Matières premières Dans un livre et un documentaire captivants, Jean Crépu et Jean-Pierre Boris reviennent sur la folie spéculative qui a gagné la planète riz en 2008, laissant croire au retour des grandes famines. La céréale était en réalité stockée dans les silos… Elle pourrait pourtant bien manquer dans les années à venir.
Sur la table d’un office propret, on pourrait croire des diamants : des petits grains translucides scrupuleusement examinés puis triés d’une main experte. Mais c’est de riz qu’il s’agit, la petite graine qui nourrit la moitié de l’humanité et qui a fait s’affoler la planète début 2008 : les prix ont été multipliés par six en quelques semaines, et la céréale est devenue inaccessible à des millions de personnes. En passant de 200 euros la tonne à près de 1 200 pour les cotations les plus hautes – du jamais vu –, le riz n’est pas devenu diamant, mais presque.
Psychose
Dans les pays « rizivores » importateurs, les assiettes sont restées vides. De désespoir, les gens sont descendus en masse dans les rues. D’Haïti aux Philippines, en passant par le Sénégal ou le Cameroun, une vague sans précédent a secoué près d’une quarantaine de pays, que la presse a promptement désignée comme « émeutes de la faim ». Dans les médias, on s’est souvenu qu’un milliard d’individus souffrait de la faim sur la planète, et la psychose du retour aux grandes famines s’est répandue comme une traînée de poudre.
Mais était-ce vraiment la faute du manque de riz ? Jean-Pierre Boris, journaliste spécialiste des matières premières, a eu un doute. Avec le réalisateur Jean Crépu, ils ont voulu en avoir le cœur net. Cela a donné le captivant documentaire et le livre du même nom, Main basse sur le riz (1). Les deux hommes ont enquêté en Haïti, en Asie du Sud-Est, en Afrique, pour décortiquer une filière peu connue, hormis des spécialistes. Qui sait, par exemple, que la petite graine se décline en pas moins de 109 000 variétés non hybridées de par le monde ? Que son hétérogénéité empêche de constituer un produit référent sur un marché à terme ? À la différence du blé et du maïs, les deux autres grandes céréales nourricières de l’humanité, le riz n’est pas coté en Bourse, et son commerce se fait de gré à gré.
Il y a toujours eu du riz en quantité suffisante sur le marché mondial les dernières décennies d’avant la crise. Sous l’effet de la mécanisation, de l’amélioration des semences et des engrais, la production mondiale a décuplé. Les bouches à nourrir aussi. La Thaïlande, suivie plus tard par le Viet-nam, l’Inde, la Birmanie et quelques autres pays asiatiques, est quasiment devenue la mère nourricière d’un autre continent : l’Afrique, qui, en un siècle, s’est mise massivement à consommer du riz. Sans le produire, ou à la marge. Et pourquoi donc le ferait-elle quand les bailleurs internationaux ont dissuadé les gouvernements de se consacrer à l’agriculture vivrière pour se spécialiser dans les matières premières de rente, grâce auxquelles ils achèteront à d’autres du riz beaucoup moins cher ?
Une logique imparable quand tout roule dans la spécialisation internationale. Or, dès la fin 2007, des grains de sable apparaissent dans les grains de riz : les cours du blé et du maïs flambent et, par effet de ricochet, ceux du riz commencent à monter. La Thaïlande, qui fournit le tiers des échanges mondiaux (30 millions de tonnes), et le Vietnam ont annoncé du retard dans les récoltes, et Hanoi préfère conserver un quart des 4 millions de tonnes destinés à l’exportation pour sa population. Le gouvernement indien, qui craint que les acheteurs à cours de blé et de maïs ne se ruent vers le riz et ne fassent pression sur les prix domestiques, décide de stopper ses exportations.
Une rumeur panique se propage à toute vitesse, suivie au même rythme par la courbe ascendante des prix : et si le monde manquait de riz ? Les autorités des Philippines, pays producteur mais surtout gros importateur, se mettent de la partie : début 2008, plutôt que de risquer la pénurie, disent-elles, elles annoncent l’achat de 2,3 millions de tonnes, presque deux fois plus que le tonnage habituel (1,5 million de tonnes) ! Dans tous ces pays, le riz, aliment de base et source de civilisation, est plus explosif que de la dynamite : qu’il devienne trop cher ou, pis, manquant, et c’est l’insurrection assurée. Les politiques lui accordent la priorité absolue.
Le monde du riz perd les pédales, le prix de la tonne atteint des sommets. À chaque étape de la filière, producteurs, intermédiaires, importateurs, on retient un peu de marchandise pour organiser la pénurie, on renégocie les contrats à la hausse pour maintenir ces niveaux stratosphériques.
Sur un marché qui n’est encadré par aucune réglementation internationale, où tous les acteurs sont à l’affût de la moindre information (combien peut vendre le Pakistan, de quoi a besoin le Nigeria…), les négociants des multinationales agroalimentaires, tel le français Louis-Dreyfus, ont su rendre indispensables. Ces intermédiaires commercialisent la moitié des exportations mondiales, connaissent tous les fournisseurs, les transporteurs, les importateurs… Ils jouent comme personne sur les prix du riz. Pouvaient-ils être vraiment étrangers, comme ils l’affirment, à la flambée de la céréale ? Ignorer que le riz n’a en réalité jamais manqué dans les silos ? Car, après un petit retard, les récoltes vietnamiennes et surtout thaïlandaises sont rentrées en abondance : deux fois la consommation nationale.
Les sociétés exportatrices thaïlandaises commencent alors à manquer de riz ; elles demandent au gouvernement, qui gère les stocks, de lâcher du lest. Même vendu un peu moins cher, il y a encore énormément d’argent à faire. Mais Bangkok refuse. Jouerait-elle aussi la spéculation ? En réalité, sa logique est à rebours : en faisant savoir à toute la filière nationale qu’un énorme marché échappe aux grands fournisseurs privés, le gouvernement a fait cesser la spéculation et baisser les prix. Tout bénéfice pour lui, en pleine crise politique.
C’est aux Philippines que l’entourloupe a été la plus énorme. Là aussi, la production nationale suffisait largement à la consommation nationale. Mais en faisant savoir qu’elles comptaient acheter des quantités volumineuses, les autorités ont fait grimper les prix en flèche. Pas du tout pour les besoins du peuple, mais pour enrichir en millions de dollars les gros importateurs, tous liés au pouvoir : sur chaque contrat signé, ils touchent une « commission informelle ». Plus le prix d’achat est élevé, plus la commission est importante. Le gouvernement n’a pas hésité à acquérir du riz six fois plus cher pour garnir les poches de ses proches !
Dans les pays africains où assurer la « sécurité » alimentaire a consisté à dépendre de l’extérieur, les gouvernements africains tentent de réagir à la pression de la rue. Au Sénégal par exemple, qui importe les trois quarts de son riz mais où la céréale pourrait pousser en abondance dans la vallée du fleuve Sénégal, l’État supprime les taxes à l’importation, puis subventionne les prix. Ruineux, mais le régime ne veut pas tomber. Le président Wade annonce une « grande offensive agricole pour l’agriculture et l’abondance » (Goana) avec un budget conséquent mais des objectifs irréalistes. Au Mali, l’un des rares pays africains à avoir une politique rizicole visant l’autosuffisance, le premier ministre lance une « initiative riz » pour produire ce qui ne l’est pas encore. En vain : le pays doit continuer à importer.
Quelques mois après la folie haussière, le riz réapparaît en gros volumes sur le marché, avec effet à la baisse immédiat.
Guerre alimentaire
La crise, qui n’a été qu’une vaste opération de spéculation, laisse entrevoir ce que pourrait être la situation dans dix ans si les pays consommateurs ne parviennent pas à mettre en place des politiques d’autosuffisance alimentaire : une offre mondiale insuffisante et une famine, réelle, cette fois. Les institutions financières internationales doivent les y aider et investir à fond dans la recherche. Mais, déjà, les pays riches ou avisés, telle la Libye au Mali, achètent ou louent de milliers d’hectares de terre fertiles d’Afrique et d’ailleurs pour y produire leur nourriture de demain. La guerre alimentaire a déjà commencé.
(1) Main basse sur le riz, documentaire
français de Jean-Pierre Boris et Jean Crépu, production Arte, Fipa d’Or au festival de Biarritz. Disponible sur www.arteboutique.com, 14,99 euros. Livre de Jean-Pierre Boris, coédition Fayard/Arte Éditions, 222 p., 18 euros.