serai de retour en Côte d’Ivoire avant les fêtes de fin d’année. » Le 23 décembre 1999, à un an de la fin de son mandat, Bédié subit le premier vrai coup d’État militaire de l’histoire de la Côte d’Ivoire indépendante. Parmi les jeunes soldats mutinés qui l’ont renversé se trouvent des hommes de rang considérés comme ayant côtoyé Ouattara, ce qui fait penser aux détracteurs de ce dernier qu’il en serait l’instigateur. Les jeunes militaires portent leur choix sur le général Guéi, en délicatesse avec le pouvoir Bédié qui l’avait envoyé en retraite anticipée, pour prendre la tête du pays. Le général suscite l’enthousiasme quand il déclare que le pouvoir ne l’intéresse pas et qu’il se limiterait à mettre de l’ordre avant d’organiser une élection ouverte aux politiciens. Mais l’appétit venant en mangeant, Robert Guéi s’accroche au pouvoir et, pour s’y maintenir, reprend à son propre compte le concept d’ivoirité de Bédié afin d’écarter définitivement Ouattara. La copie ne fera guère mieux que l’original. L’ivoirité avait perdu Bédié, elle perdra Guéi à son tour.
C’est sur ces vagues que son tombeur Gbagbo, installé au palais présidentiel par des mouvements de rue rejoints par des gendarmes, surfera aussi. Malin, il ne prononcera pratiquement jamais ce concept et ne s’en réclamera jamais officiellement. Mais, il ne fera rien pour arrêter les dérives faites en son nom. Ses fidèles iront jusqu’à falsifier ses documents de mariage aux États-Unis pour faire croire qu’il aurait écrit de sa main qu’il était de nationalité burkinabè, afin de le disqualifier définitivement. Mais la conférence publique de présentation de cette découverte tournera à la tragicomédie, lorsque l’on s’apercevra que, dans la précipitation, le commando anti-Ouattara avait écrit comme nationalité de Ouattara sur ce formulaire d’état civil « burkinabè », alors qu’à l’époque supposée de ce mariage, le Burkina Faso n’existait pas encore sous cette appellation, son nom étant alors Haute-Volta.
C’est peu dire que Ouattara aura finalement tiré de grands bénéfices de cet ostracisme, en se présentant aux yeux du monde comme une victime de règlements de comptes politiques et en se faisant le porte-étendard de toute une communauté, celle des Dioulas du nord majoritairement musulman, régulièrement brimée et humiliée par les pouvoirs successifs depuis Bédié. C’est officiellement pour réclamer des papiers d’identité ivoirienne qu’en 2002, une rébellion venue du nord, qui a tenté en vain de renverser Gbagbo à Abidjan, se replie dans sa moitié septentrionale, coupant ainsi la Côte d’Ivoire en deux. Les liens de cette rébellion avec Ouattara n’ont jamais été prouvés, mais il est évident que sans ces hommes en armes, qui obligèrent Gbagbo à négocier, la candidature d’Alassane Ouattara aurait eu du mal à être admise, la constitution ivoiritaire promulguée par Guéi sous forte inspiration du parti de Gbagbo, étant toujours en vigueur.
Toute la stratégie du camp Gbagbo durant la campagne électorale fut de présenter Ouattara comme le « candidat de l’étranger », mais en réalité comme le « candidat étranger », et ses partisans comme des Ivoiriens douteux, face au vrai candidat 100 % ivoirien et aux « patriotes » ivoiriens. Le verdict des urnes indique que ce stratagème n’a guère convaincu la majorité des électeurs ivoiriens. Même Bédié, le créateur de l’ivoirité, s’est finalement rallié à Ouattara, et le pouvoir Gbagbo, qui a visiblement sous-estimé cette alliance et le message d’alternance pour tourner définitivement la page identitaire et se consacrer au développement économique du pays qu’elle portait, a été pris de court. Mais Laurent Gbagbo, convaincu d’avoir une mission de sauvegarde de la souveraineté nationale de la Côte d’Ivoire contre les envahisseurs dioulas et la communauté internationale qui soutient Ouattara, est décidé à exercer son nouveau mandat, qu’il estime parfaitement légal. Faut-il y lire un autre signe des temps ? Alors que, pendant longtemps, Ouattara avait été présenté comme un putschiste, depuis le second tour de la présidentielle du 28 novembre, c’est Gbagbo qui est accusé de « coup d’État électoral » et de hold-up. Si l’on ajoute que Ouattara a appelé à des manifestations de rue pour déloger Gbagbo du palais du Plateau comme il y a dix ans le chef du FPI lançait ses troupes à l’assaut de Robert Guéi refusant sa défaite, la situation actuelle en Côte d’Ivoire prend des airs de déjà vu. Mais avec cette fois, deux armées se faisant face, des forces onusiennes appuyant le président élu et « certifié » Alassane Ouattara, des chefs de l’armée loyaliste décidés à protéger le pouvoir Gbagbo envers et contre tous, et une population sortie massivement voter, mais dont les votes ont été confisqués. Peut-on encore recoller les morceaux ?