Dans un pays en proie au déchirement, les deux présidents, retranchés dans leurs palais respectifs, comptent leurs troupes et leur arsenal. Des signes qui font craindre l’embrasement et la guerre civile.
La Côte d’Ivoire n’a pas seulement deux chefs d’État, et deux gouvernements concurrents. Elle est aussi un pays avec deux armées antagonistes, prêtes à en découdre. Au sud, l’armée loyale à l’un des présidents, Laurent Gbagbo, règne en maître. Officiellement forte d’environ 60 000 hommes selon diverses sources, l’armée de Gbagbo, autrefois Forces armées nationales de Côte d’Ivoire rebaptisées en Forces de défense et de sécurité (FDS), constitue aujourd’hui le principal pilier de ce régime honni par la communauté internationale qui l’estime illégal parce qu’instauré, selon elle, contre la volonté des électeurs telle que proclamée par la Commission électorale indépendante. Dirigées officiellement par le général Philippe Mangou, chef d’état-major des armées, les FDS sont en première ligne, ayant juré allégeance et fidélité à Gbagbo.
Leur arsenal est un secret bien gardé. Faiblement équipées avant la brève guerre civile de septembre 2002, ces forces ont été réarmées massivement depuis. Entre fin 2002 et 2004, pas moins de 45 milliards de francs CFA ont été débloqués au profit du réarmement militaire. Et encore ne s’agit-il que de chiffres officiels, la réalité se situant bien au-delà, selon des données d’expert. « C’est au moins le double qui a été investi dans l’achat d’armes, même si à l’arrivée, on peut douter que la totalité de la somme ait servi à cette fin, vu l’opacité ayant entouré l’opération menée parfois par des individus ne connaissant rien aux armes, mais choisis en fonction de leur militantisme et de leurs affinités tribales », esquisse un proche du dossier.
Si l’équipement militaire des forces de Gbagbo reste une nébuleuse, le commandement militaire ne l’est pas moins. « Il existe bien un chef d’état-major, le général Mangou, mais la réalité du commandement des opérations lui échappe », confie un soldat. Jugé modéré, voire timoré, le « Cema » comme l’appelle la troupe est constamment suspecté de tout et de rien. En conséquence, il n’est guère mis au parfum des opérations qu’au dernier moment, l’effectivité du commandement étant ailleurs. Chez un « dur », le très radical général Brunot Dogbo Blé, commandant militaire du palais. Selon nos informations, c’est Dogbo Blé qui a la confiance du chef ainsi que celle, capitale, de son épouse Simone Gbagbo, elle-même suspectée d’intervenir dans la chaîne militaire. « Si la détermination et la rage d’en découdre avec le camp de l’autre président, Alassane Ouattara, ne souffrent aucun doute, il en va autrement de l’efficacité des actions militaires qui sont marquées par des incohérences, en raison de l’intervention intempestive de civils dans la chaîne du commandement », confie notre source à l’état-major.
L’autre chef sur lequel Gbagbo repose sa sécurité et celle de son pouvoir, c’est le général Guiai Bi Poin, à la tête de 4 000 hommes bien entraînés et bien équipés. Son unité, le centre des opérations de sécurité (Cecos), est très redoutée des Ivoiriens qui l’ont vu combattre bandits et anti-Gbagbo sans faiblesse. Ces différentes unités d'élite, y compris le groupement de la sécurité présidentielle du colonel Ahouman Nathanaël, n’ont laissé apparaître, jusque-là, aucune faille. « Chacun surveille tout le monde », souligne un soldat. Surtout depuis que Ouattara a annoncé qu’il y avait des soldats et des officiers de Gbagbo avec lui. L’annonce a eu pour effet de renforcer la méfiance au sein de la troupe pro-Gbagbo, désormais à la recherche de l’« ennemi intérieur ».
En tout état de cause, l’armée de Gbagbo est prête pour ce que les inconditionnels du président ivoirien appellent « l’assaut final ». Les FDS ont en effet quadrillé Abidjan, capitale économique où siège le gouvernement, pour éviter toute surprise désagréable, comme ce fut le cas lors du déclenchement de la rébellion armée. Cette fois, en plus de l’armée régulière, des milices constituées de « jeunes patriotes », bien entraînées et entièrement dévouées à la personne de Gbagbo et son épouse, veillent au grain, attendant les mots d’ordre pour se déployer.
Mais un grain de sable est venu enrayer le dispositif militaire de Gbagbo, tel qu’il était conçu au départ. C’est le non-retour à leur base de Bouaké, de près de 800 soldats de l’autre armée, celle qui régente la moitié nord du pays et est acquise à Ouattara. Les Forces armées des forces nouvelles (FAFN), autrefois limitées dans leur fief du nord du pays, sont désormais présentes à Abidjan où elles défendent le Golf Hôtel, réceptif hôtelier de luxe, où s’est retranché Alassane Ouattara. Ces forces de plus de 800 hommes (sur le total des 1 500 éléments de l’ex-rébellion), envoyés dans la zone sud pour constituer avec des soldats gouvernementaux le centre de commandement intégré chargé de surveiller le processus électoral, défendent, officiellement, le « président élu ». Mais l’armée régulière les soupçonne plutôt de préparer des infiltrations dans la ville, afin de les prendre par surprise. La commune la plus peuplée de Côte d’Ivoire, celle d’Abobo majoritairement favorable à Ouattara, a ainsi servi de laboratoire à la guerre civile qui se prépare.
L’armée rebelle, ainsi relookée « Forces armées des forces nouvelles », est aussi une curiosité. Le mystère est total sur le nombre de soldats (17 000 selon diverses sources) de la rébellion, mais aussi l’équipement militaire et la motivation des hommes, dont certains sont devenus de riches propriétaires immobiliers ou des business men. La victoire proclamée par la Commission électorale nationale indépendante de leur idole, Alassane Ouattara, a remobilisé les troupes certes, mais l’on ne peut qu’être dubitatif, quant aux capacités opérationnelles de l’ex-rébellion qui a connu diverses purges, et dont le chef d’état-major, Soumaïla Bagayoko, a du mal à tenir son autorité, débordé par les puissants Com’zones, ces commandants de zone (militaire) qui règnent en seigneurs sur leurs terres. Mais on a vu, avec l'appel à marcher sur la télévision publique lancé par le camp Ouattara en décembre dernier, que la volonté et la détermination des soldats de l’ex-rébellion restaient intactes. Des ex-rebelles ont tenté de faire sauter le verrou sécuritaire de Tiébissou, afin de permettre aux marcheurs de rejoindre Abidjan. Mais les affrontements ont tourné à l’avantage des FDS.
Confiantes dans l’issue du bras de fer Gbagbo-Ouattara, les ex-rebelles s’impatientent face aux « tergiversations » sur l’option militaire prônée par la Cedeao. « Nous allons déloger Gbagbo du palais présidentiel », menacent-ils. Les soldats des FAFN trouvent aussi, en dépit de la veillée d’armes dans les deux camps, les moyens de plaisanter. Un de leurs chefs, le commandant du groupement d’instruction 3, Chérif Ousmane, a ainsi eu ces mots, à l’adresse de Laurent Gbagbo, toujours aussi bien installé au palais présidentiel en dépit des conciliabules et des menaces d’intervention armée étrangères : « Là où Gbagbo est arrivé, il ira en prison. C’est un Charles Taylor bis en Afrique de l’Ouest. Charles Taylor, lui est allé seul en prison, mais comme Gbagbo ne veut pas aller seul et qu’il veut aller avec ses deux épouses, Blé Goudé et autres, il est en train d’allonger sa liste d’accompagnateurs. D’ici deux ou trois jours, vous verrez que d’autres noms vont encore s’y ajouter. »
Soro Guillaume, chef de l’aile politique de l’ex-rébellion n’a pas l’âme à plaisanter. Premier ministre et également détenteur du portefeuille de la Défense, il est décidé à accompagner les forces de la Cedeao pour faire sortir Gbagbo de son bunker présidentiel. Une tâche de longue haleine.