État-nation Pour beaucoup, la fragilité des États actuels vient de leur nature exogène, inspirée de l’État colonial. La forme étatique existait pourtant depuis des siècles, et la nation, bon gré mal gré, est devenue une réalité.
«États artificiels », « États importés », « États inadaptés », « États illégitimes »… À peine les indépendances étaient-elles acquises que, déjà, les critiques se faisaient jour pour disqualifier les États naissants, dont tous les dirigeants finirent par se rallier à l’idée d’État-nation de conception européenne (1), enserré dans des frontières héritées de la colonisation. Le grand dessein panafricain qui avait soudé, des décennies durant, les combattants des indépendances se désagrégea au contact des intérêts de pouvoir personnels. Chaque territoire colonial, devenu État national, se dota de surcroît de Constitutions et d’institutions qui s’inspirèrent, sinon calquèrent celles des ex-métropoles.
Corps étranger
Comment, dans de telles conditions d’émiettement territorial et d’extranéité, les nouveaux pays africains pouvaient-ils réussir leur entrée sur la scène internationale ? Pour beaucoup, la greffe de l’État-nation sur des communautés porteuses de valeurs et de manières d’être radicalement différentes n’a pas pris. Ils imputent à ce corps étranger tous les maux de l’Afrique postcoloniale, à commencer par son instabilité récurrente depuis cinquante ans. Incapables de garantir à leurs populations tout ce qui fait leur raison d’être : sécurité intérieure et extérieure, justice, éducation, santé, infrastructures, développement économique…, les nouveaux États n’auraient pas choisi la bonne formule pour répondre aux exigences contemporaines des peuples. Pour les contempteurs de l’État africain moderne, le sentiment national ne correspond à aucune logique d’appartenance identitaire. Les communautés plurielles, unies, sur le papier seulement, dans une citoyenneté aléatoire, ne se retrouveraient pas dans l’idée de « nation ».
L’État tout court n’est pourtant pas une réalité nouvelle sur le continent. Certains chercheurs le font même remonter au ixe siècle avant J.-C., avec le royaume de Koush, au sud de l’Égypte et sur les rives nilotiques de l’actuel Soudan. Entre le ve et le xixe siècle, l’Afrique connaît de grands empires et royaumes très organisés politiquement et administrativement, dont l’existence est documentée par de nombreuses sources arabes ou de missionnaires chrétiens. Empires du Songhaï (viie-fin xviie), du Ghana (viie- xiiie), du Mali (xiiie- xve), zoulou (xixe)… Royaumes en Abyssinie (dès le
ier siècle), du Bénin (xiiie-xixe), du Congo (?- xvie), malgache (xviiie-xixe) des Grands Lacs (?- xxe)… Lorsqu’ils prennent pied sur le continent à la fin du
xve siècle, les premiers Européens traitent d’abord d’égal à égal avec leurs homologues, à l’exemple de la rencontre des rois du Portugal du Congo.
Dans ces empires et royaumes, les guerres, soulèvements, déplacements, intrigues de palais, assassinats politiques existaient tout autant – sinon plus – que dans la période postcoloniale. Leurs conquêtes se font moins sur l’espace que sur les hommes. On inclut les peuples soumis au fur et à mesure de l’avancée guerrière, on tient à distance ceux qu’on estime ne pas pouvoir s’intégrer. L’« étranger » n’est pas celui qui vit de l’autre côté d’une frontière, mais celui qu’on intégrera – ou pas. Des ensembles socioculturels parfois très hétérogènes sont en constante recomposition au sein de ces entités politiques. Ils sont liés par le sentiment diffus d’appartenir à un même monde, au travers d’échanges culturels ou commerciaux, d’alliances militaires ou matrimoniales. Mais à la veille de la colonisation (2), aucun grand projet ni discours fédérateurs n’a vraiment unifié leurs peuples. Ainsi certains chercheurs préfèrent-ils parler de « proto-États » plutôt que d’États.
La colonisation va totalement bouleverser le rapport à l’espace politique et, partant, chambouler les modes de vie et les sentiments identitaires. Les États européens tracent des frontières pour départager leurs zones d’influence, mais aussi en leur sein. Ces mêmes frontières, pour la plupart établies à la règle (3), que les États africains nouvellement indépendants ne voudront pas remettre en cause. Avec une violence souvent inouïe (on chicote, on mutile, on déporte, on massacre), les puissances dominantes imposent la mise en valeur administrative et économique de la colonie. L’espace est devenu le support du pouvoir. La loi foncière, les prélèvements fiscaux, le recrutement forcé, la soumission aux gouverneurs et à sa justice s’appliquent à tous les sujets, dans des espaces très inégalement développés. La nouvelle configuration se met en place avec le concours d’auxiliaires « indigènes » qui y trouvent un intérêt bien senti.
Les métropoles sont prises d’une véritable compulsion à dénombrer, classer, hiérarchiser, créer des ethnies dans l’ensemble bien circonscrites des frontières, alors que les populations se sont toujours décomposées-recomposées selon le mode qu’on a vu plus haut. Elles continuent d’ailleurs à le faire sous la colonisation, mais en intériorisant progressivement une conscience « ethnique » au sens colonial. Les solidarités transfrontalières s’affaiblissent, les ethnies figées sur le papier par les « savants » consolident le fait territorial. L’administration en favorise certaines, exacerbant les rivalités entre elles, de façon à les avoir sous sa coupe.
Cultures métissées
L’État colonial s’impose aux populations qui ne peuvent l’ignorer. En grande partie par la contrainte et le mépris, mais aussi par l’instruction. Les premières élites formées à l’école coloniale portent ses valeurs mais aussi les germes de sa contestation. Certaines adhèrent sincèrement à l’idéologie de la modernité coloniale. D’autres envisagent déjà de lutter contre sa domination grâce aux outils qu’il lui a donnés. Les discours panafricains se développent à partir des années 1930, mais les effets de la territorialisation sont là. Chaque espace développe ses propres expériences. On est loin de la construction d’une conscience nationale, mais émergent, surtout dans les villes et parmi les élites, des éléments qui vont dans ce sens. Les associations folkloriques, puis syndicales et politiques se forment pour prendre part aux luttes internes à la colonie, les étudiants et immigrés se regroupent par pays dans les métropoles. Des cultures nouvelles ou métissées apparaissent, directement en phase avec le fait colonial : le high life à Accra ou le soukouss à Kinshasa, l’afindrafindrao, danse devenue nationale, inspiré des menuets de Louis XIV à Madagascar. Des formes religieuses aussi : la confrérie mouride par exemple se développe dans le seul Sénégal.
La notion de nation, au sens européen de « communauté de citoyens » dans des frontières précises, reste néanmoins évasive chez les premiers indépendantistes. On l’utilise pour parler de l’Afrique en général et de ses valeurs intrinsèques. On préfère les noms dérivés : on est « nationaliste » pour s’opposer à la domination politique et culturelle coloniale. Dans le combat pour les indépendances, on reste farouchement fédéraliste. Mais les colonies ont déjà consacré les particularismes territoriaux. Après quelques tentatives de fédérations après les indépendances, les tenants de la « balkanisation » de l’Afrique dans ses frontières coloniales, comme Houphouët-Boigny en Côte d’Ivoire qui ne voulait pas être la vache à lait de la Fédération occidentale française, l’emportent.
Les États reprennent, pour l’essentiel, les cadres coloniaux pour administrer leur pays, tout en voulant rompre avec le fait colonial. Leurs dirigeants veulent construire une conscience nationale qui est restée embryonnaire et souvent minée par les rivalités ethniques, en célébrant la nation sur le mode des ex-métropoles : hymnes nationaux, drapeaux, faste des célébrations.
Bien vite, l’État devient presque partout despotique, comme dans le Zaïre de Mobutu, un modèle du genre. Les partis uniques et partis-États pullulent, reprenant non seulement l’héritage des frontières mais aussi celui les pratiques violentes de leurs prédécesseurs : le fouet, les emprisonnements politiques, les pillages, les agressions quotidiennes deviennent monnaie courante. Leurs dirigeants encouragent les manipulations ethniques, religieuses ou socio-économiques pour se maintenir au pouvoir. Les politiques d’unité nationale produisent surtout une administration pléthorique sur un territoire réaménagé, prétexte à favoriser les entourages et consolider les réseaux. Des pratiques qui deviennent elles-mêmes prétexte à coups d’État et pour « sauver la nation ». Les conflits frontaliers se multiplient (Cameroun/Nigeria, Tchad/Libye, Mali/Burkina…), les pogroms contre les « étrangers » aussi (Nigeria, Afrique du Sud, Mauritanie ). Davantage encore les conflits intérieurs, dont beaucoup n’ont en réalité rien à voir avec la question nationale mais plus avec la captation d’une rente (Sierra Leone, RDC…).
L’exemple tanzanien
L’État africain postcolonial est en crise, indubitablement. Mais peut-on encore en imputer la faute à l’État-nation importé ? En plus de 100 ans de territorialisation, dont cinquante d’indépendance, les populations, bon gré mal gré, ont su se familiariser avec l’idée d’espaces nationaux qu’elles se sont appropriés. Les ethnies telles qu’elles ont fait sens pendant la colonisation ne sont pas nécessairement un obstacle à l’édification de l’État-nation. La Tanzanie, par exemple, a fort bien intégré sa centaine d’ethnies grâce à un aménagement de l’espace à peu près équilibré, et où un véritable sentiment national prévaut. Comme d’ailleurs dans la plupart des États de 2010 : on se sent tanzanien, sénégalais, burkinabè avant d’être sukuma, sérère ou mossi. Mais on porte aussi les deux, voire les trois ou quatre autres identités. Constitué d’un seul peuple, l’État somalien, lui, n’en a pas moins été pulvérisé.
L’État africain est en crise, mais, à l’exception notable de la Somalie qui sert de repoussoir absolu, il n’a pas disparu. Et rien n’a prouvé jusqu’à présent qu’on peut s’en passer. Même les institutions de Bretton Woods, qui ont réclamé sa quasi-privatisation au travers des programmes d’ajustement structurel, notamment en l’enjoignant à ne plus assumer ses prérogatives régaliennes de santé, d’éducation, de sécurité, trop coûteuses et déléguées à des ONG, des sociétés privées étrangères, ne peuvent faire sans lui. Certes, les instances officielles sont souvent « doublonnées » par les cabinets officieux dans les négociations. Il y a la façade et l’arrière-cour. Il n’empêche : l’État a son mot à dire et rien n’empêcherait ses dirigeants de prendre la place qu’il leur revient s’ils le voulaient vraiment.
L’État, qui a perdu de sa souveraineté, à tendance à se recomposer dans des réseaux criminels, comme les réseaux de drogues, sans que cela ne remette en cause ses frontières. Il peut aussi reprendre la main en s’investissant dans les conflits où il fait montre – à mauvais escient – de sa puissance.
Au vu de leur fragilité permanente, les États africains doivent nécessairement se réformer. Idéalement dans des structures continentales fédérales, qui semblent néanmoins bien utopiques aujourd’hui, eu égard aux recompositions nationales qu’on ne peut plus aujourd’hui évacuer d’un coup de gomme sans gros dégâts. Plus raisonnablement, l’intégration régionale, qui semble recevoir l’assentiment de nombreux Africains, est à portée de main. La main du destin ? n
(1) Entériné par les traités de Westphalie
de 1648, qui remodelèrent l’Europe,
en particulier en fragmentant et en affaiblissant le Saint-Empire germanique. Ils consacrèrent l’État-nation souverain comme fondement
du droit international.
(2) L’on dresse ici des tendances globales, chaque cas méritant une analyse beaucoup
plus fine.
(3) Environ un cinquième des frontières précoloniales, souvent naturelles qui tiennent ausi parfois compte des peuples,
sont préservées.
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Bibliographie non sélective et non exhaustive
Cet article s’est inspiré des lectures suivantes, sans systématiquement sourcer ses auteurs. Rappelons que la littérature sur l’État contemporain en Afrique est particulièrement abondante.
• L’État en Afrique, Jean-François Bayart, Éditions Khartala, 2006.
• L’Afrique à Dieu et diable. états, ethnies et religions, Jean-Pierre Dozon, Éditions Ellipses, 2007.
• Les Avatars de l’État en Afrique, n° 24 des Cahiers du Gemdev, Karthala 1997.
• La Crise de l’état-nation en Afrique de l’Ouest, Pierre Kipré, cairn.info, 2005.
• Les Défis de l’État en Afrique, Centre de recherches et formation sur l’État en Afrique (CREA), Abidjan, Éditions L’Harmattan, 2007.