Les Occidentaux n’ont jamais voulu perdre le contrôle de ce riche territoire, longtemps propriété privée du roi belge Léopold II. En assassinant le nationaliste Lumumba, en soutenant Mobutu, en y imposant des contrats léonins pour ses entreprises… et en suscitant des guerres s’il le faut.
Le 30 juin 1960, dans la grande salle du Palais de la nation de Léopoldville (actuelle Kinshasa), Baudouin 1er, roi des Belges, parade. Avec ses hommes de main belges et congolais, il a tout organisé pour que la cérémonie de proclamation de l’indépendance du Congo-Léopoldville vire à la gratitude populaire des Congolais envers le roi Léopold II, son lointain prédécesseur sur le trône de Belgique. C’est lui qui fit de ce pays aussi vaste que toute l’Europe occidentale réunie (environ 2 millions de km2), une propriété personnelle. « Messieurs, débute l’orateur royal, l’indépendance du Congo constitue l’aboutissement de l’œuvre conçue par le génie du roi Léopold II, entreprise par lui avec un courage tenace et continuée avec persévérance par la Belgique […]. Le grand mouvement d’émancipation qui entraîne toute l’Afrique a trouvé auprès des pouvoirs belges la plus large compréhension. En face de ce désir unanime de vos populations, nous n’avons pas hésité à vous reconnaître dès à présent cette indépendance. C’est à vous, messieurs, qu’il appartient maintenant de démontrer que nous avons eu raison de vous faire confiance. »
L’homme à abattre
Après avoir prodigué de sages conseils aux nouveaux dirigeants, Baudouin 1er cède le micro au fantasque président Kasa-Vubu. Il se contente de répondre diplomatiquement à ce discours paternaliste et méprisant qui fait passer quatre-vingts ans de brutalités coloniales belges en œuvre de civilisation. Le premier ministre Patrice Lumumba ne tient plus en place. Il n’est pas question pour lui de laisser le colon s’approprier une indépendance intervenue après des années de lutte. Le protocole belge a à peine le temps de réaliser ce qui se passe que Lumumba s’est déjà emparé du micro. Baudouin tremble de colère quand résonnent les premiers mots du révolutionnaire : « Combattants de l’indépendance aujourd’hui victorieux, je vous demande de faire de ce 30 juin une date illustre que vous garderez ineffaçablement gravée dans vos cœurs, une date dont vous enseignerez avec fierté la signification à vos enfants car cette indépendance du Congo, si elle est proclamée aujourd’hui dans l’entente avec la Belgique, pays ami avec lequel nous traitons d’égal à égal, nul Congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier cependant que c’est par la lutte qu’elle a été conquise […]. Ce qui fut notre sort en quatre-vingts ans de régime colonial, nos blessures sont trop fraîches et trop douloureuses encore pour que nous puissions les chasser de notre mémoire. »
Les applaudissements fusent de la salle. Ils redoublent lorsque Lumumba, prenant le contre-pied des allusions du roi Baudouin à l’incapacité proclamée des Africains à se prendre en charge, assène : « Ensemble, mes frères, mes sœurs, nous allons commencer une nouvelle vie, une lutte sublime qui va mener notre pays à la paix, à la prospérité et à la grandeur. Nous allons établir ensemble la justice sociale et assurer que chacun reçoive la juste rémunération de son travail. Nous allons montrer ce que peut faire l’homme noir quand il travaille dans la liberté, et nous allons faire du Congo le centre de rayonnement de l’Afrique tout entière. Nous allons veiller à ce que les terres de notre patrie profitent véritablement à ses enfants. »
C’est le cœur gros que Baudouin 1er rentre en Belgique. Le souverain a-t-il juré, sur-le-champ, de punir le téméraire premier ministre congolais ? Nul ne peut l’affirmer avec certitude. Ce qui est sûr, en revanche, c’est qu’à partir de cet instant, Patrice-Emery Lumumba n’était plus, pour les Belges furieux à l’idée d’une indépendance réelle du Congo, qu’un ennemi public à neutraliser.
Le programme d’émancipation et de restitution aux Congolais de la patrie libérée des rapines belges, annoncé le 30 juin 1960, ne sera jamais effectif. Six mois après son discours historique, Lumumba est lâchement assassiné au terme d’une conspiration menée par les services belges et américains. La Belgique venait ainsi d’éliminer le « combattant victorieux » de la lutte de libération et de confisquer l’indépendance congolaise, comme le montrera la hargne avec laquelle ses bourreaux s’acharneront le 17 janvier 1961 sur sa dépouille, mutilée avant d’être dissoute dans de l’acide sulfurique.
Depuis l’assassinat du leader nationaliste, le Congo continue d’être pillé de ses richesses, au profit des ex-colons belges rejoints par d’autres prébendiers européens, et maintenant asiatiques. Des guerres artificielles sont régulièrement organisées pour empêcher que ses terres et ses richesses profitent véritablement à ses enfants, comme l’envisageait Lumumba. Joseph-Désiré Mobutu abandonna la souveraineté de son pays aux Belges et aux services américains, afin de garantir en contrepartie la pérennité de son régime en ces temps de conflit Est-Ouest. Les velléités nationalistes (bien tardives) de son tombeur, Laurent-Désiré Kabila, furent étouffées dans l’œuf un 16 janvier 2001, son assassinat. Des pays riverains, dont le Rwanda et l’Ouganda, dont les dirigeants étaient considérés par l’ancienne administration américaine de G. W. Bush comme des modèles à suivre pour le continent, sont régulièrement utilisés comme bases arrière pour le pillage du Congo.
Sous l’effet de dénonciations régulières de ces crimes et délits par les Congolais, aidés de quelques ONG internationales, l’Onu consentira finalement à commanditer une enquête sur les trafics illicites de diamants et autres métaux et pierres précieuses qui alimentent les rébellions dans l’est du Congo. En 2003, des noms de multinationales impliquées dans les crimes économiques au Congo sont publiés. Mais les pilleurs changent de stratégie et s’avancent désormais masqués, pour reprendre l’expression du chercheur congolais Jean-Paul Mopo Kobanda : « De nombreuses filiales des multinationales agissent officiellement dans le pays à travers des sociétés spécialisées, par exemple dans les transports terrestres et aériens. Mais les activités réelles s’étendent à l’exploitation et au commerce des matières premières. D’autres agissent à travers des sociétés écrans qui font le boulot sur place aux côtés des forces protagonistes. » Tant et si bien qu’en 2008, selon un rapport sénatorial congolais, l’État n’avait encaissé que 14 millions de dollars au titre de « droits superficiaires », assis sur la taille des concessions, là où il aurait dû en encaisser le triple. La République démocratique du Congo (RDC) n’a récupéré, cette année-là, que 814 000 dollars d’impôts dus par les sociétés minières en lieu et place des 74 millions de dollars attendus.
« Monique »…
Cinquante ans après la proclamation de l’indépendance, la RDC, qui détient 10 % des réserves mondiales de cuivre, 34 % des réserves de cobalt, d’énormes quantités d’or, de diamant, de coltan (cet alliage si rare mais présent en abondance en Afrique centrale), continue à assister, impuissante, au vol de ses richesses organisé à large échelle par des entités économico-criminelles encore plus puissantes que ne l’était le royaume de Baudouin 1er. Pendant ce temps, la dette de la RDC, qui n’existerait même pas si l’exploitation des richesses s’effectuait légalement, étrangle le pays. Elle l’oblige à se soumettre aux diktats de la Banque mondiale et à rembourser les dettes contractées par le régime Mobutu dans des conditions illégales, pendant que 75 % des 60 millions d’habitants vivent en dessous du seuil de pauvreté. Une mission militaire onusienne est aussi entretenue sur place, mais est plus visible aux abords de Kinshasa que dans l’Est où sévissent les groupes rebelles. Pour railler cette force, dénommée officiellement Monuc, qui fuit le combat contre les rebelles et criminels du Kivu, les Congolais l’appellent simplement et de façon fort sexiste d’un nom de femme : Monique.