Dans un ouvrage éclairant, H. Ben Hammouda, N. Oulmane et M. S. Jellab, économistes chevronnés, expliquent pourquoi leurs pairs n’ont pas vu venir la crise et font des propositions pour renouveler une discipline gangrenée par la pensée néolibérale.
Quand la reine d'Angleterre, lors d’une visite à la London School of Economics en novembre 2008, avait posé la question de savoir pourquoi les économistes n’avaient pas vu venir une crise financière de cette ampleur, elle exprimait l’étonnement et l’incompréhension d’une grande majorité de ses sujets. Et au-delà. Trois économistes se sont attelés à fournir une réponse à la souveraine en expliquant les antécédents de la faillite, inéluctable, si l’on juge par l’aveuglement des théoriciens dogmatiques du marché (totalement) libre à l’échelle planétaire.
Hakim Ben Hammouda, Nassim Oulmane et Mustapha Sadni Jallab ont tout d’abord retracé l’histoire de la dégénérescence de la pensée économique politique et sociale en science pure, déconnectée des réalités. Les auteurs, spécialistes des relations économiques internationales, ont ainsi inscrit les interrogations sur la crise de la réflexion économique dans une perspective historique. Ils sont remontés au début du xxe siècle avec l'avènement de l'école néoclassique, notamment de la grande dépression des années 1930 à l'arrivée du keynésianisme qui va dominer la réflexion et les politiques économiques pendant quelques décennies. Ils reviennent ensuite sur l'essoufflement du paradigme keynésien – l’État – providence – avec la montée du chômage et de l'inflation au milieu des années 1970. C'est le moment du retour en force de la pensée néolibérale dans le champ économique, dont certains représentants iront jusqu'à annoncer la mort de Keynes au début des années 1980. Ce radicalisme va déboucher, dans les années 1990, sur une sorte de synthèse pragmatique entre les néokeynésiens et les nouveaux classiques.
Crise… Naufrage des économistes nous invite à un voyage passionnant dans le champ économique à travers les portraits d’acteurs et d’économistes influents et une présentation des débats les plus vifs au cours d’un siècle de réflexion économique. À travers ce parcours, les auteurs mettent en exergue les limites qui seront au cœur des difficultés de la réflexion dans la crise actuelle, dont une faible prise en compte de la dimension financière et de la globalisation et une forte croyance dans l'efficience des marchés et la rationalité omnisciente des agents économiques. Ils n'hésitent pas, dans ce livre grand public, à parler d'« échec de l'imagination collective et de cécité des élites » devant la plus importante crise financière mondiale. Celle-ci a cependant eu pour effet d’ouvrir un débat majeur au sein de la communauté académique, notent les auteurs. Parti de questionnements sur l'incapacité des économistes ou de certains instituts de prévision à prédire la crise, ce débat a aujourd'hui une portée beaucoup plus générale à travers une réflexion sur les fondements des paradigmes et des concepts qui ont structuré la pensée économique depuis des décennies.
L’ouvrage, et c’est tout son intérêt, ne se limite pas à souligner les déficiences de la pensée économique. Il rejoint le débat intense (surtout outre-Atlantique) engagé sur la voie du renouvellement de la discipline en suggérant des propositions qui semblent prometteuses pour une refondation du champ économique. Parmi elles, une plus grande prise en compte des aléas et des comportements irrationnels, que les économistes avaient eu tendance à oublier par le passé, ou un rapprochement entre le monde des économistes et celui de la réalité sociale.
Les auteurs apportent également une contribution utile aux nombreux débats soulevés par la crise. En particulier sur le renouvellement de la gouvernance globale où l'avènement du G20 afin d'assurer une plus grande participation des pays en développement dans la conduite des affaires du monde. Ou encore sur le fonctionnement des marchés financiers et la nécessité de mettre en place les régulations nécessaires afin d'empêcher les phénomènes de fuite en avant qui peuvent déstabiliser de nombreuses économies. Ou enfin sur le rôle de l'État et la place des politiques économiques. La réflexion s'engage aujourd'hui dans la quête de nouveaux équilibres entre l'État, le marché et les institutions dans la gouvernance de nos économies de plus en plus complexes.
Crise… Naufrage des économistes ?
Enquête sur une discipline en plein questionnement,
Hakim Ben Hammouda, Nassim Oulmane et Mustapha Sadni Jallab,
Éd. De Boeck, 233 p., 20 euros.