L’Europe veut voir dans le gouvernement turc et dans son leader Recep Tayyip Erdogan la solution à toutes ses peurs devant la montée des partis islamistes au lendemain des révolutions arabes.
L'Europe veut voir dans le gouvernement turc et dans son leader Recep Tayyip Erdogan la solution à toutes ses peurs devant la montée des partis islamistes au lendemain des révolutions arabes. Puisque ceux-ci invoquent le modèle de l'AKP turc – promoteur dit-on d'une voie originale de démocratie islamo-conservatrice -, il n'y a plus lieu de s'inquiéter, la marche vers la liberté se poursuivra sans faillir! Ce soulagement est exprimé en boucle, notamment par de nombreux commentateurs de politique internationale.
Les raisons de s'alarmersont pourtant nombreuses dès lors que la réalité politique turque est considérée en ce qu'elle est, et non pour se rassurerà peu de frais. Car la fameuse "démocratie musulmane" (comme on a parlé en Europe de "démocratie chrétienne") n'a pas du tout les vertus qu'on veut bien lui prêter. En témoignent le sort des minorités ethniques et la situation de la liberté d'expression.
L'acharnement du pouvoircontre les médias indépendants osant aborderla situation kurde ou la domination de l'AKP est devenu grave, comme l'a souligné Reporters sans frontières dans un communiqué du 26 octobre. Pour n'évoquerqu'un seul cas parmi les soixante-dix journalistes emprisonnés pour délit d'opinion, Ahmet Sik, auteur d'un ouvrage censuré avant même d'êtrepublié, portant sur l'influence de l'organisation de sensibilité religieuse de Fethullah Gülen au sein de la police et de l'Etat, croupit en prison depuis mars.
S'engagerpour la fin de la violence d'Etat contre les Kurdes et demanderpour ces derniers la reconnaissance, comme citoyens turcs, de leurs droits à la liberté individuelle et au pluralisme culturel, ou simplement informerl'opinion publique, font l'objet d'une répression policière et judiciaire de plus en plus systématique.
Octobre figurera à cet égard comme l'un des mois les plus critiques pour les démocrates turcs. Le 4 octobre, Deniz Zarakolu, ingénieur, doctorant à l'université Bilgi d'Istanbul, et éditeur pour la maison Belge qui joue un rôle essentiel dans la diffusion des recherches de pointe, a été arrêté pour avoirdonné une conférence sur "La Politique, d'Aristote", dans le cadre de l'académie du parti kurde BDP (Parti de la paix et de la démocratie), parti légal qui siège au Parlement. Puis ce fut le tour d'Ayse Berktay (Hacimirzaoglu), chercheuse et traductrice, d'êtreinterpellée à son domicile d'Istanbul et incarcérée.
Le 28 octobre, Büsra Ersanli, professeure renommée de sciences politiques et de droit constitutionnel de l'université Marmara, était arrêtée la veille de la table ronde internationale qu'elle devait dirigerà l'université Bilgi d'Istanbul sur "Les questions controversées de l'histoire de la République turque". Le même jour, Ragip Zarakolu, le directeur des éditions Belge (et père de Deniz), par ailleurs membre fondateur de l'Association des droits de l'homme et ex-président du Comité des écrivains emprisonnés (PEN-Turquie), était lui aussi placé en garde à vue. Quarante-huit autres interpellations étaient effectuées par la police qui a investi les bureaux stanbuliotes du BDP. Le maintien en détention, jusqu'à leur procès, de Büsra Ersanli et de Ragip Zarakolu a été prononcé, le 1ernovembre, par le tribunal de Besiktas.
Menées par les unités antiterroristes de la police, ces arrestations dites "opérations KCK" (Rassemblement social du Kurdistan) visent à détruirele travail d'intellectuels, d'avocats et d'universitaires turcs pour bâtirune démocratie respectueuse des minorités et des droits individuels. Le gouvernement emploie contre eux la manière forte et compte sur la justice – qu'il contrôle – pour briserces engagements pacifiques et le travail d'information.
Depuis 2009, près de 8 000 personnes ont été arrêtées pour des faits d'exercice de la liberté d'expression. En cela, la Turquie d'Erdogan révèle son vrai visage, celui d'un pouvoirqui a de moins en moins à envierau régime des généraux des années 1980. Rien à voiren tout cas avec la démocratie islamique tant vantée ces dernières semaines.
La Turquie est riche de ses démocrates, de ses artistes, de ses intellectuels indépendants. Plusieurs milliers d'entre eux se battent courageusement depuis des années pour repousserl'ultranationalisme, demanderla lumière sur les crimes du régime militaire, défendrela mémoire arménienne et la liberté de l'histoire, protégerles droits de l'homme, rapprocherles communautés, exerceren d'autres termes leurs droits d'homme ou de femme dans un pays qu'ils veulent libre.
La voie démocratique en Turquie réside bien plus sûrement dans ce travail de liberté de la société civile et intellectuelle que dans les manoeuvres dilatoires d'un gouvernement adepte des méthodes de désinformation pour mieux étoufferla vérité sur sa politique de répression. Celle-ci avait du reste guidé sa première appréciation du "printemps arabe", à travers un soutien affirmé aux dictateurs en place, de Mouammar Kadhafi à Bachar Al-Assad -, ce dernier qu'Erdogan qualifiait de "bon ami".
Le sort des démocrates turcs intéresse toute l'Europe. Leurs combats déterminent son avenirautant que celui de la Turquie. Ne l'oublions jamais. Et battons-nous pour Ayse, Büsra, Deniz, Ragip et tous ceux qui attendent leur procès en prison et sacrifient leur liberté pour un idéal commun.
Dans un moment où, par une remarquable opération de marketing, on promeut la démocratie turque comme un modèle pour le monde arabe, cette dernière vague d'arrestations révèle une fois pour toutes le mode de fonctionnement du pouvoirAKP : réduireà néant le mouvement politique kurde, inculperles intellectuels de Turquie qui travaillent à l'arrêt des combats à l'est du pays, s'emparerde l'appareil d'Etat pour écartertoute opposition, intimiderl'ensemble des médias, et se draperpour finirdans le drapeau de la démocratie pour mieux égarerdes opinions européennes complaisantes. En somme, c'est une démocratie "bonne pour l'Orient" qu'on essaie de nous vendreici.
Nous dénonçons cette stratégie qui vise à terroriserla société turque au nom de la lutte contre le terrorisme. Un journaliste d'investigation n'est pas un terroriste, un universitaire engagé n'est pas un criminel, un éditeur indépendant n'est pas un traître. Ces hommes et ces femmes sont l'honneur de la Turquie. Nous appelons la communauté à fairepression sur le gouvernement turc pour la libération des prisonniers d'opinion. Nous demandons aux Etats européens de sortirde l'angélisme et de regarderl'histoire en face.
Hamit Bozarslan, directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) ; Vincent Duclert, professeur agrégé à l'EHESS et Ferhat Taylan, doctorant en philosophie et traducteur.