Réélu sans surprise sur fond de dissidences et d’assassinats politiques, Kagame devra savoir dialoguer avec l’opposition, si belliqueuse soit-elle.
Le soir du 10 août, les réjouissances populaires ont salué l’intsinzi (« victoire », en kinyarwanda) à la présidentielle de Paul Kagame, réélu avec 93 % des suffrages. Lendemain, brusque réveil de la fête : l’explosion d’une grenade à Kigali a fait une vingtaine de blessés et six morts. C’est le plus sanglant de la série des attentats depuis février. Le porte-parole de l’armée a déclaré connaître les auteurs, dont il ne révèle pas l’identité, et leurs motivations : semer la panique et véhiculer l’image d’un pays en proie à l’insécurité. À la suite des mêmes circonstances, quelques semaines auparavant, la ministre des Affaires étrangères, Louise Mushikiwabo, avait pointé du doigt les tireurs de ficelles agissant de l’extérieur. Qui ? Des éléments revanchards de l’ancien régime coupable du génocide de 1994, ou les ex-haut gradés de l’actuelle armée en rupture de ban, à savoir le général Kayumba Nyamwasa et le colonel Patrick Karegeya, qui ont trouvé asile en Afrique du Sud ? Si la première hypothèse semble plausible, la deuxième est échafaudée selon un calcul : l’accusation de terrorisme pourrait isoler les deux officiers sur le plan international, alors que Kigali est au seuil de la rupture diplomatique avec l’Afrique du Sud, où Kayumba et Karegeya se sont réfugiés.
Double contestation
Pour la première fois depuis qu’il s’est installé aux commandes en 1994, le Front patriotique rwandais de Kagame est en butte à une double contestation. D’une opposition politique nourrie, quoiqu’en mal de programme et polluée par l’idéologie négationniste, et de la dissidence virulente issue de ses propres rangs, parfois du premier cercle du pouvoir. Les bailleurs de fonds, les ONG et l’opinion publique occidentale focalisent davantage leur attention sur la première et demandent une « démocratisation » du régime, mais la fissure au sein de l’élite militaire tutsi formée en Ouganda est ressentie comme le danger principal par l’homme fort du Village Urugwiro.
Celui-ci fait souvent preuve d’une irritation viscérale. Après avoir menacé d’« écraser comme des mouches » ses anciens compagnons d’armes, il a exprimé un très martial : « Ceux qui veulent la guerre, ils auront la guerre » quand, début août, Karegeya a appelé ses compatriotes à le renverser en l’accusant d’être un dictateur. D’ailleurs, parmi les épisodes récents non élucidés – dans lesquels certains voient la main de l’État –, le meurtre d’un journaliste et d’un opposant, et la tentative d’assassinat de Kayumba à Johannesburg, c’est ce dernier qui laisse planer les doutes majeurs sur le rôle des autorités. Un responsable des renseignements rwandais a été indiqué comme en étant le commanditaire pendant les investigations. Selon des sources de la sous-région, d’autres membres du renseignement de Kigali sont impliqués dans l’assassinat de l’historien congolais Ntare Semadwinga, ancien dirigeant du mouvement du chef rebelle congolais, le général tutsi Laurent Nkunda, retenu en captivité au Rwanda. Ce crime au Rwanda, passé sous silence par toute la presse internationale, s’expliquerait par la crainte d’un ralliement des fidèles de Nkunda au groupe de Kayumba et Karegeya. Le premier en particulier garde une assise importante parmi les Forces de défense rwandaises et auprès des Tutsi de l’intérieur rescapés du génocide.
Les proches du chef de l’État ont battu campagne pour démentir l’implication du gouvernement dans les meurtres d’opposants, en brandissant les avancées en matière économique face aux critiques de « déficit démocratique » adressées depuis l’étranger. L’urgence sécuritaire comme fondement de l’unité nationale, de la stabilité politique et du développement a été constamment évoquée pour justifier l’équation autoritaire dans les conditions très particulières d’un pays reconstruit après la tragédie de 1994. En signe de bonne volonté, le ministre de la Justice a proposé aux ONG des droits de l’homme de suggérer des correctifs à la loi de 2008, qui punit l’idéologie du génocide, pour en éviter un usage liberticide.
Mais un défi majeur attend le président nouvellement réélu. L’ouverture d’un espace de dialogue avec les voix discordantes s’impose autant dans la société qu’aux différents échelons du pouvoir. C’est un enjeu à affronter avec un esprit visionnaire, car on connaît au Rwanda les risques de la « parole enfermée ». C’est peut-être aussi un choix obligé face aux dangers, très réels, qui menacent le pays et peut-être la sous-région.