L’alliance impie entre la junte militaire et les barbus « modérés ».
Malgré la gravité de la situation, la persistance des manifestations Place Tahrir et dans les principales villes du pays, réclamant le report des élections et l’éclipse des généraux, les successeurs de Moubarak refusent d’entendre raison. Ils persistent et signent en maintenant le calendrier électoral comme si de rien n’était. Ainsi, lundi 28 et mardi 29 novembre, un tiers des électeurs égyptiens sont invités à voter.Le processus électoral sera étalé sur plusieurs semaines et prendra fin en janvier 2012.
Les Frères musulmans, principale force organisée du pays après la dissolution de l’ancien parti quasi unique de Moubarak, le Parti démocratique national, espèrent, avec la complicité des généraux et des Américains, raffler la mise et s’imposer comme le grand vainqueur. Comme cela s’est fait en Tunisie, au Maroc, et d’une manière non démocratique, en Libye.
Ce scénario, les manifestants de la place Tahrir, le rejette. Au grand dam des militaires qui espéraient continuer à tirer les ficelles derrières les vainqueurs en jouant l’arbitre.
La tentative des militaires pour désamorcer la contestation par la nomination d'un nouveau premier ministre, Kamal el-Ganzouri, n'a pas convaincu les manifestants.
Ces trois camps, les militaires, les révolutionnaires de la Place Tahrir et les Frères musulmans, sont engagés dans un bras de fer qui risque d’allumer la guerre civile dans le pays.
La junte, dirigée par le maréchal Tantaoui, qui doit sa carrière à Moubarak avant de le déposer, affirme représenter les aspirations du «pays réel» et assurer un retour à l'ordre. Elle rejette les accusations de vouloir perpétuer par tous les moyens un régime dans lequel l'armée exerce un contrôle étroit sur l'appareil d'État, en vigueur depuis le coup d'État de Nasser en 1952, et affirme son intention de remettre le pouvoir à un président élu avant l'été 2012. En d’autres termes, la junte, très proche des Américains, entend instaurer un moubarakisme sans Moubarak.
Les Frères musulmans, quant à eux, tiennent, comme les militaires, au processus électoral car ils y voient une opportunité historique pour enfin partager le pouvoir. Ils estiment que plus le processus électoral est retardé, plus leurs chances de gagner les élections s’amenuisent. D’autant que depuis la chute de Moubarak, ils ont perdu plusieurs élections syndicales majeures.
L’irruption des manifestations un peu partout dans le pays, et la brutale répression qui s’en est suivie risque de faire échouer ce scénario. Les centaines de morts et les milliers de blessés ne sont pas tombés pour remplacer l’ancien pouvoir du clan Moubarak par un nouveau pouvoir militaro-islamiste. Les révolutionnaires de la Place Tahrir exigent le retour des militaires aux casernes et la formation d’un gouvernement civil d’union nationale pour conduire la transition démocratique.
«Nous resterons ici aussi longtemps qu'il le faudra», expliquent trois manifestants de la place. Assis derrière un étendage à linge transformé en bureau, ils font signer des pétitions. Ils veulent un gouvernement provisoire composé de Mohamed ElBaradei, ancien directeur de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) et Prix Nobel de la paix, Abdel Aboul el-Fotouh, ancien dirigeant des Frères musulmans en rupture de ban avec son mouvement, et Hossam Eissa, avocat et militant anti-corruption.
«Le vote de demain ne nous intéresse pas. Ce sont les mêmes candidats que d'habitude, disent les militants. La nouvelle Assemblée n'aura comme seuls pouvoirs que ceux que voudront bien lui laisser les militaires. C'est-à-dire pas grand-chose.»
Les militaires campent eux aussi sur leurs positions. «Nous sommes confrontés à d'énormes défis, a prévenu le maréchal Tantaoui, et nous ne laisserons personne faire pression sur les forces armées.» Tantaoui a rencontré samedi Mohamed ElBaradei, mais pour lui demander de soutenir le nouveau premier ministre, el-Ganzouri.
La situation est pour l'instant bloquée. La junte a compris, un peu tardivement, une première leçon: au lieu de l'affaiblir, la répression policière ne fait que renforcer la Place Tahrir. Depuis vendredi, les policiers ont été remplacés par des soldats, rangés derrière des barbelés à une certaine distance des manifestants, et les violences ont cessé.
Les militaires comptent à présent sur l'épuisement de la Place Tahrir, qu'ils considèrent comme une minorité plus ou moins manipulée par de mystérieuses forces étrangères décidées à affaiblir l'Égypte. Ces insinuations ont trouvé un large écho dans certaines catégories de la population, et alimenté un climat de suspicion à l'égard des étrangers, notamment occidentaux, et des médias.
Pour les généraux, le pays profond reste attaché à l'ordre plus qu'à la légalité, et les élections législatives, maintenues malgré le climat troublé, devraient permettre de sortir du face-à-face avec les manifestants incontrôlables de la place Tahrir. Les Frères musulmans, qui mobilisent depuis des mois leurs réseaux dans toute l'Égypte, attendent impatiemment de démontrer leur force électorale. Et de ne plus avoir à courir après un mouvement révolutionnaire dont ils rejettent l'inspiration libérale et craignent l'imprévisibilité.