« Fils naturel » d’Houphouët-Boigny, son unique premier ministre, Alassane Dramane Ouattara a longtemps attendu son moment. Empêché de se présenter à deux reprises pour cause d’ivoirité douteuse, il est enfin revenu en force grâce aux électeurs des régions du nord, mais aussi à ceux de Konan Bédié, qui, contre toute attente, l’ont préféré à Laurent Gbagbo.
Il est arrivé comme un enfant naturel. Dans une famille où deux frères se battaient déjà pour le partage de l’héritage du père, vieillissant. D’un côté, le fils aîné, Henri Konan Bédié, dauphin constitutionnel, héritier testamentaire du trône. De l’autre, Laurent Gbagbo. Ce fils rebelle qui s’était fait la réputation d’opposant historique se voyait comme « celui qui allait venir après le père » selon ses propres mots. L’histoire d’Alassane Ouattara a donc été de guerroyer pour arracher la totalité de ses droits politiques. À 48 ans, alors premier ministre, il est en 1990 le troisième pied d’un Houphouët fragilisé par ses 85 ans. Plutôt à l’aise avec les chiffres, l’argentier du FMI et de la Banque mondiale se montre distant du milieu politique. Une méfiance qui sera vue comme un aveu implicite de sa « non-ivoirité » et qui fournira un des arguments d’appuis à Bédié qui se pose en fils authentique. Malgré lui, le technocrate d’Houphouët suscite des grincements de dents. Dans les camps Gbagbo et Bédié, on boude ses « redressements économiques ». Cet « étranger », celui qu’on n’attendait pas, est devenu une menace sérieuse. La presse qui combat pour Gbagbo l’accuse de « vendre et de racheter » sous le couvert des privatisations qu’il engage pour faire rentrer de l’argent dans des caisses asséchées de l’État. Ses cures d’amaigrissement du train de vie de l’État sont mal perçues par des caciques du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), la formation du président Houphouët, l’ancien parti unique. Même s’il parvient à éviter une baisse des salaires pour la pléthore de fonctionnaires qui engloutit la moitié de la manne publique, son plan qui consiste à raccrocher les nouveaux enseignants qui arrivent en masse, donne du pain bénit le Front populaire ivoirien (FPI) de Laurent Gbagbo qui organise la rue contre le premier ministre technocrate qu’il présente, dès lors, comme le bourreau de la gente enseignante où se recrute la majorité des activistes de l’opposition contre le « Vieux ». Au reproche que lui fait Bédié de ne pas être Ivoirien bon teint, le nordiste bon teint répond en 1999 que « c’est parce que je suis musulman ». De voir ainsi ce pays – qu’il rêvait de transformer en plaque tournante de l’intégration sous-régionale – se lézarder sous la double menace de la religion et d’une citoyenneté à double vitesse, Houphouët, « le sage d’Afrique » dut se retourner dans sa tombe. La guerre des successeurs atteindra le point de non-retour. Le 24 décembre 1999, lorsque Bédié et PDCI sont renversés par un coup de force militaire, les regards se tournent automatiquement vers l’ancien premier ministre qui en avait prédit la chute quelques mois plus tôt. Ouattara, lui, démissionne du FMI, prend la tête du RDR et s’ouvre la voie du palais présidentiel. Entre Bédié et Gbagbo, il veut incarner le troisième homme. Il joue la carte du libéralisme social face à un Bédié un brin conservateur et un Gbagbo populiste-nationaliste.
Mais quand éclate la rébellion de 2002, il est à nouveau au ban des suspects. Plusieurs faits facilitent les accusations du pouvoir Gbagbo. Aux premiers rangs des insurgés apparaissent des ex-membres de la garde rapprochée de l’ex-premier ministre. Guillaume Soro, le secrétaire général des ex-rebelles, passé premier ministre de Gbagbo, fut lui-même colistier du numéro 2 du RDR, Henriette Dagri Diabaté, aux élections générales de 1995 dans la commune abidjanaise de Port-Bouet. Quant à Ouattara, il s’est toujours défendu de toute connexion avec les ex-insurgés. « La cause que vous défendez est noble. Et je vous soutiens », leur concède-t-il néanmoins en 2008, au deuxième congrès du RDR à Abidjan. Lorsqu’il engage le « dialogue direct » avec Guillaume Soro en 2007, Gbagbo justifie son choix en affirmant que « c’est le seul qui a revendiqué la rébellion ». Mais l’allusion à Ouattara est bel et bien entre les mots. Car s’il n’y a pas de liens officiels entre Ouattara et l’ex-rébellion, le soutien dont bénéficie le premier dans les zones tenues par les seconds fut longtemps un secret de polichinelle, avant de se traduire dans les urnes lors du scrutin présidentiel. La physionomie de la campagne avait déjà préfiguré le plébiscite, au nord du « brave tchê » (surnom de Ouattara qui veut dire héros en malinké, une des langues du nord du pays). Contrairement à l’engouement massif et la ferveur dont il avait bénéficié en juillet 2007 au stade de la ville de Bouaké, le fief de l’ex-rébellion, à la célébration de « la flamme de la paix » générée par le dialogue direct, son rival n’eut droit qu’à un maigre public début octobre, en tournée de précampagne électorale dans le stade de la même ville. L’homme fort d’Abidjan se contenta aussi d’un menu accueil, 200 km plus loin, à Korhogo, un autre quartier général de l’ex-rébellion, alors qu’au même moment, un certain Ouattara enivrait des foules entières. La désignation d’Issa Malik Coulibaly, un fils de Korhogo, comme son directeur de campagne et son mariage coutumier avec Nady Bamba, une native du nord, n’ont donc pas suffi à Gbagbo pour faire oublier aux populations du nord, ses bombardements aériens de 2004 et les coupures d’électricité ordonnées depuis Abidjan. Comme un retour d’ascenseur, le président sortant a aussi fini, àforce de manœuvrer, par être un facteur de rapprochement entre Bédié et Ouattara. Qui ont lancé en mai 2005, le Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix (RHDP),en prévision de la bataille présidentielle d’octobre de la même année, mais qui sera repoussée plus d’une fois. À la coalition se sont associés, sans être tous des houphouétistes de première heure, l’Union pour la démocratie et la paix en Côte d’Ivoire (UDPCI, l’ex-formation de feu Robert Guéi dirigée par Albert Mabri Toikeusse) et le Mouvement des forces d’avenir (MFA) d’Innocent Anaky Kobena, un ex-colistier de Gbagbo. Le RHDP n’a pas présenté un candidat unique comme le voulait le MFA.
Néanmoins, un accord de gouvernement en commun signé en 2005 a permis au candidat républicain de ratisser large lors du second tour du 28 novembre. En plus du Nord, son fief naturel, Ouattara a compensé son déficit du premier tour dans le Guéi land, à l’ouest, grâce aux voix mobilisées par Albert Mabri Toikeusse. Sa victoire, il la doit surtout au V Baoulé, le pays baoulé. Concentré dans l’ancienne boucle du cacao, ce peuple a confirmé la ténacité du suffrage ethnique au pays d’Houphouët. Il a massivement voté le digne fils Bédié, arrivé malheureusement troisième avec 25,09 % des suffrages derrière Ouattara 32,07 % et Gbagbo 38,04 %. La paix des braves signée entre les houphouétistes allait-elle suffire à effacer les cicatrices de l’ivoirité ? Telle était la grande inconnue du second tour. La polémique a divisé ceux qui pensaient que les Baoulé ne voteraient pas pour Alassane Ouattara, longtemps présenté comme burkinabè. Et ceux qui croyaient à la nouvelle dynamique politique. Quand à la mi-novembre, Bédié appelle à voter pour Ouattara, il sonne en quelque sorte le glas de l’ivoirité. Il n’empêche. Dans les rangs de La majorité présidentielle (LMP), on clame qu’un Gbagbo-Ouattara est bon à prendre, comparé à un Gbagbo-Bédié. Et la tactique est de pousser la forte population paysanne baoulé à l’abstention pour conserver l’avance de cinq points qui séparait Gbagbo de son opposant. Seulement voilà : les violences perpétrées en zone forestière de la part des pro-Gbagbo sont contre-productives. Le jour du scrutin, les électeurs de Bédié donnent significativement leur confiance au « frère Ouattara », qui, quelques jours plus tôt, leur avait offert son pardon pour les « mésententes de famille ». L’ex-opposant Gbagbo qui n’a jamais regretté ses « Houphouët voleur » scandés dans les années 1990, s’est risqué dans sa campagne à réveiller le démon ivoiritaire età stigmatiser le mariage « du violeur et du violé » entre les « faux héritiers » Bédié et Ouattara. À la surprise de ses propres fans pourtant, lors du face-à-face télévisé du 25 novembre, le candidat « 100 % pour la Côte d’Ivoire » ne présentera aucune preuve sérieuse pour montrer le côté « putschiste » de son adversaire à qui il attribuait dans tous ses meetings : le coup d’État de 1999 et la rébellion de 2002. Le chef des républicains qui opposa son calme et son flegme sympathique à la fougue guerrière du « président 100 % et candidat 100 % » engrangea d’autres points précieux lors de ce duel télévisé, lui qui était déjà crédité de la meilleure campagne et du programme le mieux chiffré. Gbagbo et Bédié ayant tous les deux misé sur le passé, l’un pour rappeler les années de gloire de son parti, le PDCI, l’autre pour ressortir les cadavres qui ont émaillé la décennie de son règne.
Pis, en admettant, à ce moment le plus médiatisé de la campagne, que « la guerre ne peut pas tout justifier », allusion à son bilan mitigé, Gbagbo a semblé se dédire, lui qui avait pris la familière habitude de mettre toutes les défaillances de son système sur le dos de la guerre. Ce jour-là, le « woody » (le combattant) perdit le combat. La fin chaotique du scrutin feraoublier deux mois de campagne hauts en couleur, presque à l’américaine, avec ses affiches gigantesques accrochées aux immeubles, le long des artères et souriant aux électeurs. L’on ne sait encore jusqu’où ira cet héroïsme international qui, de façon inédite, reconnaît à un chef d’État sortant qu’il a perdu les élections et lui ordonne de quitter le palais.
Reste que le défi du nouvel élu est herculéen : reconstruire un pays défiguré moralement et militairement par dix années de conflit et cancérisé par la corruption. Une fois aux affaires, l’économiste a prévu d’auditer les finances publiques et restructurer la filière café-cacao, principale ressource du pays. Il escompte doubler en trois ans le rendement des impôts, restructurer en un an la dette intérieure, mobiliser un investissement de 10 000 milliards en cinq ans et obtenir une croissance annuelle de 6 %. Autres chantiers annoncés : le bitumage de toutes les routes supportant plus de 300 véhicules, la construction d’un troisième pont à Abidjan pour désengorger les deux principaux et un tramway intra-abidjanais. Les Ivoiriens attendent qu’il réalise surtout ses promesses électorales de rendre gratuits les accouchements, les soins contre le paludisme, les manuels scolaires pour les parents aux revenus inférieurs à 50 000 FCFA, l’école jusqu’à 15 ans, etc. Sur le plan institutionnel, le programme commun de gouvernement des houphouétistes envisage la révision de la Constitution, la réforme de l’armée, l’édification d’une justice impartiale, la reconstruction de la fonction publique plus performante, la poursuite du transfert de la capitale politique à Yamoussoukro et la libéralisation complète de l’espace audiovisuel. Enfin, un projet cher à l’ancien premier ministre qui n’est pas pour plaire à l’équipe sortante : une « commission vérité et réconciliation » pour crever l’abcès des deux décennies de troubles politiques.Tout un programme.