Interview Le football, qui était un grand divertissement populaire – ou un opium du peuple – échappant au « fric-roi » est devenu l’une des têtes de pont du capitalisme culturel de masse. L’analyse de Jean-Claude Michéa.
Écrivain, philosophe, footballeur et auteur de plusieurs ouvrages, dont Les Intellectuels, le peuple et le ballon rond (Climats, 1 998 et 2 003), Jean-Claude Michéa a observé avec acuité l’évolution d’un sport qui s’est accouplé « naturellement » avec l’argent. Il analyse avec lucidité et sans complaisance les fruits au goût de plus en plus amer de cette union.
n Le football est-il la joie du peuple ou l’« opium des peuples » ?
r Contrairement aux anciennes formes de domination, qui laissaient généralement subsister en dehors d’elles des pans entiers de la vie sociale, le système capitaliste s’effondrerait très vite s’il cessait de trouver de nouveaux « débouchés ». Autrement dit s’il cessait de plier à ses propres lois l’ensemble des institutions et des activités humaines qui lui préexistaient ou qui s’étaient développées indépendamment de lui. Il aurait donc été étonnant qu’un phénomène culturel aussi massif et mondialisé que le football échappe à ce processus de « vampirisation ». Et, de fait, le football est devenu en quelques décennies l’un des rouages les plus importants de l’industrie mondiale du divertissement, à la fois source de profits fabuleux et instrument efficace du soft power, terme utilisé par les théoriciens libéraux de la « gouvernance mondiale » à la place d’« opium du peuple ».
L’industrie du divertissement a toujours fonctionné selon deux lignes stratégiques distinctes. D’un côté, il lui faut fabriquer sans cesse de nouveaux produits comme la télé-réalité, les jeux vidéo, Twitter ou la musique industrielle, qui, dans leur principe même, sont entièrement, ou presque, conçus et façonnés selon les codes de l’idéologie libérale. De l’autre, celle-ci travaille à récupérer, c’est-à-dire reconfigurer en fonction de ses seules exigences, toute une série d’éléments issus des différentes cultures populaires – mais également aristocratiques – et qui, à ce titre, relevaient à l’origine d’un tout autre système de valeurs.
L’industrie du foot
Tel est naturellement le cas de la logique du jeu – aussi ancienne que l’humanité – dont la dimension de plaisir et de gratuité constitutive est par définition irréductible à l’utilitarisme libéral et à son obsession permanente de rentabilité à tout prix.
L’inscription progressive des pratiques ludiques dans la logique du profit capitaliste ne pouvait que corrompre et dénaturer en profondeur l’essence même de l’activité sportive. Il suffit d’oublier un instant cette différence fondamentale entre la fabrication délibérée d’un nouveau gadget et la récupération d’une culture préexistante. C’est le cas de ceux qui réduisent le football à une simple « peste émotionnelle » pour jeter le bébé avec l’eau du bain et prêter une signification « radicale » à un type d’excommunication qui ne fait, au fond, que reprendre sous une forme plus acceptable les vieilles croisades des puritains anglo-saxons du xixe siècle « contre l’alcool et les distractions populaires », comme l’a montré Christopher Lasch (1).
Il ne s’agit donc pas de nier le fait que l’industrie du football contemporain fonctionne de plus en plus à la manière d’un « opium du peuple » (un kop d’« ultras » donne assurément une image déprimante des pouvoirs de l’aliénation). Mais il est tout aussi important de souligner que le football moderne est aussi et encore, selon la formule d’Antonio Gramsci, un « royaume de la loyauté humaine exercé au grand air », qui explique pour une grande part la ferveur dont il continue à être l’objet dans les classes populaires. Et cela, même s’il est clair que le développement, résistible, de la logique marchande ne pourra que réduire toujours plus les fragiles frontières de ce royaume.
n Aujourd’hui, le rêve de Nelson Mandela se heurte à une dure réalité : l’apartheid racial s’est mué en apartheid social, avec des inégalités profondes. Dans ces conditions, peut-on parler de la « grande fête du football » en Afrique ?
r Il faut dire que l’Afrique du Sud, pour des raisons historiques, est sans doute le pays politiquement et économiquement le mieux armé pour édifier sur le continent africain le premier régime libéral entièrement « occidentalisé ». Il est donc clair que ce facteur a joué un rôle important dans la décision de confier à ce pays l’organisation du Mondial 2 010.
On sait que la mise aux normes libérales d’un espace politique donné, autrement dit la construction des infrastructures indispensables à l’implantation d’un mode de vie capitaliste, suppose toujours qu’on détruise méthodiquement l’ancien tissu urbain et rural légué par l’histoire – à l’exception, bien sûr, d’un patrimoine muséifié destiné à la consommation touristique. Dans les conditions ordinaires, ce travail de « rénovation » ou de « modernisation » rencontre très souvent une résistance obstinée, qualifiée de « conservatrice » par les libéraux, de la part des populations concernées. Or, l’un des traits de génie du capitalisme contemporain est d’avoir appris à utiliser, pour atteindre cet objectif, ce qu’elle appelle la « stratégie du choc »?(2). Selon ce nouveau schéma, les catastrophes naturelles, comme l’ouragan Katrina en Louisiane, aux États-Unis, doivent désormais être comprises comme une occasion privilégiée de reconstruire intégralement chaque site dévasté en fonction des seules normes urbanistiques exigées par l’accumulation du capital, processus qui, en temps normal, demanderait généralement des décennies.
Toutes proportions gardées, on peut considérer que les grandes cérémonies mondialisées – comme, par exemple, les expositions universelles, les jeux Olympiques ou, bien sûr, la Coupe du monde de football – jouent à présent un rôle très similaire. Elles fournissent, en effet, un prétexte idéal pour « faire du passé table rase » et installer en un temps record, dans une région donnée du monde, certaines des infrastructures (urbanisme adapté à l’automobile, complexes hôteliers géants, centres commerciaux tentaculaires, nouveaux systèmes de transport et de communication, etc.) supposées correspondre aux exigences d’une économie « moderne » et « compétitive ». Si on ajoute à ces enjeux économiques l’inévitable renforcement des dispositifs sécuritaires motivé par la crainte, tout à fait légitime, d’attentats terroristes, on imagine sans peine que les critères purement sportifs occupent désormais une place très secondaire dans l’organisation d’un Mondial ou des jeux Olympiques.
Le royaume de la loyauté ?
Pour être en mesure de participer vraiment à cette grande fête – à supposer déjà que la qualité du jeu soit au rendez-vous –, il faut donc puiser très loin dans son amour du football et, surtout, se montrer capable de faire abstraction d’un nombre croissant d’éléments étrangers à ce sport et qui, cela va sans dire, contribuent à en dénaturer profondément l’essence et la signification originelle. Ce type d’exercice est, pour l’instant encore, largement à notre portée. Mais, au train où vont les choses, rien ne garantit plus que ce « royaume de la loyauté humaine exercé au grand air » n’achève un jour son long périple historique sous la forme purement hollywoodienne d’un nouveau Rollerball. (3)
(1) Christopher Lasch (1932-1994),
historien et sociologue américain, intellectuel
de gauche et critique social important de la deuxième moitié du xixe siècle.
(2) Voir Noami Klein, journaliste
canadienne, cinéaste et militante altermondialiste, auteure, notamment,
de La Stratégie du choc : la montée
du capitalisme du désastre
(Actes Sud, 2 008).
(3) Rollerball, film américain (1 975) réalisé par Norman Jewison En 2018, le monde est contrôlé par des corporations économiques qui dirigent des équipes sportives pratiquant le rollerball, sport mortel. En survivant à des matches disputés sans règles, le héros, Jonathan E,
met à mal et la philosophie du rollerball, et celle de cette société du futur qui se résume par :
« Le jeu est plus grand que le joueur. »