Sous prétexte de relater l’histoire d’amour qui, par des détours improbables, a finalement réuni ses parents, le narrateur nous promène à travers une galerie de personnages et une diversité de milieux, emblématiques de leur temps. Tandis qu’à l’ancienne présence ottomane vient de se substituer un milieu colonial déstabilisant, la société à la recherche d’elle-même est traversée d’aspirations contradictoires. Par petites touches, un tableau saisissant en est tracé. Dans le milieu hétérogène où se croisent minorités, modestes travailleurs et nantis, la perception des choses n’est pas partagée. Chaque groupe fonctionne à son propre rythme, véhiculant ses traditions et ses comportements ancestraux, accompagnés de préjugés et de réactions épidermiques. La complexité des situations est bien représentée par la nature des relations entre les individus, qui fonctionnent au moins sur deux registres : le domaine public, où se croisent les personnes de toutes origines, et l’environnement familial et communautaire, où se perpétuent des identités tenaces. En vis-à-vis, les brassages suscités par la modernisation et l’ouverture au monde provoquent de profondes mutations, qui remettent en cause cette ancienne dichotomie. C’est à cheval sur ces deux univers que naviguent les protagonistes de ces histoires entrecroisées.
Le récit introduit, par touches successives, ici des extraits de journaux intimes, là des éléments de correspondance, ailleurs des entretiens réalisés de longues années plus tard avec certains des protagonistes encore présents, retrouvés au Liban, en France ou en Grèce. Visiblement Yves Dunbakli a pris la peine d’aller aux sources, et le résultat est saisissant. Sa reconstitution soigneuse et sensible relate de façon nuancée les espoirs des uns, les rêves des autres et le regard rétrospectif que tous portent sur leur propre histoire. Comme souvent, la réalité s’y révèle plus riche que la fiction. Sa description impressionniste de l’époque et des mentalités ressuscite le passé. Le charme des choses anciennes, le parfum désuet des instants disparus revivent selon une discrète et captivante musique des situations. Le résultat en est d’autant plus probant que d’un personnage à l’autre l’approche change en fonction de la psychologie et des origines de chacun des acteurs.
Emportés par leur destin, ces hommes et ces femmes vivent, respirent, aiment, souffrent et espèrent. Pourtant, comme le dit un dur marchand alépin, vaincu en dépit de ses redoutables intrigues, Maktoub (c’est écrit). À son instar, les jeunes étudiants talentueux et pleins d’avenir, la petite bonne astucieuse, les officiers ralliés à la France Libre, la jeune Russe aux cheveux de feu ou les vieilles dames juives laissées pour compte par leurs conjoints à Beyrouth, se heurtent à la réalité comme une mouche sur une vitre. Cependant chacun y trouvera sa route. Attachante et pleine de délicatesse, cette évocation mesurée, teintée d’une légère ironie, reconstitue la vérité humaine, décrivant avec précision les lieux et les atmosphères, ressuscitant le passé enfoui dans les mémoires. Inutile d’en dire plus, il vaut mieux se laisser emporter par l’envoûtement de ce récit, se plonger dans les aléas des aventures individuelles, que d’en lire une relation forcément réductrice. Lisez-le, vous ne le regretterez pas.
Les Amants du Levant, Yves Danbakli, Éd. L’Harmattan, 2010, 353 p., 32,50 euros.