Transformés en dogmes par les néolibéraux, les principes de la libéralisation absolue des marchés, qui avaient colonisé la pensée économique depuis quarante ans, ont pris du plomb dans l’aile en ayant été à l’origine de la plus grave crise financière que le monde ait connue. Les économistes « dissidents » se font enfin entendre. Mais les tenants des marchés « spontanément autorégulés » n’ont pas baissé la garde.
«Marché spontanément autorégulé », capable d’atteindre l’« équilibre naturel », grâce au « comportement rationnel des acteurs économiques » dicté par la simple recherche de la maximisation du profit… C’est ainsi que, dès les années 1970, on a défini avec abondance de prose et de calculs mathématiques le fonctionnement du marché une fois libéré de toutes contraintes, surtout celles imposées par le législateur. Une puissante catégorie d’influents économistes, notamment anglo-saxons, prix Nobel pour certains, a progressivement transformé ces principes en dogmes que les institutions financières internationales ont adoptés sans nuances et diffusés de par le monde, parfois avec des arguments musclés.
« Too big to fail »
Lorsque les crises des années 1980 et 1990 au Mexique, en Argentine ou en Asie du Sud-Est ont prouvé la totale inadéquation de ces théories, des économistes ont osé aborder leur discipline sous l’angle « comportemental », étudié le « marché imparfait » ou l’« asymetrie d’information ». Mais ce ne fut pas une rupture avec les dogmes, plutôt une tentative d’adaptation aux réalités. Dans l’industrie financière, où l’on avait développé des produits toujours plus complexes, usant des mathématiques pour calculer le risque inhérent au comportement des acteurs, on a réajusté quelques paramètres.
Une fois surmontées les crises des décennies passées, on a encore prétendu que ce n’était pas la théorie qui était en cause, mais les distorsions de l’économie. Seuls remèdes, selon les courants dominants, une libéralisation plus poussée du marché afin qu’il retrouve l’« équilibre optimum » qui lui est intrinsèque. Cette vision pseudo-philosophique a eu son heure de gloire avec l’attribution en 1995 du prix Nobel à Robert Lucas, théoricien de la rationalité des marchés.
La chute de la Banque Lehman Brothers, en septembre 2008, signe précurseur de la plus grave crise financière mondiale, a ouvert une brèche dans les certitudes de la pensée unique et rendu en tout cas plus audibles les voix des courants critiques préconisant le retour à des formes de régulation par les États. La preuve étant faite, si besoin en était, qu’il n’existe pas d’« équilibres naturels », et que l’instabilité et les déséquilibres sont au contraire les caractéristiques principales du « comportement spontané des marchés ».
Pourtant, en dépit de l’ampleur de la crise, les mesures préconisées par les politiques n’ont pas été à la hauteur des enjeux. Et, paradoxalement, le sauvetage grâce à l’argent public des grandes banques – too big to fail, « trop grandes pour les laisser faire faillite » – a engendré l’impunité et permis la reconstitution d’une bulle spéculative encore plus grosse qu’avant. Les banques survivantes ont vu leur taille s’agrandir à mesure que les plus petites disparaissaient. Ainsi, le poids excessif de la finance dans l’économie – dû à la capacité des banques à monopoliser la rente de la création de valeur par l’économie réelle – n’a pas été réduit, ni même contenu. Au contraire, la crise a accru la concentration en perpétuant le risque de défaillance d’un des maillons faibles de la finance mondiale que les États n’auraient pas les moyens de secourir. Alors que la reprise tarde à venir, le risque d’un double dip (double plongeon), demeure.
Crise intellectuelle
C’est ce que s’est efforcée de démontrer une brochette d’économistes américains et britanniques réunis en avril dernier au King’s College de l’université de Cambridge, en Grande-Bretagne, un choix symbolique puisqu’il a été le lieu de formation et d’enseignement de l’économiste John Maynard Keynes, honni plus que quiconque par les dogmatiques néolibéraux. Il s’agissait de la conférence inaugurale de l’Institute for New Economic Thinking (Inet, Institut de la nouvelle pensée économique) (1), qui compte parmi ses promoteurs des économistes « dissidents » célèbres, tels Joseph Stiglitz, Simon Johnson ou James Kenneth Galbraith, voire des financiers, tels George Soros, un des bailleurs de fonds de l’Institut.
La conférence s’est frontalement attaquée aux dogmes des théories dominantes qui ont directement contribué à la crise et à ses dimensions planétaires. Cette crise, ont-ils répété, n’est pas seulement financière et économique, elle est également intellectuelle. L’aveuglement des ultra-néolibéraux est au cœur de cette faillite. Des personnalités comme Adair Turner, président de la Financial Services Authority (FSA, l’autorité britannique de régulation des marchés), ont reconnu à la conférence de Cambridge l’incapacité du marché à atteindre une forme quelconque d’équilibre, et préconisé d’attribuer à l’entité de régulation des pouvoirs lui permettant d’en fixer les limites dans l’intérêt général. Pour Turner, la taxation des transactions ou le contrôle des flux financiers ne devraient plus être considérés comme illégitimes. Autant des mesures qui, si elles sont appliquées, viendraient confirmer l’ébauche d’un tournant et, surtout, le « naufrage des économistes » qui ont prospéré de l’ère reaganienne à nos jours. Elles sonneraient la fin, même si elle est encore virtuelle, des dogmes néolibéraux les plus ancrés.
(1) Supplément économie du quotidien français Le Monde du 27 avril 2010.