Sous fond de mécontentement populaire, les élections générales, prévues le 23 janvier, sont une gageure dans un pays où l’insécurité sévit sur une bonne moitié du territoire.
Partout dans la capitale, des rives de l’Oubangui au grand marché, flotte un air de campagne qui ne dit pas son nom. Pagnes et chemises à l’effigie du président sortant, le général François Bozize, se font plus visibles. Dès la fin novembre, avec un mois d’avance sur son démarrage officiel, à chaque carrefour trônent ses affiches avec cette devise : « Bozize accélère ». Un peu tard toutefois car on ne voit guère de chantier hormis celui d’un hôtel que construisent des Chinois pour le compte de la Libye sur la route de l’aéroport, criblée de trous comme presque toute la voirie de la capitale. Et même si l’on a repeint les bâtiments officiels à la veille du cinquantenaire de l’indépendance, le 1er décembre, les toits rouillés des villas sur l’avenue des Martyrs rappellent cruellement que Bangui la coquette a besoin d’un bon lifting. La léthargie dans laquelle a été plongée la Centrafrique, où si peu a été réalisé dans l’intérêt commun depuis des décennies – seulement 3 % de la population dispose du courant électrique –, a eu pour effet d’enjoliver le souvenir de Bokassa dans l’imaginaire populaire. Oublié les dérives et les massacres, c’est le bâtisseur, l’artisan de la relance de l’agriculture et même de l’industrie qui sont aujourd’hui retenus dans cet imaginaire. Afin de surfer sur cette vague, le général Bozize s’est opportunément empressé de réhabiliter officiellement l’« empereur » !
L’ambiance n’est pourtant pas très riante. À la nuit tombée, s’intensifient les contrôles des policiers et des militaires devenus plus nerveux depuis la prise le 24 novembre dernier de la ville de Birao, tout au nord du pays, à proximité des frontières du Tchad et du Soudan, par les rebelles de la Convention des patriotes pour la justice et pour la paix (CPJP) du colonel-pharmacien Charles Massi. Apparemment, c’est comme si la disparition du colonel avait galvanisé ses partisans convaincus comme son épouse Denise, qu’il est décédé le 8 janvier 2010 à Bossembélé, à 150 km au nord-ouest de Bangui des suites des tortures qu’il a subies après avoir été remis aux autorités centrafricaines par l’armée tchadienne. Jusqu’à ce jour, son corps n’a pas été retrouvé.
Les forces gouvernementales ont annoncé la reprise de Birao, le 1er décembre. Mais le bilan est lourd : 10 morts et 11 prisonniers chez les Forces armées centrafricaines (Faca) gouvernementales selon un bilan rebelle. Le gouvernement a reconnu la mort de quatre militaires et fait état de celle de 65 rebelles après le bombardement de Birao par l’aviation tchadienne le 25 novembre. Celui-ci a été décrété le jour même, lors d’une visite éclair du président tchadien Idriss Déby à Bangui, venu notifier à son collègue sa décision de bombarder la ville, afin de réduire la menace à la porte de son pays. Car ce conflit est aussi tchadien : tandis que le gouvernement centrafricain dénonce la présence de rebelles tchadiens aux côtés de la CPJP, tout Bangui fait état de la présence de militaires tchadiens dans la sécurité présidentielle du général Bozize.
Côté rebelle, on prétend que le bombardement a fait surtout des victimes civiles. Une certitude : la plupart des 18 000 habitants de Birao avaient fui en brousse au moment du déclenchement de l’attaque le 23 novembre. Le conflit est en train de se durcir : quelques semaines avant l’attaque, les rebelles demandaient encore l’ouverture de pourparlers de paix. Mais fin novembre, les rebelles dénonçaient l’autisme du président et, désavouant le processus électoral, affirmaient que leur objectif était désormais la capitale. Celle-ci est distante de plus de mille kilomètres mais la menace rebelle grandit. Les effectifs de la CPJP, estimés aujourd’hui à 3 000 hommes, ont triplé en un an, gonflés par le recrutement de rebelles tchadiens ou de groupes armés soudanais contraints de quitter le Darfour depuis la réconciliation entre N’Djamena et Khartoum qui s’ajoutent aux éléments issus du Rassemblement démocratique du peuple centrafricain (RDPC) d’Abdoulaye Miskine et du Mouvement des libérateurs centrafricains pour la justice (MLCJ) du capitaine Boubacar Sabone, qui n’ont pas reçu leurs primes du programme de démobilisation, de désarmement et de réinsertion (DDR). Néanmoins, le porte-parole du gouvernement, Fidèle Gouandjika, affirme que les autorités centrafricaines sont toujours disposées à négocier.
Ces faits démentent un peu la déclaration faite dans l’euphorie des festivités du 50e anniversaire de l’indépendance par le nouveau ministre français de la Coopération, Henri de Raincourt, selon qui une campagne électorale à l’image de ce qui se passe en France ou aux États-Unis peut s’engager en Centrafrique. De surcroît, la Lord Resistance Army venue d’Ouganda est loin d’être éradiquée. Avec environ 400 éléments, elle est presque remontée jusqu’à Birao, contraignant l’armée ougandaise stationnée à l’est du pays autour de la ville d’Obo, à maintenir sur place plusieurs centaines d’hommes. Au total, le pays compte plus de 10 000 rebelles, dont un tiers n’a pas souscrit aux accords de paix, sans compter les braconniers locaux, soudanais, tchadiens et libyens qui organisent un marché de trophées dans le « triangle de la mort » aux confins des frontières des trois pays, sanctuaire des guérillas de la CPJP, de la Sudanese Liberation Army ainsi que du Florinat et du Mouvement Kara tchadiens. À ces défis, s’ajoute la militarisation des groupes de pasteurs (peulhs mbororos notamment) venus du Tchad et du Soudan.
Cette situation précaire peut expliquer le caractère ostentatoire de la présence militaire française, illustrée lors du défilé du cinquantenaire des légionnaires du détachement « Boali ». Mais leurs effectifs et leurs moyens sont limités. Au nombre de 300, ils sont à la fois chargés de l’instruction des Faca, du soutien logistique à la mission de consolidation de la paix de la Communauté économique des États d’Afrique Centrale (CEEAC), la Micopax et de la sécurisation d’un périmètre de 100 km de rayon autour de Bangui.
En outre, l’insécurité sévit aussi en zone gouvernementale. Fin novembre, Bangui était encore sous le choc de l’assassinat d’un jeune homme par un sous-officier de la sécurité présidentielle le 15 novembre, qui avait déclenché une émeute deux semaines plus tôt, quand des jeunes gens avaient érigé des barricades sur la route de l’aéroport pour exprimer leur indignation. La sécurité présidentielle avait ouvert le feu sur la foule des riverains en colère, blessant quatre d’entre eux, dont deux gravement. Rien de bien surprenant pour une unité spécialisée dans le racket et la répression brutale selon la presse locale. Autre élément qui risque d’influencer la tenue du scrutin : la présence à travers tout le pays des 40 000 miliciens des groupes d’autodéfense créés par le président Bozize. Enfin, la saison des assassinats politiques a commencé : outre la disparition de Massi, en témoigne le meurtre du neveu de l’opposant Olivier Gabirault qui vit en exil à Paris, dont le cadavre a été retrouvé le 6 septembre à Bangui, devant le domicile de son oncle, le crâne fracassé, le corps criblé de coups de poignards, portant traces de tortures.
À supposer que l’activité rebelle soit plus ou moins tenue en échec durant les opérations de vote, des problèmes logistiques sont également à régler. La plupart des préfectures n’ont du courant électrique que durant les visites présidentielles. Et les préparatifs du scrutin ont été ralentis par quantité d’incidents. Début décembre, 500 agents de la Commission électorale indépendante (CEI) de la préfecture de la Lobaye, en attente de leurs per diem, menaçaient de boycotter les élections. Mais leur sort était moins critique que celui des 21 agents recenseurs, enlevés par les rebelles de la CPJP fin octobre. La presse locale signale également le détournement des indemnités de 156 agents recenseurs de la CEI dans la ville de Boganangone, toujours dans la Lobaye.
À la condition que les élections soient transparentes, ce qui n’est pas encore garanti, presque tout le monde prédit un second tour pour la présidentielle et donne comme tiercé gagnant dans un ordre qui diffère selon les convictions, le président sortant, l’ex-premier ministre Martin Ziguélé et l’ex-président Ange-Félix Patassé. François Bozize a pour lui l’appareil d’État et les moyens de sa dissuasion, ainsi que le mérite est d’avoir débarrassé le pays de son prédécesseur Ange Patassé, renversé en 2003 au legs incontestable désastreux. C’est lui qui pour contrer Bozize, fit appel aux troupes de Jean-Pierre Bemba dont les massacres et les viols massifs ont mené à l’inculpation de leur chef devant la Cour pénale internationale (CPI).
Mais le président en exercice accumule des handicaps : le mécontentement social et notamment la colère des collecteurs de diamants furieux d’avoir vu leurs pierres confisquées il y a deux ans sur décision du neveu du président, le ministre des Mines et de l’Énergie, le lieutenant-colonel Sylvain Ndoutingain, plus exposé depuis sa nomination comme directeur de campagne de François Bozize. En outre, le lieutenant-colonel doit assumer la tutelle sur la compagnie nationale d’électricité, alors que les délestages sont le lot quotidien des Banguissois. Face à Bozize, Ziguélé peut miser sur l’atout que confère son profil de technocrate, acquis à la Banque pour le développement économique de l’Afrique Centrale et en tant que premier ministre. De surcroît, il dispose de l’appareil du Mouvement de libération du peuple centrafricain (MPLC) qu’il a ravi à son fondateur, Patassé. Mais ce dernier qui ne craint pas de se déclarer « petit frère de Jésus Christ » compte encore des partisans au nord et dans les quartiers populaires de Bangui. La division entre Patassé et Ziguélé, tous deux originaires de la zone de Carnot et Berbérati peut toutefois jouer en faveur du chef de l’État. De même, le conseiller à la présidence Jacob Gbéti est aussi parvenu à casser en deux le Rassemblement démocratique centrafricain, créé par le défunt président André Kolingba, suscitant une dissidence qui a rallié Bozize et non le candidat officiel du RDC, Emile Gros. De son côté, l’ex-ministre de la Défense, et leader de la Nouvelle alliance pour le progrès, Jean-Jacques Demafouth, qui a amené avec succès la rébellion de l’APRD aux négociations de paix, va tenter de convaincre qu’il est l’homme de la situation pour entamer l’indispensable réforme de l’armée. Enfin, le sixième candidat, Justin-Innocent Wilité ne peut compter que sur un parti créé il y a à peine quelques mois, le Congrès centrafricain de la renaissance. En théorie, le jeu semble ouvert mais en pratique il y a de la fraude dans l’air. En province, les préfets, dévoués au parti présidentiel le « Kwa na kwa » (le travail rien que le travail) s’immiscent dans la composition des comités locaux de la CEI, dénonce la presse indépendante. En septembre, Martin Ziguélé, l’un des principaux rivaux de François Bozize a dû aussi subir des entraves à sa liberté de déplacement à l’intérieur du pays. Mais bonne fille, l’UE a quand même alloué près de 10 millions d’euros pour financer ces élections…