Après l’innommable embargo imposé par le Conseil de sécurité de l’Onu contre l’Irak, de 1990 à 2003, les démocraties occidentales allaient, croyait-on, tirer les enseignements de cette pratique barbare des sanctions. Barbares, car elles visent théoriquement des dictatures mais touchent en réalité les peuples et les sociétés civiles. L’objectif de cet embargo était de contraindre Saddam Hussein à lâcher sa proie koweitienne. Par la suite, une fois cet émirat « libéré », l’embargo s’est poursuivi en se durcissant, renvoyant le pays, comme l’avait promis peu avant la guerre James Baker, l’ancien secrétaire d’État sous Bush père, à « l’âge préindustriel ».
Il ne s’agissait pas d’une clause de style. Madeleine Albright, qui lui a succédé sous Bill Clinton, a persévéré dans cette voie criminelle. Avec la complicité – et l’impuissance – du reste du monde dit civilisé. Cette fois, la raison – imaginaire –avancée était le non-respect, par le régime irakien de la destruction de son arsenal nucléaire, chimique, biologique et balistique. Mais le vrai objectif, non avoué car non conforme à la charte de l’Onu, était le renversement du régime.
En 1995, alors que l’Irak avait souscrit à toutes les conditions du Conseil de sécurité, ces sanctions auraient dû être levées pour épargner à la population tant de souffrances. Mais Albright, qui n’était alors qu’ambassadrice des États-Unis auprès du Conseil de sécurité, n’en a eu cure. À la journaliste américaine Leslie Stahl qui lui demandaitsi« le maintien de ces sanctions valait la mort de 500 000 enfants irakiens », elle a répondu crûment : « C’est un choix très difficile, mais nous pensons que ce prix à payer, oui, en valait la peine. » Elle le regrettera plus tard mais, entre-temps, le bilan s’était alourdi pour atteindre un million et demi de morts irakiens ! Le comble, c’est que toutes ces panoplies de sanctions criminelles n’ont nullement ébranlé le régime, qui ne sera renversé en 2003 qu’avec l’invasion américaine. Laquelle a alourdi le bilan sans pour autant ramener la démocratie, la sécurité et la prospérité au peuple…
Peu de de sanctions ont atteint leur objectif. Souvent imposées au nom du noble combat pour le triomphe des valeurs de liberté, de démocratie et des droits de l’homme, elles créent, dans la pratique, les effets contraires. En Irak, les sanctions ont abouti à la disparition des classes moyennes, les seules à même de s’opposer à la dictature, et à l’écrasement des couches les plus marginales de la société. Elles sont aujourd’hui une arme politique, économique et idéologique pour soumettre des régimes récalcitrants ou rebelles. Comme par hasard, ces sanctions épargnent toujours les États alliés de l’Occident, quel que soit leur bilan effroyable en matière de respect des droits de l’homme. Le cas d’Israël est à cet égard édifiant. Non seulement aucune sanction, aucun boycott n’est toléré, mais ceux qui cherchent à les appliquer sont lourdement sanctionnés. Les militants du collectif Boycott, désinvestissement, sanctions (BDS) en savent quelque chose.
Les pays occidentaux ont poussé leur logique jusqu’à menacer l’Unesco de retrait pur et simple ou gel des participations financières si cette organisation vote à la majorité de ses membres l’adhésion de la Palestine comme membre permanent. Catherine Ashton, qui fait office de ministre des Affaires étrangères de l’Union européenne, a promis à l’Autorité palestinienne de voter pour son adhésion à l’Onu comme simple État observateur si le nouvel État s’engage à ne pas poursuivre Israël et les colons israéliens devant la Cour pénale internationale. Une cour dont la vocation est de ne juger que les chefs d’État considérés comme parias par l’Occident.
Cette même Europe a pris, ces derniers mois, huit séries de sanctions contre le régime syrien qui touchent directement les citoyens dans leur vie quotidienne, et pousse le régime à se durcir. Ces sanctions, nous dit-on, sont ciblées et visent des hommes d’affaires proches du régime. Mais ils dirigent des sociétés qui emploient des centaines de milliers de personnes risquant de perdre leur emploi du fait de ces sanctions. Celles-ci touchent également de plein fouet le système bancaire (embargo sur les armes – que la Syrie n’achète pas –, les livraisons de pétrole, les nouveaux investissements dans le secteur pétrolier et la fourniture de billets de banque imprimés en Europe, gel de certains avoirs, restriction des visas pour certains liés au régime). D’autres sanctions sont déjà en gestation à Bruxelles.
Les États-Unis avaient déjà interdit les transactions en dollars et l’utilisation des cartes Visa et Master Card. Sans parler de l’interdiction de vente d’avions de transport civil et la fameuse loi votée en 2003, dite Syria Accountability Act, qui prévoyait l’interdiction des exportations vers la Syrie, le gel des activités menées par des sociétés étasuniennes dans ce pays, l’imposition de restrictions à l’encontre des diplomates syriens en mission aux États-Unis, l’exclusion de tout appareil syrien de l’espace aérien étasunien, le gel des avoirs syriens aux États-Unis, la réduction des contacts diplomatiques.
Les pays occidentaux qui pratiquent désormais à la légère ce genre de sanctions savent pertinemment qu’elles sont nuisibles mais non productives. Ce faisant, ils pensent surtout infléchir la politique des pays qui en sont les victimes. Dans le cas de la Syrie, ce qui compte n’est pas arrêter le bain de sang, mais c’est amener ce pays à rompre avec l’Iran, le Hezbollah et les Palestiniens. Sans contrepartie. Une politique qui ne fait que conduire la Syrie à se barricader derrière un rideau de fer – pratique dont elle est coutumière –, tournant le dos à l’Europe, les États-Unis et le Japon qui ont déclaré les sanctions. Effet direct de cette politique : le tout-sécuritaire l’emporte et Damas se tourne vers l’Asie et les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). La Banque centrale inclut désormais le rouble et le yuan dans son bulletin quotidien sur le cours des devises étrangères.
L’exemple de l’Irak et aujourd’hui de la Syrie, tout comme celui du Soudan, prouve à quel point ces pratiques traduisent le degré zéro de la diplomatie. Elles ont largement prouvé leur inefficacité et leur immoralité. Rappelons-nous le boycott imposé contre le pétrole iranien nationalisé par Mossadegh en 1953, le pétrole nationalisé par l’Algérie de Boumediene en 1971, ou encore le pétrole irakien nationalisé par Saddam à la même époque. Sans oublier Cuba qui continue à souffrir de l’embargo américain unilatéral depuis 1958.
Entre 1945, année de la création de l'Onu, et 1990, le Conseil de sécurité a imposé des sanctions économiques seulement deux fois : contre la Rhodésie en 1966 (aujourd'hui la Zambie et le Zimbabwe), contre l'Afrique du Sud en 1977, d’abord sur l’armement et sur le commerce des matières premières plus tard. Depuis 1990, des sanctions onusiennes, de divers types (armement, commerciales, administratives…) et de sévérité variable, ont ciblé plusieurs pays et mouvements : Irak, Libye, ex-Yougoslavie, Haïti, Somalie, l’Unita (Angola), Rwanda, Liberia, Soudan, Cambodge, Afghanistan, Érythrée, Éthiopie et Iran.
Les mesures de sanctions ou de coercitions économiques ont parfois des effets positifs importants, mais ont plus souvent des effets néfastes sur l'économie et le développement d'une société. Concrètement, elles limitent le droit d'un pays à exporter ou à importer. La souveraineté de l'État ciblé se retrouve limitée, or, c’est un aspect fondamental dans le droit international public. C'est pourquoi les sanctions économiques onusiennes ne devraient être permises qu’en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d'acte d'agression. C’est uniquement dans ce cadre extrême que des sanctions ciblées sont légales et légitimes.
Il y a certes des exceptions. En Afrique du Sud, les sanctions internationales, pour lesquelles nous nous sommes battus pendant trente ans, ont donné, quoique tardivement, des résultats probants contre le régime de l’apartheid. Ces sanctions étaient souhaitées par la majorité de la population. Elles ont contribué à secouer les capitalistes sud-africains qui, après la défaite en Angola ont compris qu'il était temps de ne plus faire confiance à un gouvernement à l’horizon bouché.