La longue marche vers les indépendances fut jalonnée de massacres odieux que la mémoire coloniale a tenté d’occulter, avant que le travail de fourmi d’historiens en quête de vérité ne les fasse remonter à la surface.
Au moment, charnière, de l’évolution vers les indépendances, lorsque le destin de plusieurs pays du continent africain hésitait encore, deux massacres ont marqué les esprits : ceux de Sétif en Algérie et de Madagascar. Ils se déroulent à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale, au lendemain de la victoire sur le nazisme dont les peuples africains étaient en droit de revendiquer une parcelle. C’était sans compter sur les reniements de la société coloniale sûre de ses « droits » acquis par la force de la conquête, et arc-boutée sur ses privilèges pour le présent et l’avenir.
Ces deux massacres symboliques en terre africaine ne doivent cependant pas occulter ceux de Côte d’Ivoire, de Casablanca (Maroc), du Cap Bon (Tunisie) ou du Cameroun. Les événements tragiques dans ce dernier pays dureront sept ans et demi, de 1955 à 1962, au-delà de l’indépendance. C’est la « guerre oubliée » de la décolonisation, qui a fait plusieurs dizaines de milliers de morts. Une exception dans le processus qui a conduit les pays de l’ancienne Afrique francophone française à l’indépendance.
La tragédie malgache
À Madagascar, en 1945, les administrateurs coloniaux, ralliés à l’État français de Vichy pendant le conflit, reprennent les poncifs les plus éculés pour fustiger la « paresse » des Malgaches, mais ne font rien pour endiguer le chômage massif des « indigènes ». La société coloniale, ouvertement raciste, est même ravie du retour à la réquisition qui lui fournit une main-d’œuvre taillable et corvéable à volonté. La politique mise en œuvre aboutit au recul de l’agriculture vivrière et à la désorganisation des marchés, notamment celui du riz, denrée de base de l’alimentation populaire. Les commerçants doivent se résigner à subir un échange inégal en troquant des produits locaux contre des produits d’importation venus de France ou d’Inde, dans un rapport d’échange inéquitable. Les tirailleurs malgaches de retour de France après la victoire se voient humiliés par l’administration qui leur impose la restitution de leurs chaussures militaires. Un ancien gouverneur malgache fait un constat implacable : « Vous nous avez affamés en nous privant de riz par votre stupide réquisition. Vous nous avez fait mourir de froid en réservant les tissus [d’importation] aux seuls Européens. Vous nous tenez en esclavage au moyen de l’indigénat et de votre justice indigène. Vous nous avez menti en nous disant que vous vous intéressiez à nous […] Nous avons assez souffert. Nous en avons assez. Allez-vous-en. »
Sagaies contre armes à feu
La colonie est sur le fil du rasoir. Un parti nationaliste émerge, le Mouvement démocratique pour la rénovation malgache (MRDM), dont la base militante se radicalise en réclamant l’indépendance totale et non plus une indépendance dans le cadre de l’Union française, conçue par Paris comme une panacée. L’idée d’insurrection armée gagne du terrain. Le mot d’ordre est lâché le 29 mars 1947. La révolte commence par l’attaque aux sagaies et aux machettes d’un centre militaire français et de villes côtières. L’incendie s’étend rapidement à l’intérieur du pays, attisé par la répression : châtiments corporels, supplices, exécutions sommaires, bombardements aveugles, etc. Les Européens sont armés, des renforts de « coloniaux » envoyés dans l’île. Rapidement, 16 000 à 18 000 hommes sont sur place pour combattre une insurrection dont les moyens restent dérisoires. Mais, déjà, un premier massacre a lieu le 30 mars à Moramanga : toute la population malgache est passée au fil de l’épée. Il passera dans l’histoire comme « l’Ouradour malgache », en référence à un village français rasé par les nazis pendant la guerre.
D’autres massacres et expéditions punitives ont lieu au fur et à mesure que les forces de l’ordre colonial reprennent le contrôle de l’île. À Moramanga encore, le 6 mai, la troupe reçoit l’ordre de tirer froidement sur un train transportant 169 prisonniers malgaches dans des wagons à bestiaux. La plupart sont tués. Un nombre indéterminé de personnes réfugiées dans la forêt y meurt de faim, ou est victime de bombes larguées à l’aveuglette. Fin 1948, le général Garbay, poigne de fer que l’on retrouvera en Tunisie en 1952, annonce que la rébellion est enfin matée. L’insurrection aura fait 89 000 morts chez les insurgés, selon l’autorité coloniale. Le chiffre sera contesté pour être baissé à 11 162 victimes. Car, pour les auteurs de cette controverse statistique, les massacres de Madagascar ne sont qu’une « légende noire » attachée à la présence française.
La répression en Algérie ne sera pas moins féroce. Le 8 mai 1945, jour de la capitulation allemande, plusieurs cortèges défilent dans ce pays pour célébrer la victoire et rappeler à Paris ses engagements envers les indigènes qui avaient participé – et de quelle façon ! – aux grandes batailles alliées et à la libération de la France. À Sétif, le cortège s’ébranle derrière les drapeaux alliés et, pour la première fois, le drapeau algérien vert et blanc frappé de l’étoile et du croissant rouges. Il est brandi par un jeune scout, Souad Bouzid, qui sera le premier visé. Il tombera un peu plus tard à la hauteur du café de France, où les manifestants sont contraints de s’arrêter, la police voulant arracher leurs banderoles. Devant le monument aux morts, le cortège est attendu par les gendarmes et les gardes mobiles, qui ouvrent le feu. Plusieurs personnes tombent dans la fusillade. D’autres se lancent alors contre la ville européenne, tuant une trentaine de résidents à l’arme blanche. Les nouvelles se répandent à la vitesse de l’éclair dans les villages des environs de Sétif, Guelma et Kherrata. Les militants, qui attendaient fébrilement l’heure de passer à « l’action directe » (lutte armée de libération), prennent les armes contre les colons : des fermes sont brûlées, des postes de police attaqués, des maisons incendiées. Bilan : 103 morts et 110 blessés.
La répression, dirigée par le général Duval, commandant de la place de Constantine, est immédiate et démesurée. Une vaste chasse à l’Arabe est ouverte. L’artillerie et les blindés sont lâchés contre les « insurgés ». Depuis la côte, un bâtiment de la marine de guerre écrase les douars de ses obus. Les Européens se constituent en milices pour tuer à vue tout Arabe suspect. Les exactions se prolongeront pendant des semaines.
Invitation au massacre
Des Algériens arrêtés à Guelma sont conduits au lieu-dit Kef el-Boumba et abattus à la chaîne. Le sous-préfet André Achiary invite publiquement les Européens à participer aux massacres : « Messieurs les colons, vengez-vous ! », ordonne-t-il. Les joueurs de l’Espérance sportive de Guelma, l’équipe locale de football, sont tués, leurs corps aspergés d’essence et brûlés. Des cadavres sont jetés dans les fours à chaux. À Kherrata, les corps des suppliciés sont balancés du haut de la falaise au fond des célèbres gorges annonçant la ville. Le premier bilan par les autorités fait état de 1 500 morts, tandis que des estimations officieuses donnent déjà 5 000 à 6 000 morts. Chargé par Paris d’une enquête sur ces massacres, le général Tubert retient le chiffre de 15 000 tués algériens. Le consulat américain câble pour sa part le chiffre de 40 000 à 45 000 morts, un décompte qui recoupe celui des dirigeants nationalistes.
Des arrestations massives accompagnent ces massacres. Plusieurs des dirigeants nationalistes, qui déclencheront la guerre de libération dix ans plus tard, ont été témoins de ces journées sanglantes. Sa besogne accomplie, le général Duval avertit néanmoins : « Je vous ai donné la paix pour dix ans, mais il ne faut pas se leurrer, tout doit changer en Algérie. » Prémonitoire, il ne croyait pas si bien dire. Le 1er novembre 1954, las d’attendre un changement qui ne viendra jamais, un petit groupe de militants déterminés décide de forcer le destin.