Regrettant presque le flop des prophètes mayas, les diseurs de mauvaise aventure ont très vite repris du poil de la bête. Dix jours à peine après le 21 décembre 2012 (date cataclysmique dans ce fichu calendrier sud-américain), voilà qu’ils jurent de leur mine à rets que l’année 2013 sera la pire des pires. Pris dans la nasse, les gens les écoutent, une main se coiffant la bouche et l’autre le cul. C’est que, venant des quatre coins du monde, ces « malotrous » se fichent bien de l’humanité : seuls comptent leurs joyaux ! Et le Maghreb n’est pas épargné, tant s’en faut. En Algérie, Maroc et Tunisie, dans ce long désert qui les réunit, nul ne croit au hasard. Les voies de l’enfer sont en tous points pénétrables : tout s’explique, tout se prédit. Prenons juste l’exemple de Zina et Malik, amoureux heureux, qui dînent tranquillement, en ce Premier de l’An. Autour du couscous, avant de lever leur cuillère, ils se disent ravis de ne compter que pour deux et non pour treize, car Judas, assurent-ils, qui a de nombreux disciples en terre d’islam, aurait pu se joindre à leur table sans y être invité.
Sous le drap
À peine assis, ils se braquent sur le pot à sel. Tout à fait inoffensif au semblant, il peut littéralement leur exploser à la figure. « Malik, ne sois pas imprudent », prévient Zina. Un sel renversé fera vaciller le couple. Les grains tombent à droite : le mari aura une chance de convaincre sa femme qu’il ne l’a pas trompée ; à gauche : il peut dès à présent préparer son bagage. Madame est enceinte ? Elle s’en saupoudre une petite poignée au creux chaud des seins : si le sel s’attendrit, catastrophe : ce sera une fille ; mais s’il bande bien droit, ce sera un heureux événement. Quant à s’assurer une progéniture, qu’elle ne remue surtout pas la semoule de son époux avec un couteau : triturer la plaie le rendra stérile, s’il ne l’est déjà. Lui, de son côté, évitera simplement de goûter au bouillon directement de la marmite, sinon il se verra diffamé, traité d’impuissant. Mais il pourra se rassurer au fond : s’il sucre son repas en pensant qu’il le sale, c’est signe d’une bonne nouvelle dans son pantalon. Et pour plus de sûreté, il forcera sa moitié à boire l’exact demi de sa tasse de café : il la gardera ainsi pour la vie… pleine ou non.
Passées les horreurs de la table, les amoureux ne sont pas sortis de l’auberge. Les djinns sont là, tapis dans la maison, prêts à décocher leur malédiction. La nuit est leur couleur de prédilection et les miroirs les titillent. À Zina, défense absolue de se mirer dans la glace, car ces petits monstres se cachent dans les recoins et peuvent lui brûler les yeux : elle verra alors son Malik comme le pire des amants. Si elle grimace devant la vitre, elle verra la gueule du diable à son dernier souffle. Interdit également de se doucher ou chanter dans la baignoire : les djinns détestent l’eau chaude et ne sont pas mélomanes. « Siffler peut-être ? », propose le mari. « Que non ! », rétorque Zina. Ces cadors des ténèbres accourront aussi sec et planteront leur dard dans sa moelle : impossible alors d’espérer un héritier.
Le soir, pas question non plus de malaxer un chewing-gum. Les mâchouilles réveillent les morts et brinquebalent leurs squelettes : si la gomme est sans sucre, on aura droit aux os chantants des diabétiques. On ne coupera pas non plus ses ongles, car la kératine creuse les tombes et retourne les pissenlits.
Dans les toilettes, la consigne est entendue : Zina et Malik restent muets, aussi bien assise que debout. C’est que, pudiques à mort et ne pouvant sagement entrer dans les vécés, leurs anges protecteurs laissent le diable à portée de serrure. Or la règle, en pareil endroit, est clairement établie : quand Satan entend la voix des pisseurs, les chiottes deviennent son terrain de jeu.
Arrivé dans la chambre, le couple se croit à l’abri. Sottise : c’est dans le secret de l’alcôve que l’affaire se corse. Quand Zina la libertine fait sa balade déculottée, le djinn boursoufle et l’accompagne sous le drap… On dit alors que pour l’en faire sortir, il lui faudra devenir plus laide qu’une harpie. « Mais comment saurais-je que ma femme est sous son emprise ? », s’inquiète Malik. Rien de plus simple, affirment les auspices : « Quand le soir, la greluche est grave belle, que tu la kiffes mais qu’elle te donne le dos, c’est qu’il y a une couille. » À l’époux alors, une seule issue : filer sur le canapé et se faire bien mou. En effet, il n’y a rien de plus dangereux que de cocufier un démon !
Nez qui pique
De corps, il est très souvent question dans les superstitions. Le matin, au réveil, Zina renoncera à enjamber son grand bébé (et vice-versa), sinon elle l’empêchera de grandir. Certes, leur croissance est bien terminée, mais pas celle symbolique du couple. S’il est trop tard, elle devra le réenjamber à reculons… ou lui donner la tétée. La paume gauche qui chatouille annonce la ruine. Mieux vaut être démangé par la droite, voire des deux, pour équilibrer le budget. Malik se frictionne alors énergiquement la main puis embrasse ses doigts pour procéder au virement. Des boutons sur son visage, la peau grasse, le teint huileux ? Prévisible car la veille, l’époux a marché sur la jupe de son épouse indisposée – cela conteste au besoin l’oracle qui affirme qu’une femme qui a ses règles ne peut réussir une mayonnaise. L’œil gauche qui papillonne, malheur ; mieux vaut frétiller du droit ; ou des deux, quitte à ne plus rien y voir. Si le sourcil gauche gratte, c’est qu’il a repéré une mauvaise langue ; le droit, une bonne… Un nez qui pique annonce un deuil : pour les allergiques, c’est génocide.
Reste les cheveux. Ils occupent un gros chapitre chez les mordus de signes. Zina fait attention à ne pas les laisser n’importe où : une touffe ou un tif égaré, et c’est le mauvais esprit qui s’en saisit et entre dans sa tête. Son peigne reste dans le double fond de sa trousse : si elle le prête, elle perd sa chance. Il lui est également conseillé de garder sa tignasse au plus long, faute de quoi sa baraka passera au fil du rasoir.
Mais pour l’heure, elle tient plutôt le bon fil. Ses chaussures se chevauchent à l’entrée : à elle une promesse de voyage. Mais motus, car tout projet annoncé tombera invariablement à l’eau. D’ailleurs, si elle est vraiment enceinte, qu’elle se taise jusqu’au renflement du ventre, sinon la malheureuse accouchera d’un démon. « Il me ressemblera alors », plaisante Malik… Mais si c’était lundi, il se serait abstenu de rire sauf à pleurer le reste de la semaine. Dans le monde du maudit, chaque jour a sa peine : le mardi, on évite de se battre, c’est perdu d’avance ; le mercredi, on ne se marie pas ; le jeudi troue les poches : on fait attention à ses sous ; le vendredi, jour des enterrements, on ne lave pas son linge, car les démons s’imaginent qu’on prépare son linceul ; le samedi, on évite de travailler ; le dimanche, les djinns se cachent, on peut les remplacer…
Dans tout le Maghreb, on se dope ainsi aux croyances les plus farfelues. Dont celle-ci croustillante, rapportée par Zina : « On dit qu’un coup de balai sur une femme la condamne au célibat. »
– Généralement, on se marie d’abord, on cogne ensuite, réplique, hilare, son mari.
– Ne ris pas Malik… On dit aussi qu’un coup de balai sur un homme le rend impuissant !
Zina tâte son petit bide.
– Dis-moi, tu te souviens de ce jour où tu me poursuivais dans la cuisine. Je t’ai frappé, n’est-ce pas ?
– Tu t’amusais, femme.
– Les démons n’ont pas d’humour Malik, les démons n’ont pas d’humour…