« L’armée ivoirienne est devenue comme l’électorat baoulé de l’entre-deux tours de l’élection présidentielle : très courtisée. » Ainsi ironise Lokoguié Guiamba, un militant du Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix (RHDP, coalition Bédié-Ouattara revendiquant la victoire finale), au sujet des forces armées restées fidèles à Laurent Gbagbo, régulièrement sollicitées par chacun des camps Gbagbo et Ouattara depuis le déclenchement de la crise postélectorale. Les sorties des différents acteurs politiques depuis la proclamation désordonnée des résultats du second tour ont apporté la preuve que l’armée ivoirienne était désormais en première ligne du conflit politique.
Le premier ministre du gouvernement Ouattara, Guillaume Soro (premier ministre de Gbagbo jusqu’à la proclamation des résultats du second tour), n’a eu de cesse d’appeler les Forces de défense et de sécurité (FDS, appellation de l’armée régulière) à se ranger derrière le président « élu », Alassane Ouattara, de même que la Communauté internationale, notamment l’Union européenne qui a exhorté l’armée à obéir à Ouattara qu’elle considère comme président légitime de la Côte d’Ivoire, tandis que, de leur côté, l’état-major et les différents chefs militaires faisaient allégeance au président sortant Laurent Gbagbo, déclaré vainqueur par la calculette du président du Conseil constitutionnel ivoirien.
La bataille pour l’effectivité du pouvoir que se livrent Gbagbo et Ouattara, qui disposent chacun d’un gouvernement, passe, de l’avis des analystes, essentiellement par le contrôle de l’armée régulière ivoirienne. Nul n’imagine, en effet, un président de la République de Côte d’Ivoire, installé au palais présidentiel et exerçant son pouvoir sans l’allégeance de l’armée. Du coup, chacun des deux camps en présence développe sa stratégie. Le camp Gbagbo qui bénéficie, jusque-là, du soutien de la haute hiérarchie militaire et de la grande majorité de la troupe avait déjà, du reste, sorti le grand jeu bien avant les élections. À coup de promotions brusques et d’avantages divers, le président sortant s’était assuré la fidélité de ses hommes, et s’employait, au lendemain de sa « victoire » contestée à faire barrage aux stratégies du camp Ouattara visant à provoquer des défections dans les rangs, comme l’avait réussi la rébellion armée en septembre 2002 avec le ralliement de certains soldats des forces armées nationales. Les partisans de l’autre président élu, Alassane Ouattara, sont désormais à pied d’œuvre pour semer la division dans les rangs des soldats de Gbagbo.
L’on a ainsi entendu le chef de l’ex-rébellion, l’actuel premier ministre du gouvernement Ouattara, Guillaume Soro, féliciter les généraux Philippe Mangou (chef d’état-major des armées), Édouard Tiapé Kassaraté (commandant supérieur de la gendarmerie) et Brindou M’Bia (chef de la police) pour avoir selon lui refusé de faire massacrer les partisans de Ouattara qui marchaient à la mi-décembre sur la télévision d’État, principal outil de propagande et de mobilisation du camp Gbagbo, pour y installer les responsables nommés par le président Ouattara. Soro laissait ainsi entendre que la trentaine de morts enregistrés lors de ces événements était le fait d’autres gradés, et qu’il existerait bien des dissensions au sein de la grande muette.
Si le contrôle de l’armée régulière est si important au stade actuel, c’est bien parce que cette institution reste pratiquement l’unique soutien, avec les jeunes patriotes et les miliciens pro-Gbagbo, du régime sortant. Cette armée, qui n’a pas pu contrer la rébellion en 2002 et ne dut son salut qu’à l’interposition des forces françaises, s’est depuis réorganisée. Alors que le premier président du pays, méfiant envers les militaires, n’avait entretenu qu’un embryon d’armée et ne faisait confiance qu’en un corps, celui de la gendarmerie qui fut pendant ces années le chouchou du régime (son successeur Bédié maintiendra cet état de fait), Laurent Gbagbo s’est employé, quant à lui, à développer l’armée, à l’équiper afin qu’elle puisse reconquérir la moitié nord aux mains des rebelles. Mais ayant fait à son tour le constat des fractures au sein de la troupe, il entreprendra de multiplier la création de corps entièrement dévoués à son pouvoir, une mission qui sera facilitée par le mode de recrutement devenu encore plus ethnique qu’auparavant. Un des dirigeants du parti de Gbagbo, le président de l’Assemblée nationale Mamadou Koulibaly dénoncera publiquement des quotas attribués à des pontes du régime dans les recrutements au sein de la police.
Gbagbo a surtout placé ses hommes de confiance, très souvent du même groupe ethnique ou allié que lui, aux premières lignes du dispositif sécuritaire. Au nombre de ceux-ci, le centre de commandement des opérations de sécurité, le fameux Cecos, créé officiellement pour éradiquer le grand banditisme, mais qui s’est signalé par la répression abrupte des manifestations de l’opposition. À sa tête, le général Guiai Bi Poin, très redouté par les adversaires de Gbagbo. Avec la crise préélectorale, on a aussi vu un chef d’état-major en retrait par rapport à un autre officier, le général Bruno Dogbo Blé, commandant militaire du palais de Gbagbo, très en verve et prêt à en découdre, qui fut du reste le premier à dire clairement qu’il fallait penser à déloger les « gens qui se sont retranchés au Golf Hôtel » – allusion à Ouattara, à Soro et à son gouvernement repliés dans cet hôtel sous protection des Casques bleus onusiens et de soldats des Forces nouvelles. Ce sont ses bérets rouges de la garde républicaine qui iront les premiers au front contre l’hôtel du golf. Peu de temps après, comme obéissant aux ordres du général, Blé Goudé, le chef des jeunes patriotes de Gbagbo, annonçait le combat contre le camp Ouattara. Un autre soldat, considéré comme faisant partie de cette aile extrémiste du camp militaire Gbagbo, est le colonel Ahouman Brou Nathanaël, commandant du groupement de sécurité présidentiel.
À côté du commandement officiel, s’est développé un commandement parallèle tenu par ces hommes que coiffe le propre neveu de Gbagbo, l’ancien ministre de la Défense Bertin Kadet, qui siège au palais comme conseiller de sécurité et de défense. À côté de ces faucons, les chefs connus de l’armée tels le chef d’état-major et le commandant supérieur de la gendarmerie font plutôt figure d’anges, voire de « traîtres » selon les extrémistes du camp Gbagbo, vu leur peu d’empressement à utiliser les méthodes radicales comme tirer sur la foule à balles réelles auxquelles d’autres chefs n’hésitent pas à recourir quand ils estiment le pouvoir du chef menacé. « Notre mission, soulignait le général Mangou devant des femmes du RHDP il y a quelques mois, c’est de défendre et protéger les institutions de la République au prix de nos vies comme je l’ai fait hier pour Bédié (il avait refusé en 1999 de s’associer à un coup d’État pour renverser le président d’alors, Konan Bédié, ndlr). Aujourd’hui, je suis en train de le faire pour Gbagbo. Demain, si Alassane vient, je le ferai pour lui. C’est là, la quintessence de notre mission. » Un positionnement très républicain. Sauf que dans la Côte d’Ivoire de Gbagbo, défendre la République, c’est avant tout défendre Gbagbo qui avait juré que Ouattara ne serait jamais président en Côte d’Ivoire, de son vivant. Une position partagée par ses partisans dans la société civile comme dans l’armée, en vertu de laquelle le général Mangou s’est retrouvé en position de suspect, obligé de sortir régulièrement pour crier sa fidélité à Gbagbo, pendant que circulent à son sujet, tout aussi fréquemment, des informations faisant état de son arrestation imminente ou de sa révocation. « La crise que traverse notre pays depuis 1993 n’a pas épargné les forces de défense et de sécurité », déclarait-il à Laurent Gbagbo lors de la traditionnelle cérémonie de vœux en début d’année 2010. On ne saurait mieux dire.