Depuis quelques années, on en appelle au penseur du xixe siècle, frappé du sceau de l’infamie communiste, pour tenter de comprendre un monde déboussolé par l’argent. Mais, cette fois-ci, pas pour le folklore : « mille marxismes » se révèlent dans toute leur vitalité. Mais aussi dans leur fragilité.
Depuis une trentaine d’années, les croque-morts néolibéraux l’avaient définitivement enterré. Exit Marx, ses théories et son militantisme révolutionnaire. La chute du mur de Berlin et l’effondrement d’un système soviétique agonisant, après celui des grandes expériences – et espérances – communistes, avaient achevé de le discréditer. On l’inhuma avec d’autant plus d’exultation qu’il avait dominé comme personne un siècle et demi de pensée et de praxis économiques, philosophiques, politiques, soulevant des ferveurs populaires inconnues à travers le monde, inspirant moult chercheurs, syndicats, partis, États et, de la Chine à Cuba, en passant par le Congo, le Vietnam et bien d’autres pays, de « révolutions ». Mais il engendra aussi, dans ses dérives politiques et historiques, des violences inouïes qui finirent par servir de repoussoir absolu, même chez ceux qui cherchaient des voies de sortie d’un monde de soumission et d’exploitation.
C’est pourtant bien la barbe fournie de Marx que l’on revoit en abondance à la une des journaux. Y compris ceux qui, à l’instar du Financial Time britannique, du Time américain ou du Point français – pour n’en citer que quelques-uns –, ont longtemps mis la chape de plomb sur son nom et la puissance émancipatrice de ses idées. Marx is back à la faveur de la crise financière sans précédent qui secoue toujours la planète, affectant un capitalisme s’incarnant dans l’ultralibéralisme triomphant et la globalisation marchande, dépréciant les économistes qui l’avaient rendue possible et tous les autres n’ayant su la prédire. On se souvient soudain que le chantre du communiste radieux avait aussi analysé avec une rigueur critique implacable un système poussé à ses limites, qui se révèle aujourd’hui dans toutes ses malfaisances. En attestent les pancartes devant Wall Street, au plus fort de la crise, au pays de la doxa libérale : « Marx avait raison ! » Ou encore des propos de grands tenants du capital, tel le Français Arnaud Lagardère, PDG milliardaire du groupe du même nom, s’exonérant naïvement de toute responsabilité en s’exclamant : « On aurait presque envie de s’écrier : “Marx, reviens ! Ils sont devenus fous !” »
Entre marxistes et marxiens
Marx est revenu, les colloques sur son œuvre se multiplient et les libraires font des presque « cartons » avec les rééditions de ses œuvres, notamment sa bible, Das Kapital, ouvrage pourtant ardu, en quatre (gros) tomes s’il vous plaît. Et cela, même dans des pays comme l’Allemagne, patrie de l’économiste philosophe et historien, longtemps réfractaire à sa pensée après y avoir été un fécond terreau au début du xxe siècle, interrompu par l’expérience nazie puis sociale-démocrate aujourd’hui en faillite. Certes, les économistes néolibéraux, après avoir fait profil bas, sont toujours là, annonçant le retour post-crise de l’ordre lui aussi radieux du capitalisme, jurant de le « moraliser ». Mais ils ne sont plus seuls : ils ont à nouveau en face d’eux une pensée marxiste, et plus largement marxienne, en recomposition et certes encore fragile, qui produit à nouveau des livres qu’on édite, qu’on lit et dont on parle.
À dire vrai, cette pensée n’a jamais déserté la recherche critique. Après le triomphe du néolibéralisme, elle s’est dispersée en « mille marxismes », selon l’expression du théoricien du système-monde, l’Américain Immanuel Wallerstein. Dans le silence et le mépris de la pensée unique, prenant en compte les impasses auxquelles son dogmatisme a conduit, ils ont continué à explorer l’incroyable outillage conceptuel marxiste. Car celui-ci, qui a été élaboré pour décrypter dans ses moindres rouages le système d’exploitation capitaliste afin de mieux le déconstruire, a gardé toute sa force opératoire.
Marx, qui ne pouvait pas tout penser et encore moins prédire les mutations de notre époque, a pourtant décrit presque parfaitement avec Engels, dans le Manifeste du parti communiste (1848), la mondialisation capitaliste, le règne du capital financier qui ne cherche qu’à maximiser ses profits, l’exacerbation des contradictions d’un système dont les bénéficiaires vivent du surtravail de centaines de millions d’hommes, femmes et enfants exploités à travers le monde (voir encadré). Ceux qu’on appelle à nouveau timidement « prolétaires » dans les nations du Nord où on a voulu faire disparaître sa réalité par l’effacement du mot, au motif que la classe ouvrière était devenue ultra-minoritaire et avait pour ainsi dire franchi la frontière de la classe moyenne. Alors qu’en réalité, les prolétaires s’incarnent dans les nouveaux secteurs (téléphonie, grande distribution, aide à domicile…) et la précarisation de métiers, eux, passés de la classe moyenne à celle des grands exploités.
De toute évidence, le besoin de Marx s’impose pour comprendre la crise actuelle et concevoir un modèle qui sache enfin réaliser l’utopie selon certains, la nécessité selon d’autres, de la fin de l’exploitation libérale, pour un monde meilleur. Mais quel marxisme adopter devant les mille diffusément en action qui restent toujours déconnectés de la pratique politique ? Ceux, marxistes ou marxiens, qui pensent Marx, peuvent toujours s’appuyer les pensées fécondes des dernières grandes hérésies de l’orthodoxie – qui en a toujours compté dans l’histoire du marxisme, témoignant de questionnements créatifs dans la famille dès les origines –, comme les nomme l’intellectuel du marxisme André Tosel (1). Les Lukacs, Gramsci, Althusser et consorts.
La reconstruction théorique, pour s’ancrer dans le champ politique et réinvestir les luttes sociales et les mouvements sociaux émergents, doit non seulement abandonner les certitudes mécaniques (la victoire finale de la classe ouvrière, le caractère aliénant obligé du travail, la place de la démocratie…), mais aussi s’appuyer sur les territoires impensés par Marx faute d’être de leur temps, de temps, d’intérêt ou par rejet : les minorités, l’identité, le féminisme, le genre, l’écologie, la décroissance, la postcolonie… Autant d’objets que l’on retrouve dans les pensées alternatives radicales s’inspirant de près ou de loin de Marx. Lesquelles ne devraient être plus longtemps l’apanage des seuls intellectuels du Nord. D’ores et déjà, d’Amérique latine à l’Inde, en passant par l’Afrique, des réflexions nouvelles émergent, explique Razmig Keucheyan (2), pour qui l’Europe est entrée dans une ère de « glaciation théorique » et un monde de « clôture des possibles ».
Un constat peut-être sévère face au renouveau, certes inorganisé et minoritaire, de la pensée marxienne ou radicale dont on prononce beaucoup les noms de ses propagateurs aujourd’hui : Badiou, Negri, Hardt, Zizek, Butler, voire Rancière… Mais la crise actuelle lui donne l’occasion de rassembler ses forces centrifuges autour des fondamentaux pour servir l’objectif commun : être le soubassement des transformations du système néolibéral. Y compris en se métissant à d’autres courants de pensée alternatifs de la radicalité qui ont aujourd’hui la faveur des peuples, osent certains marxistes. Un pari qui est loin d’être gagné.
(1) Le marxisme du XXe siècle, 2009,
Éd. Syllepse, 302 p., 24 euros.
(2) Hémisphère gauche. Une cartographie
des nouvelles pensées critiques, Razmig Keucheyan, 2010, Éd. La Découverte.
* La liste des ouvrages publiés ces dernières années est foisonnante. Pour suivre son actualité et celle de Marx en français, on peut notamment se référer aux revues et à leur site Actuel Marx, Contretemps, Multitudes, Nouveaux Cahiers du socialisme, et aussi au journal communiste L’Humanité.